David König : Jacob Böhme

1. Une introduction à la vie de Jacob Böhme

Avec cette biographie du théosophe Jacob Böhme, David König1 nous propose un parcours très agréable, qui lève le voile sur ce mystérieux cordonnier né vers 1575 et mort en 1624 dans ville de Görlitz en Haute-Lusace. L’auteur insiste au préalable sur la modestie de son propos : il ne s’agit pas de présenter l’oeuvre, mais de rassembler et recontextualiser tous les éléments que l’on a pu savoir, rapporter ou vérifier sur la vie qu’a menée Böhme. Ceux qui s’intéressent au statut philosophique de ses écrits se référeront donc de préférence à la thèse de M. König, ou bien aux oeuvres de Böhme lui-même dont le présent ouvrage offre le « Catalogue mystique », ou bien encore en consultant la postérité, avec notamment le chapitre que lui consacra Feuerbach dans son histoire de la philosophie (p. 295) ou enfin la thèse de Koyré. Malgré tout, on peut évaluer grâce à ce travail la manière dont a été reçue cette oeuvre si singulière dans un contexte où la réforme luthérienne commençait tout juste à se stabiliser avant que n’éclate la guerre de trente ans. Cette biographie nous fait comprendre jusqu’à un certain point la manière dont les contemporains reçurent les écrits de Jacob Böhme. Là-dessus, le travail de M. König indique de façon précise et exhaustive les noms et situations de chaque personne ayant pu apprécier, lutter ou aider Böhme à constituer son oeuvre.

2. Objet et déroulement de l’ouvrage

Jacob Böhme, Le Prince des Obscurs, publié aux éditions du Cerf, se présente comme un panorama historique aussi complet que possible, qui prend soin de ne pas alourdir son propos sur un auteur dont on ne sait que fort peu de chose. David König a cependant patiemment rassemblé et recoupé de nombreux éléments épars pour les synthétiser efficacement en suivant la chronologie des événements marquants de la vie de Böhme qui dissipe alors peu à peu les nuées visionnaires dont il est habituellement accompagné. Ce livre est agrémenté de très belles petites illustrations et gravures, photographies de bâtiments, portraits, avec aussi les spectaculaires frontispices des œuvres de Böhme.

Au fil des quelques faits rassemblés par David König, se dessine donc peu à peu le vrai visage de Jacob Böhme, dépoussiéré de son image de Séraphîta en ermitage, et à la lumière de ses responsabilités de père de famille, de sa profession et de ses moyens de subsistance, on est au bout du compte très loin de sa réputation de prophète clamant dans le désert. Mais David König ne cherche pas non plus à ignorer les légendes : il prend le temps de les évaluer pour en déterminer la pertinence à travers le langage ésotérique de l’époque. On apprend ainsi que Böhme eu très tôt la révélation de sa vocation par une prophétie que lui fit un mystérieux client, puis qu’après avoir appris et commencé à exercer le métier de cordonnier, Böhme eu la vision décisive de sa vie à 25 ans où « les yeux fixés sur un vase qui reflétait la lumière, il est entrainé hors de lui jusque dans le centre des choses » (p. 83). A partir de là, le jeune cordonnier rentre dans une période de recherche intérieure dont on ne sait presque rien. Elle durera près de douze ans, avant de s’extérioriser sous diverses notes d’un premier manuscrit intitulé Aurora . Si ses révélations prennent racines dans le luthérianisme en vogue – notamment la traduction de la Bible et Martin Moller son Pastor Primarius (p. 80) -, Jacob Böhme se révèle être plus calviniste dans la gestion de ses affaires, n’hésitant pas, en pleine guerre, à effectuer de périlleux voyages pour son commerce : mais au final – tout autant que ses écrits – la gestion de sa cordonnerie, son trafic de fils ou de vin, révèlent un Böhme peu soucieux des règles de sa corporation qui le mit d’ailleurs à l’amende plusieurs fois pour diverses fraudes ou irrégularités.

