Fabienne Brugère et Guillaume le Blanc (coord.) : Judith Butler, trouble dans le sujet, trouble dans les normes

Trouble dans le sujet, trouble dans les normes, le titre du PUF « débats philosophiques » consacré à J. Butler, n’a rien du jeu de mot un peu facile qu’on aurait pu craindre au premier abord. C’est bien au contraire une formule heureuse qui rend compte du projet de l’ouvrage que les cinq articles qui le composent réalisent. Le volume propose un parcours de l’œuvre fondé sur une perspective de lecture qui donne la priorité à « la question des normes ». Le développement de cette problématique passe en outre par une mise en regard des thèses de J. Butler avec des auteurs – Hegel, Freud, Foucault- qui ont précisément compté dans l’élaboration de sa propre réflexion. Cela permet à F. Brugère et à G. Le Blanc d’assigner un double enjeu au recueil dont ils assurent la coordination : « produire des effets de lecture comparée tout à fait inédits »1 d’une part et, de l’autre, « comprendre en quoi les descriptions philosophiques de notre présent, convoquées dans les différents ouvrages de Judith Butler, suggèrent de nouvelles possibilités de vie, non encore stabilisées mais suffisamment puissantes pour être expérimentées »2. Chacun des cinq articles s’inscrit dans cette perspective qui fait de la question des normes le « centre de gravité » en croisant à chaque fois un thème (le désir, la reconnaissance, l’identification…), un texte (Subjects of Desire, La Vie psychique du pouvoir, Le récit de soi, Vies précaires), un auteur (Hegel et la French Theory, Freud, Foucault…). Or, la pertinence et l’intérêt de l’ouvrage résident précisément dans les trois éléments qui caractérisent l’ouvrage : le pacte de lecture choisi, le projet de confrontation et la cohérence de l’ensemble.

Au centre, un chiasme troublant

L’ouvrage fait de « la question des rapports entre sujet et normes » le « centre de gravité »3 de l’œuvre de J. Butler, depuis son premier travail consacré à Hegel en 1987 jusqu’à Vie et précaire [2005] et au Récit de soi [2005], en passant par Trouble dans le genre [1990], La Vie psychique du pouvoir [1997] et Défaire le genre [2005], sans oublier le texte sur Antigone.
Cette « question des rapports entre sujet et normes » fait référence au rapport d’implication et de constitution réciproque du sujet et des normes caractéristique de notre réel. L’humain ne devient sujet qu’après avoir été assujetti dans une relation d’attachement : il est essentiellement vulnérable. Réciproquement, la norme elle-même n’existe en tant que telle si elle est reconduite effectivement : « d’un côté la norme a une efficacité pratique particulière, elle règle les vies, prélève des régularités, des comportements. D’un autre côté, une norme n’est posée que pour autant qu’elle peut être contestée de l’intérieur d’une vie, introduisant dès lors au problème du bonheur »4. Le rapport du sujet aux normes apparaît dès lors comme une relation troublée, du côté du sujet aussi bien que du côté des normes. Mais, « loin d’être ce qui empêche la productivité de la norme ou le développement de la scène subjective [ce trouble] est au contraire ce qui les favorise »5.

Dans cette perspective de lecture qui donne la priorité au rapport sujet/normes, la question du genre – et plus généralement le féminisme tel que J. Butler l’entend – n’est plus qu’une direction, certes privilégiée, un lieu, certes fondamental, une perspective que l’on peut prendre – ou pas – sur la question des normes et sur le rapport du sujet aux normes. De fait, certaines œuvres de J. Butler seront privilégiées dans les articles du volume. Trouble dans le genre, considéré très souvent – et à juste titre – comme son œuvre majeure, n’est pas au centre des analyses qui s’intéressent en revanche au premier ouvrage – consacré à Hegel – et aux derniers ouvrages où le genre n’est pas forcément le centre de l’analyse. Si la thématique du genre reste extrêmement prégnante, elle est davantage une perspective qui « permet de préciser le sujet comme corps », conduisant à « une analyse du corps sexué qui est situé dans le registre de l’incorporation des normes »6, autrement dit un terrain où s’appréhende d’une certaine manière la question des normes.

