Arnaud Macé : L’atelier de l’invisible

L’ouvrage se présente comme un manuel presque scolaire dont l’ambition, assez modeste à première vue, est de proposer un « exercice de lecture des dialogues » de Platon1. Mais lorsqu’on s’y plonge, force est d’admettre qu’il va beaucoup plus loin, ou plutôt, qu’il pousse les exercices jusqu’à leurs ultimes implications.

Proposant de suivre le « fil très simple »2 de la technique des artisans pour nous faire entrer dans « l’atelier des formes » platoniciennes, Arnaud Macé opte de fait pour une lecture très concrète, inédite voire engagée de Platon. Cette lecture présuppose en effet une redéfinition entièrement « pratique » du platonisme où les formes ne sont pas seulement appréhendées comme des conditions d’intelligibilité du réel (idéaux de contemplation) mais aussi, et surtout, comme des « outils » de production et de transformation du réel. Exactement comme le savoir-faire de l’artisan produit, par exemple, des meubles, le philosophe en « manipulant les formes » devient l’artisan des âmes et des cités.

Enfin, là où l’ouvrage nous apparaît tout simplement remarquable, c’est qu’il pose la question de la contemporanéité des dialogues de Platon et contient, sous ses apparences scolaires, l’esquisse d’un véritable programme de travail en vue du « platonisme à venir » (conclusion, p. 137sq.). L’auteur du livre ose ainsi s’aventurer hors de l’académisme universitaire et, notamment, de la philosophie dite « ancienne » – mais peut-être est-elle mal nommée ! – en posant la question de savoir non seulement s’il est possible d’actualiser Platon mais surtout selon quelle méthode et dans quelle intention. L’actualisation, on le verra, se tiendra pour une large part dans l’horizon du politique puisque c’est l’institution d’une intelligence collective que Platon nous invite à penser et à réaliser.

Pourquoi pratiquer la philosophie ?

Lorsqu’on veut « apprendre à philosopher avec Platon » (sous-titre du livre), il faut immédiatement supposer que l’on s’exerce à philosopher dans un certain but. L’ouvrage commence ainsi par définir, selon une forme de métonymie entre l’unité des savoirs et l’unité des dialogues, la philosophie comme amour de tous les savoirs, désir de faire l’unité des expériences humaines en vue d’établir un monde commun. « L’écriture platonicienne » (p. 9) serait ainsi la réponse, sans précédent dans l’histoire grecque, à ce problème de la communication et des échanges entre les savoirs acquis, problème fournissant du même coup l’unité des dialogues eux-mêmes.
À l’instar de Solon, raconté par Hérodote, multipliant ses voyages dans le but de « tout voir » (p. 5), Platon chercherait à produire via le personnage de Socrate pratiquant la philosophie, « l’unité réfléchissante » (p. 138) de son époque et des savoir-faire (tekhnai) que celle-ci met en œuvre. Ce qui implique, corrélativement, de faire de la philosophie, sans solution de continuité avec la tekhnè, l’ouvrière de cette unité.

La technique de l’artisan comme « outil » du philosophe

Macé rappelle que la technique comme « source d’analogies » (p. 7) se trouve déjà chez Homère, notamment lorsque le poète chante la puissance des dêmiourgoi, c’est-à-dire de ceux qui savent œuvrer pour le bien de la cité. Mais Platon va plus loin en ce qu’il prend appui sur le savoir-faire des artisans pour en faire le « modèle même de tout savoir en sa limitation même » (p. 12). Avant de développer l’analogie, il convient d’en préciser la fonction. Pour Macé, elle a essentiellement un but pratique et politique puisqu’elle vise à destituer la démocratie athénienne et son critère du nombre ou de la majorité. De ce point de vue, ce serait un « contresens » de croire que les dialogues socratiques sont isomorphes à « l’esprit démocratique » (p. 20). Au contraire, Socrate rompt avec la démocratie athénienne lorsqu’il interroge ses contemporains et compare leur prétendu savoir de la vertu ou de la politique au savoir-faire de l’artisan ou du médecin. Où l’on voit que l’utilisation de la technique des artisans est motivée par un esprit polémique et réformateur puisqu’elle offre à Socrate les moyens de mettre en question le relativisme des valeurs des assemblées démocratiques de son temps : « Faire de la vertu une compétence technique, c’est en outre priver l’assemblée démocratique d’un sujet de discussion qu’elle tenait à ne pas considérer comme spécialisé, en proclamant tout un chacun également compétent en cette matière » (p. 23).