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3. Les écrits théosophiques de Jacob Böhme et leurs réceptions

En ce qui concerne ses œuvres théosophiques, Böhme n’a publié de son vivant qu’un seul recueil, Le chemin pour aller à Christ en 1623, un an avant de mourir. L’effet fut le même que lorsque son premier manuscrit – L’aurore naissante– fut mis malgré lui en circulation vers 1612 : il déclencha la fureur du Pasteur de la ville de Görlitz, Gregor Richter, qui fit interdire d’écrire Böhme après l’Aurora, et le fit expulser après le Chemin . Richter n’entra évidemment pas en débat d’idées avec Böhme mais reprit les éructations et les appels au meurtre de Luther lui-même (p. 255) pour en finir avec « l’homme révolté » et « désinfecter » Görlitz des hérésies du théosophe. Ironie du sort, le fils de Gregor Richter fut par la suite un fervent disciple des œuvres de Jacob Böhme ; c’est celui-ci qui fut le premier à publier une compilation des écrits de Böhme en huit volumes ! (p. 273).

Malgré les dangereux procès contre ses deux écrits, Böhme échappa cependant à des châtiments expéditifs. L’une des raisons étant qu’il eut très tôt l’occasion de se faire connaître des milieux cultivés et érudits, et eut ainsi une forme de protection parmi les notables qui respectèrent, admirèrent et ainsi sauvegardèrent son œuvre et sa compagnie autant que possible ; en témoigne notamment son voyage à Dresde auprès de la cour de l’électeur de Saxe pour y demander réparation (p. 260sq) : on y voit un Böhme accueilli avec bienveillance par la noblesse en dépit de son statut social et des anathèmes de Richter.

4. Remarques critiques

Ces rencontres dans ces milieux d’érudits expliquent également les différentes sources d’inspirations et d’études de Jacob Böhme. En effet, le mystère subsiste sur ses années de formation et la façon dont Böhme commença à rédiger ses premiers écrits alors qu’il n’était que simple cordonnier et donc sans culture instituée connue en dehors de sa lecture de la Bible ou des sermons de Moller. David König n’explique d’ailleurs pas vraiment la façon dont s’organise et se présente la science de l’époque et la manière dont la Réforme se met en place, se positionne selon ces connaissances (p.104) ; on est un peu frustré de ce point de vue de ne lire là-dessus qu’un aperçu très général, notamment sur l’alchimie.

De même sur le statut de la vision de Böhme pourtant annoncée au début comme question à élucider (p.16) : nous n’aurons droit qu’à une interprétation rapide à l’aide de « l’intuition bergsonienne » (p. 95sq). Nous étions prévenu, ce n’est pas là un ouvrage de philosophie, mais on regrette cependant que, sur des éléments qui auraient mérités plus d’approfondissements et d’explications conceptuelles, nous n’ayons à la place des analyses psychologiques sur tout un chapitre pour expliquer la reprise de l’écriture de Böhme malgré l’interdiction (p.163 sq et p.178sq) ou les longs paragraphes sur les symptômes mortels de la maladie qui emporta Böhme (p. 277sq).

Bien que l’auteur annonce en avant-propos qu’ « une meilleure connaissance de sa vie permet d’éclairer son œuvre » (p.13), on reste un peu sur sa faim lorsque quelques pages plus loin, il commente ainsi : « La vision de Böhme est bien une explosion. Qu’elle soit d’origine divine ou simplement humaine ne change rien : elle est fondatrice de toute son œuvre, et c’est dans son œuvre qu’il faut en chercher la moelle » (p. 94). La problématique est évidemment classique – surtout lorsque l’on présente la vie et l’œuvre d’un auteur lié à la philosophie, entre d’une part les conditions de possibilités d’une œuvre, et d’autre part la singularité d’une œuvre – mais n’était-il pas possible de montrer comment l’œuvre de Böhme est traversée elle-même par les références d’un savoir ou des formes discursives ? Comment Böhme s’inscrit selon certaines sédimentations de sens ou configurations religieuses, scientifiques, philosophiques etc. et en même temps décale, complète, obscurcit, ou synchronise différemment ces éléments ou principes discursifs par ses écrits? Là encore, M. König répond assez vite à ce qu’il promettait pourtant au départ : « Malgré ses lectures, son œuvre n’est pas le résultat de savantes études, mais le fruit d’une vision. On aurait tort de croire que sa pensée n’est qu’une synthèse réductible à la somme de diverses influences» (p. 144)
Nous n’avons donc que peu de solutions avec cette « vision » qui reluit comme un asile à la docte réponse mystique où « l’Esprit fit sa brèche » (XIX, 10 p. 89) ; même si M. König s’efforce de nous donner les modes d’écriture de Böhme (Cf. p. 197) et la réception de son œuvre, les personnes de son entourage ou futurs disciples et opposants ne semblent pas toujours suffire à situer le propos de Böhme.