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Cette reconfiguration des préséances entre la question des normes et la question du genre rompt avec certaines analyses qui subordonnent la question des normes à celle du genre. Or, le rapport de subordination choisi n’a rien d’arbitraire mais rend compte de la richesse et des enjeux des réflexions butleriennes, en permettant d’aborder l’ensemble des thèses fortes qui structurent sa pensée et qui se comprennent précisément en référence à cette question des normes, ce qui confirme en retour la position centrale de cette problématique dans la réflexion. Outre l’importante thématique du genre, il devient possible et nécessaire d’aborder une autre thématique très féconde : celle de « vie psychique » bien plus vaste que le sujet lui-même et procédant le la « vie hors de soi ». C’est à cet aspect, traité notamment dans La vie psychique du pouvoir, que s’intéressent les réflexions sur la « mélancolie du genre » et sur la « vie hors de soi » proposées respectivement par M. Foessel et G. Le Blanc. Le primat de la question des normes, la centralité que l’ouvrage lui attribue, permet également de dégager des enjeux pratiques et théoriques non négligeables auxquels la thématique du genre ne conduit que parce qu’elle-même s’analyse du point de vue de la question des normes. La réflexion sur la vulnérabilité et l’attachement contribue à dessiner une perspective éthique originale « s’efforçant de répondre à la question de la dépossession de soi dans les registres des relations de pouvoir dans les termes d’une éthique de la formation de soi qu’initie l’interrogation, comment rendre compte de soi, nécessairement en prise avec le récit de soi »7. On renverra cette fois aux articles de F. Brugère, M. Foessel et G. Le Blanc. La réflexion sur les normes telle que J. Butler la mène conduit également à mettre au jour le caractère nécessairement arbitraire du « possible » et du « vivable », ce qui opère comme un traitement critique de l’humain : « [il] ne peut être considéré qu’en position adjective d’un ensemble de rapports de pouvoir qui en spécifient la portée, en attribuant la valeur d’humanité à certaines vies et en la retirant à d’autres »8. L’article déjà cité de G. Le Blanc, celui de M. Foessel et, dans une moindre mesure celui de C. Bouton s’inscrivent dans cette perspective.

Le développement de la problématique vulnérabilité/viabilité

Outre la cohérence de l’œuvre de J. Butler qui émerge dans l’axe de lecture choisi, un autre intérêt de l’ouvrage réside dans la cohérence du recueil lui-même. Chacun des articles s’inscrit dans l’axe de lecture mentionné en proposant une lecture différentielle d’un passage, d’un thème, d’un ouvrage de J. Butler. Mais cette cohérence n’a d’intérêt que parce qu’elle est productive de sens. La cohérence ne se réduit pas ici à une unité thématique et n’a rien d’une « ligne » de pensée. En effet, chacun des articles développe un aspect du rapport sujet/normes, ce qui vient expliciter l’hypothèse de lecture et qui confirme la complexité et la richesse de son traitement chez J. Butler. D’autre part, chacune des contributions garde une spécificité qui permet à chacun des auteurs, après une analyse toujours très précise et très fine des concepts de la philosophe américaine aussi bien que des auteurs abordés, d’adopter une perspective critique (P. Sabot), ou bien de prolonger la réflexion en suggérant par exemple des rapprochements audacieux (F. Brugère). La question des normes et le chiasme auquel elle donne lieu s’exprime dans les termes de la vulnérabilité et plus précisément dans le rapport qu’elle entretient avec la viabilité qui, abordée de tel ou tel point de vue, selon telle ou telle de ses itérations permet de dégager des possibilités de résistance. C’est précisément ce que les cinq articles vont développer. Ils ne « découvrent » pas la précarité, ils travaillent à la prendre en compte, en abordant un thème où elle est particulièrement lisible, en dégageant les problèmes qu’elle soulève et les possibilités d’action. Les analyses consacrées au désir et à la reconnaissance dressent le cadre d’une réflexion où la vulnérabilité du sujet est centrale, ce dont les trois derniers articles vont éprouver les limites et les possibilités de subversion. La vulnérabilité peut être un principe d’action qui rend la notion de sollicitude à sa performativité. La vulnérabilité peut et doit être prise en compte, par opposition au déni mélancolique qui forclôt les positions de pouvoir. Enfin le rapport de la vulnérabilité à la viabilité ne peut critiquer véritablement les rapports de pouvoir que dans la mesure où il prend en compte l’attachement aux normes.