Le leitmotiv : transposer la méthode des artisans en philosophie

Le leitmotiv du livre consiste, on l’a dit, à se servir de la méthode des artisans comme d’un outil pour apprendre à saisir et « maîtriser » cet « objet central de la philosophie de Platon » (p. 14) qui est la forme.
Si l’ouvrage se veut pédagogique, c’est donc en ceci qu’il prend appui sur le connu (la production des artisans) pour aller vers l’inconnu (les formes). Pour ce faire, deux grandes sections sont proposées dont l’unité repose sur « la transposition de la méthode des artisans dans la philosophie » (Ibid.). Les deux méthodes, artisanale et philosophique, ont en effet en commun de travailler d’après l’invisible car l’artisan, comme le philosophe, agit et pense tourné vers la structure des choses (la forme) qu’on ne peut ni voir ni toucher. Ce serait donc un contresens de croire que la transposition soit simplement d’ordre métaphorique ou symbolique puisqu’il y a bel et bien congruence entre l’artisanat et la philosophie. En ce sens, l’atelier de l’artisan est lui aussi « un atelier de l’invisible ». Reste à comprendre ce que manie le philosophe et selon quel art.

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Dans le premier moment, l’auteur propose d’orienter sa lecture des dialogues depuis le travail de production de l’artisan jusqu’à l’art dialectique de division et de rassemblement propre au philosophe (Partie I). Puis, cherchant à approfondir la méthode des artisans, la deuxième partie développe l’art de la dialectique comme un art du mélange et de la mesure offrant au philosophe l’instrument de compréhension et de transformation de la réalité psychologique et politique (Partie II). Sans pouvoir reprendre l’ensemble des développements, nous soulignerons quelques-uns des moments forts de chaque partie.

PARTIE I : de l’atelier des artisans à celui de Platon

L’impression que nous a donnée la lecture de la première partie est d’assister à la construction d’un édifice. Brique après brique en quelque sorte, la dialectique prend forme – sans jeu de mots – sous nos yeux. En effet, Macé procède astucieusement en compliquant un schéma de structure triangulaire qui commence par établir les trois pôles de la production artisanale pour aller vers l’établissement du « losange paradigmatique » (p. 33 sq.), on y reviendra, servant d’outil invisible au dialecticien.

Le test de compétence technique

C’est en partant de la mise en contexte très pratique de l’interrogation socratique qui recherche « un indice » (tekmerion) pour juger et décider des choses que la première partie commence. Ce qui donne lieu à un premier schéma analytique triangulaire où l’indice recherché permettrait de voir (apoblepôn) dans une chose (ou une action) la ressemblance avec un modèle au sens d’une forme (idea), que ce soit la piété, le courage etc. La recherche d’un tel indice conduit Socrate à proposer ce que Macé nomme « un test de compétence technique » (p. 23) où c’est finalement l’homme capable de définir qui est aussi le plus capable de produire ce dont il parle. La recherche de l’essence n’est donc pas seulement théorique puisqu’elle est productive ou génétique. Ce qui rejoint au fond « cette étrange unité de la théorie et de la pratique chez Platon » (p. 44) qui constitue un des axes directeurs du livre.

L’invisibilité de la puissance

La lecture des dialogues se poursuit en élucidant ce que sait l’artisan pour ensuite transposer ce type de savoir dans le domaine des choses morales. Il s’agit par conséquent de construire les termes de l’analogie entre tekhnè et philosophie pour l’appliquer, comme un modèle récurrent, aux dialogues et en tirer des exercices dialectiques de définition.
Pour reconstruire les termes de l’analogie, Macé interroge tour à tour l’origine de l’art chez Platon et son objet spécifique. L’art étant une puissance (dunamis), sa qualité essentielle réside dans une capacité de faire, d’agir et de transmettre en vue de réaliser une fonction déterminée (ergon) dans une matière3. La clef de lecture de Macé repose ici sur « la compréhension du concept fondamental de la philosophie platonicienne de la technique, celui de fonction (ergon), dont est dérivé le concept d’excellence (aretê) » (p. 27). En effet, cette compréhension justifie à elle seule la transposition de la méthode artisanale en philosophie du fait que Socrate, selon « une approche technique des problèmes humains » (p. 37), assimile la vertu à l’aretê et, par suite, déduit l’excellence morale de l’excellence technique. Ajoutons que parler de puissance, c’est déjà parler de ce qui « se retire de toute visibilité » (p. 29) étant donné que la puissance n’est ni visible ni tangible mais s’effectue dans des actions. Les « premiers pas » vers l’invisible sont donc déjà accomplis avant d’en arriver aux objets de l’art, les formes.

