Carla di Martino : Ratio particularis

Avec Ratio Particularis1, Carla Di Martino nous propose un livre qui, en dépit de son titre latin, n’a rien du délit d’initiés. En effet, l’ouvrage traite de questions qui n’intéressent pas seulement le cercle restreint des spécialistes du moyen Âge. Concis, mais précis, ce dernier a l’ambition des grands. Comme son titre l’indique assez clairement, il s’agit d’abord d’un travail sur le concept de « raison particulière », ou raison sensible. La troisième partie, thématique et synthétique, parachève l’étude historique de concepts tels que la sensibilité par accident, la mémoire, la connaissance spirituelle, et la connaissance réflexive de soi. Il est possible de dégager trois enjeux majeurs qui parcourent l’intégralité de cette enquête.

A : La raison particulière comme source de l’unité psycho-physique de l’homme

Notant à juste titre le déséquilibre des études philosophiques en faveur de l’intellect et de la théorie de la connaissance2, C. Di Martino tente de remédier à cette tendance inflationniste en rendant à la connaissance sensible ses lettres de noblesse. Puisque percevoir n’est pas savoir, ce qui fait la nouveauté de son projet est de découvrir, au double sens de dévoiler et de trouver, un domaine entre la sensation corporelle et la pensée intellectuelle. C’est sur cette terra incognita que se construit son propos qui développe une théorie des sens internes : sens commun, imagination, mémoire, et raison particulière. Cette dernière, généralement désignée comme raison inférieure par rapport à la supériorité de l’intellect, fait l’objet d’une véritable réévaluation. C. Di Martino en explique le rôle (produire des intentions générales à partir des particuliers) et la fonction, qui est de permettre à l’homme de s’orienter dans le monde et de répondre aux urgences pratiques.

Cette faculté discursive et sensible est dans une position certes inconfortable, car elle se trouve en équilibre entre la sensation d’une chose singulière et l’intellection des universaux. Mais cette tension inhérente est positive, puisque la raison particulière est une puissance sensible de connaître, et qu’elle assure par là la jonction de la perception et de la connaissance. Celle-ci réalise la continuité du processus cognitif et apparaît par conséquent comme une faculté nécessaire garantissant l’unité psycho-physique de l’homme, composé d’un corps et d’une âme intellective. A la fois proche dans son propos des interrogations des neurosciences et de la philosophie de la psychologie, mais éloigné de celles-ci par la terminologie médiévale employée qui peut sembler quelque peu obsolète, Ratio Particularis montre que la pensée sensible a un siège anatomique et biologique et qu’elle est localisée dans le ventricule central du cerveau. L’ouvrage développe alors l’idée que l’intelligence humaine s’enracine en partie dans son corps.

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La question, à laquelle répond C. Di Martino en filigrane, est celle de la différence spécifique entre l’homme et l’animal, que son étude appelle à nuancer. En effet, l’animal s’oriente lui aussi dans le monde et il sait intuitivement ce qui est bon ou nuisible pour lui. L’exemple, donné par Ibn Sîna, de la brebis fuyant le loup est probant car il illustre parfaitement le fait que les animaux possèdent également des intentions générales des choses et qu’ils sont naturellement et spontanément capables d’évaluer les circonstances qui les entourent. On risquerait de conclure qu’en ce qui concerne les sens internes, du moins, il n’y aurait pas de différence essentielle entre les âmes animales et humaines. Cependant, Ibn Rushd montre que la finalité de l’homme est de penser et que toutes ses puissances sensibles sont donc orientées à cette fin. Certes, il se distingue par là d’Ibn Sînâ en posant une différence structurelle d’articulation et de complexité entre les âmes humaines et animales3. Mais Carla di Martino, en suivant les arguments des deux auteurs et les termes de leur débat sur la distinction entre l’estimative animale et la cogitative humaine, établit aussi que dans leur problématique, l’homme se voit pleinement restituer la pensée sensible, spirituelle et affective – cette part de lui-même qu’il avait toujours affecté de mépriser, dans sa volonté de se distinguer radicalement de l’animal.