P. Sabot et de C. Bouton reviennent sur la nécessaire intrication du sujet dans les normes et sur le caractère ek-statique du sujet qui émerge à travers la lecture que J. Butler propose du désir et de la reconnaissance hégéliens. « Le sujet qui émerge dans la Phénoménologie de Hegel est un sujet ek-statique, un sujet qui se retrouve constamment lui-même hors de lui-même, et dont les expropriations périodiques ne ramènent pas à un moi antérieur. En fait, le moi qui sort de lui-même, pour lequel l’ek-stase est une condition d’existence, est un moi pour lequel aucun retour à soi n’est possible, pour lequel il n’y a aucune récupération finale du soi perdu » écrit-elle dans la préface de 1999 à Subject of Desire cité par P. Sabot qui commente : « le désir qui reçoit une fonction motrice dans la formation de la conscience, témoigne alors en un sens de cette précarité du Moi (insatisfait et inachevé) en même temps qu‘il constitue la matrice d’une identification et d’une satisfaction possibles à partir du jeu spéculaire de la reconnaissance »9. Le désir est le lieu primitif du chiasme qui se développe dans le jeu de miroir de la reconnaissance. C’est encore à une lecture de Hegel, extraite du Récit de soi cette fois que l’article de C. Bouton nous convie. J. Butler formule une double critique à l’égard de la conception hégélienne – étatique – de la résolution pacifique de la lutte pour la reconnaissance, à partir d’Adorno et de Lévinas. Plus importante est cependant la convergence fondamentale qui les conduit l’un et l’autre à situer d’emblée la question de la reconnaissance sur le terrain éthique au sens large, ce que J. Butler, autrement dit en refusant une interprétation dyadique de la reconnaissance : « nous pouvons observer que dans la Phénoménologie, la lutte pour la reconnaissance n’a pas le dernier mot. […] La lutte pour la reconnaissance telle qu’elle est exposée dans la Phénoménologie est un cadre inadéquat pour penser la vie sociale. Ce qui résulte finalement de cette scène n’est après tout que la vie éthique » (RS, p. 29, cité p. 57). Le sujet est nécessairement ek-statique, ce qui implique de penser la reconnaissance dans des cadres autres que ceux de la dyade et de l’accomplissement libérateur de la conscience.

C’est à partir de ces précisions que les articles suivants peuvent se livrer à une problématisation des rapports entre vulnérabilité et viabilité.

De manière originale et, comme elle le dit elle-même « iconoclaste », F. Brugère posera donc la question de la sollicitude, du souci, puisque c’est bien la vulnérabilité qui est en question dans ce que l’on appelle éthiques du care, une vulnérabilité qui caractérise par ailleurs intrinsèquement le sujet butlerien. Le rapprochement est pourtant paradoxal dans la mesure où ces éthiques « témoignent de l’assignation des femmes, d’un partage culturel des espaces de vie et de travail traversés par les relations de pouvoir »10 que conteste précisément J. Butler. Le rapprochement, au premier abord incongru, conduit F. Brugère à proposer une éthique originale fondée sur l’hypothèse de la performativité de la sollicitude. Prendre la vulnérabilité au pied de la lettre en convoquant les réflexions sur la question – et donc les éthiques du care – permet, grâce à la notion de performance, de dessiner une perspective éthique qui ne reconduise pas un rapport de pouvoir, une institution des genres et qui ne se fonde pas non plus sur un ensemble de présupposés communs – ce qui serait autant de manière de forclore les possibles.