Le triangle paradigmatique

S’appuyant essentiellement sur Cratyle et République X, Macé schématise le cas de la production artisanale à l’aide d’un triangle isocèle où les deux angles de base (le regard et les objets produits) rejoignent le sommet principal qui est la forme. Rien ne sert donc d’hypostasier la forme avec une majuscule puisqu’elle désigne simplement le « patron » (Ibid.) ou la structure, comme on voudra, du moment que l’on entend par forme l’unité qui préside à la production d’une multiplicité d’objets de même nature comme des lits ou des tables. Fort de ce modèle acquis au prix d’un détour analytique par l’atelier de l’artisan, Macé propose des exercices de définition inspirés de nombreux dialogues et, notamment, de l’inaptitude des interlocuteurs de Socrate à réussir le test de compétence ou de définition. Là où le livre est astucieux, c’est qu’il propose aussi ce test à ses lecteurs, cherchant ainsi à nous faire éprouver et pratiquer les définitions afin que l’on comprenne mieux l’échec d’une définition si elle est trop extensive (« l’homme, c’est un vivant ») ou trop restrictive (« le beau, c’est une belle jeune femme »).

Les opérations du philosophe

La manipulation des formes, quant à elle, comprend des capacités comme celles de savoir les « découper », les rassembler, pour ensuite, nous le verrons, déterminer leur juste proportion dans le « mélange » que constitue le réel (cf. Partie II).
Mais encore une fois, l’analogie avec les arts permet à Macé de rendre la dialectique platonicienne effective et vivante. Installant sa pratique dans « l’établi des formes », il s’agit de tirer, une à une, les règles de la méthode de l’artisan philosophe : « ne pas être trop pointilleux sur les mots », « suivre la bonne couture », « ne pas sauter les intermédiaires », « ne pas couper en petits morceaux » (p. 67 sq.) etc. Comme il est précisé dans le Philèbe, la dialectique doit « faire en quelque sorte le juste compte des articulations » et c’est pourquoi, là aussi, Macé accompagne les règles de leur mise en pratique dans les dialogues, notamment Sophiste, Politique et Phèdre. Dialogues qui ont la réputation d’être difficiles – oserait-on dire techniques ! – mais qu’on trouve ici exposés sous un aspect finalement très concret. Par exemple, Macé se plaît à citer l’étranger du Politique lorsqu’il reproche à Socrate d’être allé trop vite dans la division des techniques d’élevage (hommes et les autres bêtes), préférant quant à lui la division par moitié pour être plus juste. Ce que Macé comprend comme une double exigence dialectique : « C’est donc très clair, l’étranger associe ici une exigence méthodologique quantitative (mieux vaut faire des moitiés que des petits morceaux) à une exigence de faire coïncider la découpe avec des articulations réelles » (p. 68). La clarté du propos provient également des emprunts à la théorie des ensembles (inclusion, exclusion, union, intersection) que Macé sait mettre judicieusement au service de la dialectique platonicienne (faire des lots ou des tas, couper au milieu…).

PARTIE II : la philosophie « au grand large »

En comparaison de cette seconde partie de l’ouvrage, la première n’avait finalement qu’une fonction protreptique puisqu’il s’agit maintenant d’aller « au grand large » (p. 15) c’est-à-dire de faire jouer le modèle artisanal sur la scène philosophique (Héraclite, Empédocle, Zénon, Parménide). Le modèle technique du savoir va désormais servir à répondre aux problèmes fondamentaux de la philosophie comme l’être, le cosmos, l’âme ou encore la cité. Ce qui donne lieu à trois chapitres, plus ou moins autonomes où le modèle artisanal désormais à l’arrière-plan, se trouve convoqué dès que la lecture suscite des difficultés. Prenons deux exemples.