B : Naissance de la psychologie en terre d’Islam

L’intérêt de ce livre repose enfin sur deux enjeux, étroitement corrélés, mais qui ne se recouvrent pas absolument. Ces derniers sont clairement formulés dès l’introduction4. En effet, C. Di Martino expose l’apport spécifiquement arabe à la psychologie aristotélicienne. L’analyse attentive du Kitâb al-nafs d’Ibn Sînâ5, et du Kitâb al-hiss d’Ibn Rushd6, ainsi que leur confrontation patiente à la lettre même du texte aristotélicien, permet de dégager les innovations conceptuelles propres aux philosophes arabes. C’est ce que confirme le souci minutieux apporté au lexique, et tout particulièrement au concept d’intention (ma’nâ)7. C. Di Martino sait éclairer les points de désaccord entre les deux auteurs sans jamais les minorer, ni les réduire. Ceci pare à une éventuelle critique qui consisterait à lui reprocher d’avoir passé sous silence ces divergences pour mieux lire la psychologie arabe comme un tout uniforme, ou unifié.

Pourtant, un point de convergence indéniable ressort de l’analyse menée dans les deux premiers chapitres, consacrés à Ibn Sînâ et à Ibn Rushd. En effet, tous deux tentent de systématiser, de totaliser et d’unifier la théorie de l’âme afin de l’établir en tant que science autonome, là où elle n’était encore pour le Stagirite qu’un prolongement de la physique. Il semble bien dès lors que la psychologie en tant que telle soit née en terre d’Islam, c’est pourquoi l’auteur intitule sa première partie : « L’origine de la doctrine des sens internes dans la science psychologique arabe ».

De la sorte, la thèse défendue dans l’ouvrage s’affirme avec force. Cette dernière justifie la stratégie méthodologique adoptée qui consiste, d’une part, à suivre l’évolution historique des concepts, et d’autre part, à déployer une exégèse philologique soignée et puissamment argumentée à l’intérieur de chaque partie  l’auteur attestant par là d’une très grande érudition et de la maîtrise parfaite de trois langues anciennes, le grec, le latin, et l’arabe classique. L’analyse de la raison particulière ou de la cogitative permet à Carla Di Martino de montrer, par le jeu des renvois et des traductions, que les philosophes et théologiens latins empruntent directement aux théories de l’âme d’Ibn Sînâ et d’Ibn Rushd. Les doctrines des sens internes d’Albert le Grand et de Thomas d’Aquin se fondent sur celles de leurs prédécesseurs arabes. Les latins ont puisé aux sources arabes pour irriguer leurs pensées. Ceci est particulièrement prégnant en ce qui concerne les ma’nânî, devenues les intentiones latines, ou encore le statut de l’imagination et de la mémoire8.

Ce faisant, il apparaît que les latins sont des lecteurs attentifs des arabes puisqu’Aristote n’est pas l’auteur véritable de la notion de raison particulière qu’ils réinvestissent dans leurs commentaires. C. Di Martino traite d’Augustin et relève l’influence de sa théorie du spiritus comme intermédiaire, dont les traces sont particulièrement manifestes chez Albert le Grand9. Cependant l’évêque d’Hippone reste une bien mince cheville ouvrière au regard de la dette que les théologiens latins du XIIIe siècle ont à l’égard des arabes. C. Di Martino établit de manière définitive que la psychologie s’est constituée au moyen Âge arabe, et que les latins en sont les successeurs, les continuateurs et les héritiers. Ceci fait de son livre un outil précieux et une lecture particulièrement enrichissante.

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  1. Carla Di Martino, Ratio Particularis, Doctrine des Sens internes d’Avicenne à Thomas d’Aquin, Paris, Vrin, 2008
  2. Introduction, p.13
  3. op. cit., pp.55-58
  4. op. cit. p.23
  5. Le kitâb al-Nafs est le VIème livre de la Métaphysique du Shifa d’Ibn Sînâ, l’Avicenne latin, et correspond à un commentaire du De Anima d’Aristote.
  6. L’Epitomé au De Sensu, de l’Averroès latin. Notons au passage le parti pris dans le choix de conserver la version arabe des titres et des noms des auteurs, mais aussi dans le choix des éditions utilisées.
  7. Notamment pp.34-39, pp.104-118 et pp.128-131. L’analyse des ma’nânî reste cependant le fil conducteur de l’étude.
  8. Notamment aux pages 74-80 où est développée la distinction entre imagination et phantaisie, ou encore les pages 90-91 qui insistent sur le passage d’une mémoire conçue comme trésor des intentions à une mémoire-temps.
  9. En particulier aux pages 65-68 et p.140.
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