Les deux derniers articles traitent la question de l’attachement aux normes, impliqué dans les processus d’identification qui confèrent la visibilité à certaines vies et en fait des vies dignes d’être vécues ou du moins vivables. Si la prise en compte de la vulnérabilité implique nécessairement la question de la viabilité – ce que développait l’introduction, « cette viabilité est rendue possible par la désirabilité des normes sans laquelle l’assujettissement ne peut être tourné en condition de vie »11 – et nous avons alors affaire à une reprise et à un développement du chiasme qui servait d’axe de lecture. La désirabilité des normes s’accomplit lorsque l’attachement de l’enfant aux normes qui lui donnent place et légitimité s’inscrit dans la vie psychique sous la forme d’un « pôle mental des normes »12 : « la viabilité de la vie est dépendante de la possibilité qu’a une vie d’être assujettie mais aussi de la désirabilité de l’assujettissement lui-même par laquelle l’assujettissement peut trouver une place vivante pour le « je ». La vie n’est donc pas mécaniquement hors de soi au sens où elle serait par là même viabilisée »13. La viabilité ne se comprendrait alors « que dans les limites de l’interpellation qui convoquent le soi sur les différentes scènes de pouvoir »14. C’est à cette complexification du rapport sujet/norme, qui atteint finalement le cœur du problème, que les deux derniers articles s’intéressent en montrant, à partir du thème de la mélancolie qui apparaît comme le destin inéluctable d’un sujet nécessairement hors de soi, comment une pensée de la résistance reste possible, autrement dit, dans quelle mesure la réflexion de J. Butler est une réflexion de part en part politique.

Le thème de la mélancolie est au cœur de l’article de M. Foessel, l’identité de genre le conduisant à développer le concept de « mélancolie du genre » que J. Butler élabore à partir d’une réappropriation de la psychanalyse. Le thème de la mélancolie sert davantage de point de départ pour G. Le Blanc, de faire-valoir dans son argumentation : une fois que l’on prend en compte l’attachement aux normes et la nécessité de cet attachement dans la lisibilité du sujet – qui constitue la première partie de son texte – la mélancolie semble être la seule issue : « il semble que l’issue soit la mélancolie davantage que la contestation »15. En effet, « il n’y a de vie qu’expropriée et sur fond de perte. Une vie hors de soi ne peut alors qu’éprouver la perte des origines comme absence de toute possibilité de relève. C’est pourquoi toute vie est nécessairement mélancolique. La mélancolie ne désigne pas seulement le constat de la perte des origines du soi, elle est plus fondamentalement le constat que la perte est sans réponse et qu’en aucun cas il n’est possible de revenir sur elle »16. Or, loin d’être un obstacle à la contestation, autrement dit à la mise en question critique des institutions du soi, la mélancolie, qui est ici synonyme d’une vie « hors de soi » qui prend en compte sa propre vulnérabilité, est précisément l’occasion de la contestation puisqu’elle « nous précipite dans des modes de devenir qui contredisent non seulement le régime identitaire du moi produit par les règles et les normes mais le cadre de pouvoir lui-même qui fixe ces règles et ces normes »17. A l’impossibilité d’un récit des origines qui se déploie en mélancolie et qui fonctionne comme contestation passive, se superpose une contestation active grâce à un usage tactique du récit de soi. Il ne s’agit pas de retrouver un soi purifié mais bien au contraire de restituer le soi au sein de toutes ses dépendances, autrement dit de se faire sociologue, ce qui est très proche de « l’ontologie critique de notre actualité » qu’envisageait M. Foucault (Dits et Ecrits, texte n°339) ou encore de sa préface au livre de Serge Livrozet (Dits et Ecrits, texte n°116). « C’est à cette condition narrative que la « vie hors de soi » peut prendre la tournure pratique d’une vie qui conteste certaines modalités de la visibilité et de la lisibilité par lesquelles les vies sont toujours hors d’elles-mêmes »18. On rompt ainsi avec une première illusion qui consisterait à croire que la résistance et la contestation peuvent et doivent se faire en dehors des normes, ou qu’elles doivent viser une libération de cet état de trouble réciproque entre le sujet et les normes. C’est de l’intérieur de ces configurations stratégiques que la résistance peut opérer, autrement dit à partir de la mélancolie elle-même puisqu’elle n’est autre que le fait de s’éprouver dépossédé sans savoir de quoi : elle est conscience douloureuse du travail de la norme dans la vie, susceptible de devenir une réplique du travail des normes par la vie. S’il ne s’agit pas d’envisager une sortie hors des normes, la contestation, qui consiste à interroger de façon critique les conditions de viabilité ne peut pourtant pas se poser « si la seule chose que vous souhaitez atteindre est la visibilité ou la dicibilité à l’intérieur de l’ordre existant »19, ce qui rompt avec une seconde illusion : la contestation n’est pas le travail d’un penseur qui n’aurait pas à s’exposer ; elle est le fait de tous et de chacun et se fait toujours au risque de soi.