Dans la lecture du Parménide, le triangle paradigmatique – « notre outil préféré » (p. 82) – intervient pour saisir la communication entre les formes et la matière. Contre l’éléatisme ou « les partisans de l’unité » (p. 76), Platon défend, selon Macé, une « philosophie du multiple » (Ibid.) où la réalité se trouve conçue comme un mélange et s’organise selon des degrés d’être : les navettes produites par l’artisan ont donc bien un être mais il est contingent (objet d’opinion droite) – une navette pouvant se briser et retourner au non-être – tandis que seule la forme de la navette est nécessaire (objet de science). Autre exemple : le Timée célèbre « la victoire philosophique de l’artisan » (p. 96) puisque c’est l’hypothèse artisanale d’un démiurge qui explique l’origine de l’univers et des âmes. La technique comme « art du mélange » est donc corrélative de la technique comme « art de la mesure » : le démiurge, en combinant les formes selon leur juste proportion, institue un ordre du monde qui va servir de modèle pour comprendre la composition psychique de l’âme et donner au philosophe-artisan les moyens de la transformer.

Un hédonisme technicien

La visée de la philosophie platonicienne n’est donc pas contemplative mais pratique et c’est d’ailleurs l’un des motifs sous-jacents du livre que d’affirmer cette dimension à la fois transformatrice et immanente du platonisme. Ce qui conduit Macé à défendre l’idée que l’« intellectualisme moral » (p. 109) chez Platon doit ouvrir la « voie vers un véritable hédonisme » (p. 115) qu’il propose de nommer un « hédonisme technicien » en ce qu’il repose sur l’art (tekhnè) de la mesure véritable. En opposition à « l’hédonisme aristocratique » d’un Calliclès (poursuivre tout plaisir), l’hédonisme défendu par Socrate se situe dans le prolongement de l’hédonisme populaire (il existe des plaisirs bons et des plaisirs mauvais) mais fournit une technique de la mesure (mêtretikê tekhnê) permettant seule de donner « le maximum de plaisir ». Macé propose d’ailleurs une lecture assez originale de la métrétique puisque, selon lui, mesurer signifie « abolir la perspective » (p. 113) ou « la puissance de l’apparence », celle-là même qui fausse nos évaluations et « affecte notre vie morale » pour en faire « un trompe l’œil » (p. 106 ). Toute notre vie psychique étant naturellement orientée par la profondeur de champ des plaisirs et des douleurs (anticipés), les conflits dans l’âme proviennent en réalité des apparences de plaisir et de peine qui faussent ainsi nos calculs. De même, les arts d’imitation introduisent chez le spectateur des perspectives erronées à cause de la « privauté affective » (p. 111) qu’ils favorisent, ce qui explique que Platon veuille aussi les réformer.

Des pouvoirs de l’âme aux différentes politeai

En défendant un platonisme hédoniste et technicien, Macé s’écarte ainsi très franchement du platonisme scolaire qui y voit au contraire une forme d’ascétisme luttant contre l’irrationalité des désirs. Pour justifier un tel renversement, la tripartition bien connue de l’âme fait voir en réalité trois puissances ou « ingrédients de l’âme » exprimant à chaque fois un mode distinct de désir et un « plaisir spécifique » (p. 121), ce que confirme la typologie de République IX (philokhrêmatos, philotimos et philosophos). La vertu ou l’excellence (ergon) résulte dès lors, comme un « effet de structure » (p. 125), de l’art de mesurer et d’ordonner les puissances de l’âme et, conformément à l’analogie entre l’âme et la cité, on trouve ce même pouvoir de transformation dans la genèse psycho-politique des différentes politeiai en République VIII et IX. La lecture qu’en propose Macé repose essentiellement sur « l’impossibilité de rester dans la balance des pouvoirs » (p. 126), ce qui explique qu’une cité, comme une âme, ait besoin d’être commandée. Contrairement encore à une idée reçue, Platon n’est donc pas contre la liberté et pour la domination mais cherche plutôt la façon de « mélanger liberté et autorité » (Lois III) et, finalement, de concilier démocratie et monarchie.