Mais ne soyons pas ingrat, David König nous oriente et pointe des éléments de reconstruction entre la biographie et l’analyse stricte d’une œuvre particulière de Jacob Böhme. Là-dessus, on pense par exemple à l’un des inspirateurs de Böhme, Balthasar Walther, qui contribua à sa formation : à cette occasion, un chapitre très intéressant sur la Kabbale juive et chrétienne nous est offert (p. 156sq) et par lequel nous pouvons peu à peu reconsidérer la disposition des différentes références et enjeux problématiques de l’époque.

5. La guerre de trente ans

On sent l’auteur plus à l’aise lorsqu’il aborde les événements politiques et militaires d’une époque traversée par la guerre de trente ans : nous avons alors une bonne mise en perspective, de façon très vivante, à l’image des terribles gravures de Jacques Callot ou Jan Luyken. Il est d’ailleurs assez cocasse que l’histoire ait pu réunir le temps de la bataille de la Montagne Blanche – lorsque les catholiques de l’empereur Ferdinand II écrasèrent les troupes protestantes de l’électeur palatin Frédéric V – Jacob Böhme d’un côté, qui en racontera l’issue dans ses épîtres (notamment LXVII, 4 cf. p. 170sq) et de l’autre René Descartes, engagé auprès du duc de Bavière, le 8 novembre 1620. Après cet événement, les épouvantables développements de la guerre se poursuivent jusqu’à offrir ce que la peste avait donné auparavant : 5 millions de morts en Allemagne. C’est dans cette ambiance d’effondrement et de dévastations que Jacob Böhme écrira pourtant son œuvre immense, au milieu des pillages, des destructions de villes entières, et des exactions fanatiques en tous genres.

6. La postérité

L’ouvrage s’achève sur un chapitre consacré à la postérité de Jacob Böhme ; là encore, David König mentionne les auteurs se réclamant de Böhme plus qu’il n’analyse réellement la pertinence des reprises et inspirations de chaque auteur ; de ce « survol rapide » (p. 297), se mêlent les premiers Quakers, Silesius, Blake, Swedenborg, Newton, Goethe, Louis-Claude de Saint-Martin, Novalis, Schelling, Hegel – selon M. Köning, il reprend de Böhme « l’intuition fondamentale et sa conception de la dialectique » (p. 294)… cela semble un peu trop rapide… – ou encore Tiouttchev, Steiner, Jung et Koyré. On le voit, l’inventaire est vaste et varié mais consiste plus en une accumulation de mentions à approfondir, vérifier ou éprouver qu’en de véritables perspectives. Pour ces recherches, la bibliographie très complète sera un outil essentiel.

7. Conclusion

Nous pouvons saluer dans ce livre, en dépits de tous ses caractères un peu allusifs pour ceux qui voudraient s’initier à la pensée ou aux formes symbolico-théosophique de Jacob Böhme, la clarté et la limpidité d’exposition de David König dans la matière historique et son impressionnant travail de repérage effectué pour faire remonter à la surface tous les noms et œuvres approchés ou consultés par Jacob Böhme afin de traduire, transmettre ou développer ses visions. Il est difficile de débrouiller chez ce genre d’auteur plus proche de Bruno que de Spinoza ce qu’il a voulu « dissimuler en surface » ; mais avec ce très beau livre, nous sommes permis d’en apercevoir les traces et commencer à en remonter le fil avant de plonger sa coupe d’ivresse dans le Sans-fond de l’œuvre de Jacob Böhme.

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  1. David KÖnig, Jacob Böhme, Le Prince des Obscurs, Paris, Cerf, 2017
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