L’ultime étape dialectique

Ce problème de conciliation anticipe déjà la conclusion de l’étude en ce qu’elle ouvre la voie pour « le platonisme à venir » (p. 137, sq.). En effet, si l’intelligence et le savoir doivent dominer alors c’est à l’art philosophique que revient la tâche, via la puissance du discours, de transformer directement nos âmes (Charmide). C’est d’ailleurs sur ce point essentiel que le savoir philosophique se différencie des autres sciences ou techniques, lesquelles comprennent une distinction entre théorie et pratique alors que « ce que l’on produit par l’art moral est très précisément la disposition à produire que l’on possède » (p. 130). Telle est « la puissance du savoir moral » (Ibid.), à savoir le fait qu’elle soit une technique spécifique – peut-être la plus accomplie – puisqu’en elle, le savoir de l’âme la rend directement ouvrière d’elle-même et des autres âmes, en vue de former une cité juste.

En conséquence, l’idée d’une « intelligence collective » constitue pour Macé « l’ultime étape dialectique » (p. 136) en ce qu’elle accomplit politiquement le savoir philosophique compris selon le schème de l’art : trouver une forme d’institution politique capable d’instituer un « savoir partagé » (Ibid.) et former ainsi un espace de libre communication entre les intelligences même inégales.

L’inédit de l’ouvrage : « le platonisme à venir »

La conclusion de l’ouvrage est peut-être ce qu’il a de plus inédit. Sur une quinzaine de pages, Macé développe en effet un programme de recherche dont le but est d’« actualiser une philosophie »(p. 139) en prenant ici « pour matériau le platonisme artisan» (Ibid.) et ses opérations.

Ce qui nécessite d’abord de prendre le contre-pied des partisans d’une actualisation directe et sans précaution du platonisme, que ce soit pour le juger néfaste et dépassé (K. Popper) ou le louer comme s’il offrait la critique la plus radicale de nos démocraties libérales (A. Badiou). Contre ces deux interprétations qui, aussi contradictoires soient-elles, font fi de l’histoire, Macé propose une méthodologie axée sur « le degré de dépendance (d’une philosophie) vis-à-vis des savoirs et des techniques de son temps » (Ibid.), le but étant de « sonder l’existant comme le possible » (p. 150). Respectant ainsi « l’implacable distance de l’histoire » (p. 138), il s’agit donc de mesurer le degré d’actualisation possible de Platon en triant le bon grain de l’ivraie, c’est-à-dire en séparant ce qu’il est possible d’actualiser de ce qui appartient définitivement à un « monde englouti » (p. 139).

Trois possibilités d’actualisation du platonisme

De ce travail critique et programmatique s’ensuivent trois directions de recherche. Premièrement, du côté de « l’opération dialectique » (p. 140, sq.), Macé opte « pour une métaphysique platonicienne aujourd’hui » (p. 144) où la possibilité d’une pensée ou d’un art combinatoire reste entièrement actualisable. On en trouve d’ailleurs les linéaments en chimie (D. Mendeleiev), en biologie (systèmes botaniques) ou encore en anthropologie (P. Descola). Dans cette optique, l’évolution des sciences n’est donc étonnamment pas défavorable à la dialectique platonicienne qui peut du même coup être vecteur d’affinités.

Deuxièmement, on ne peut en dire autant de « l’opération scientifique du philosophe » (Ibid.) où il est impossible de reprendre le platonisme en son ensemble puisque le degré de dépendance par rapport aux sciences de son temps est important (astronomie, musique, géométrie etc.). Néanmoins, il est encore possible de poser, à la psychologie d’aujourd’hui, la question de « l’opération platonicienne d’affirmation de la puissance de la vertu et du savoir réunis » (p. 146) sans préjuger, pour autant, de sa validité. Puis, à travers cette opération, se pose également la question de la santé psychique comme on la trouve retravaillée aujourd’hui, par exemple, en psychologie du travail (C. Dejours).

Enfin, là où la dépendance vis-à-vis du contexte est peut-être la plus forte, c’est du côté, troisièmement, de « l’opération méta-scientifique ou politique » (p. 147), et ce à cause de la différence de structure importante entre démocratie antique et démocratie moderne. Reste néanmoins la possibilité de « conserver » (p. 150) la question platonicienne de l’intelligence collective, on l’a vu, et d’imaginer des « collectifs humains » (Ibid.) où de nouveaux mécanismes de décision collective puissent faire droit aux intelligences de chacun et, par suite, transformer notre existence politique.

La tension interprétative

Sans remettre en cause cet excellent livre d’Arnaud Macé, nous voudrions souligner, pour finir, la tension interprétative que soulève implicitement une lecture aussi iconoclaste de Platon. Il faut en effet rappeler que Macé s’écarte nettement – du reste sans s’en expliquer vraiment, ce qui est une objection qu’on pourrait lui faire – de lectures qui, sans être académiques, insistent a contrario sur la rupture entre technique et philosophie chez Platon. Nous pensons en particulier à deux auteurs.

Après avoir souligné le « fréquent appel qui est fait, au cours des dialogues, à des exemples empruntés aux techniques »4, Jean-Pierre Vernant ajoute que l’on trouve chez Platon « le souci de séparer et d’opposer l’intelligence technique et l’intelligence, l’homme technique et son idéal d’homme, comme il sépare et oppose dans la cité la fonction technique et les deux autres (…) »5. Cette opposition entre deux formes d’intelligence, technique et philosophique, se cristallise, selon Vernant, dans l’opposition entre sophistique et philosophie6.

Dans un autre horizon cette fois, puisqu’il s’agit de réhabiliter la question de la technique en philosophie, Bernard Stiegler conteste, quant à lui, la rupture entre philosophie et tekhnè qui grève toute l’histoire de la métaphysique et dont il situe la provenance chez Platon : « Pour le philosophe (sous-entendu Socrate), le technicien, qui dispose sans doute d’un savoir, que l’on appelle aujourd’hui savoir-faire et que les Grecs nomment tekhnè, n’est pourtant pas capable d’expliciter ce savoir-faire et, en cela, il dispose de faux savoir générateurs de faux-semblants, bien qu’il s’agisse d’un savoir réel, puisque efficace »7.

Ces deux optiques permettent, d’une part, de mesurer le renversement de lecture opéré par Macé et, d’autre part, de mieux préciser la question qui reste, selon nous, en suspens. Jusqu’où exactement va l’analogie entre philosophie et tekhnè chez Platon et si, comme on l’a vu, il y a congruence entre les deux, ne serait-ce que parce qu’elles travaillent sur l’invisible, s’agit-il alors encore d’une analogie ? Sur ce point, Macé affirme clairement qu’« à la question de la définition socratique l’artisan sait répondre » (p.75). Cela suppose donc une connaissance artisanale de la forme dont la nature n’est pas précisée : s’agit-il d’une connaissance immédiate et noétique ou d’un savoir discursif ? En d’autres termes, l’artisan intuitionne-t-il la forme ou est-il capable de la dire ? À ce sujet, une analyse de l’activité mimétique du poète – question très controversée chez les commentateurs8 – eut été éclairante puisqu’elle engage le statut ontologique de la production artisanale, mais elle n’est pas vraiment été abordée dans ce livre. Il est clair que cette question n’affaiblit pas le propos du livre mais rappelle seulement la tension entre philosophie et technique chez Platon que le livre a presque réussi – et c’est paradoxalement là aussi qu’il convainc – à gommer. Il nous semble en outre qu’elle pose la question du langage et d’une possible communication entre les membres d’une même société et rejoint ainsi le problème politique de l’intelligence de l’intelligence collective qui traverse et achève le livre.

Saluons, pour conclure, la jeune et petite maison d’édition è®e, au style raffiné et sobre, qui prend le risque d’aller un peu contre le temps, en publiant des livres originaux et engagés comme ici celui d’un spécialiste de Platon qui, rappelons-le, a le souci de sa transmission et de son actualisation9

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  1. A, Macé, L’atelier de l’invisible. Apprendre à philosopher avec Platon, éditions è®e, Paris, 2010, p. 139
  2. Ibid., p. 10
  3. Rappelons que la thèse d’Arnaud Macé portait sur la puissance chez Platon, voir : A, Macé, Platon, Philosophie de l’agir et du pâtir, Sankt Augustin, Academia Verlag, 2006
  4. Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, La découverte, Paris, 1996, p. 269.
  5. Ibid.
  6. Sur ce point, voir l’interprétation que propose Macé du Gorgias qui repose entièrement sur la puissance in A, Macé, Gorgias, Ellipses, Paris, 2003
  7. Bernard Stiegler, Philosopher par accident, Galilée, Paris, 2004, p. 29
  8. la question étant celle du statut de la participation, elle implique aussi celle de savoir si la technique de l’artisan est mimétique ou non. Voir : Jean-François Pradeau, Platon, l’imitation de la philosophie, Aubier, Paris, 2009, p. 280 sq.
  9. voir : http://www.editions-ere.net/
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