On comprend les enjeux d’une telle réflexion quand elle s’applique à la question de l’identité de genre, ainsi que le fait M. Foessel en se fondant sur la lecture que J. Butler fait de Freud dans La Vie psychique du pouvoir. La mélancolie apparaît moins comme un tremplin, une contestation passive susceptible de se déployer, que comme une attitude de dénégation qu’il est nécessaire de dépasser dans le « deuil ». J. Butler analyse le désir d’identification à l’un ou l’autre des deux pôles genrés comme le résultat de la perte d’un autre désir. La mélancolie sert à décrire le double mouvement selon lequel le genre est assumé en même temps qu’il est produit, et qui n’est autre que l’avers de la perte d’un désir, une perte qui n’est pas assumée mais perdue. La vie psychique du pouvoir associe en effet l’identité du genre à la forclusion du désir. On comprend dès lors que la mélancolie, qui découle certes de la vulnérabilité du sujet, reçoit un sens très spécifique et ne peut guère jouer de rôle dans une quelconque contestation puisqu’elle n’est pas épreuve mais déni de la perte. Un dépassement de la mélancolie, autrement dit une reconnaissance de la perte et la revendication à demeurer auprès de cet objet d’amour perdu sont les seules voies possibles de la contestation, ce dont la notion de deuil et plus encore la revendication à un droit au deuil rendent compte en se concrétisant dans le personnage d’Antigone (Antigone : la parenté entre vie et mort). Politiquement, cela se traduit par une invalidation de la pertinence et de la portée des revendications identitaires, d’une part, et par une spécification de la volonté de reconnaissance d’autre part. Il n’est pas question en effet d’exiger d’être reconnu comme ce que l’on est, mais de faire en sorte de devenir possible, ce qui travaille les cadres des possibles légitimement reconnus. Cette acception de la possibilité et la dimension politique que lui donne J. Butler sont les aspects les plus originaux et les plus féconds de son travail qui, encore une fois, sont une problématisation du rapport sujet/normes. Or ce concept se construit dans un dialogue avec Habermas évoqué par l’auteure elle-même au chapitre X de Défaire le genre. Une étude sur la question aurait pu venir s’ajouter aux articles du présent ouvrage.
On aurait peut-être aimé aussi que soit justifié l’usage homonyme qui est fait du terme « mélancolie » d’un article à l’autre. C’est pourtant moins la mélancolie elle-même ou son dépassement que les implications de la généalogie du désir qui préside à l’idée d’une « mélancolie du genre » qui revêtent un caractère à la fois extrêmement subversif et extrêmement contestable. En effet, cette généalogie du désir fait de l’impératif d’hétérosexualité un principe premier par rapport à l’inceste, ce qui conduit à accorder la priorité à un désir homosexuel et à inscrire les hétérosexuels dans un processus de psychiatrisation : ils sont ce qu’ils sont parce qu’ils ont intériorisé une norme d’hétérosexualité. S’il est tout à fait légitime de rendre l’hétérosexualité à sa contingence, d’en dénoncer les enjeux stratégiques, il est extrêmement contestable de renverser simplement l’ordre des choses pour naturaliser un désir homosexuel et, par suite, psychiatriser l’ensemble de la sexualité qui devient, ainsi dramatisée, d’un sérieux et d’une tristesse dommageable. L’analyse très fine de M. Foessel aurait peut-être gagnée à être sinon plus critique, du moins plus disserte sur cette question afin d’en présenter la recevabilité.

Quoi qu’il en soit, l’intérêt de ces deux derniers articles réside dans le diagnostic particulièrement fin qu’ils proposent de cette complexification du chiasme et de la perspective de contestation qu’ils réussissent à dégager en la faisant précisément émerger du diagnostic produit. Penser la contestation revient finalement à laisser être le chiasme. La revendication identitaire, nécessairement mélancolique, forclôt en effet les relations de pouvoir au point que la relation de trouble risque de fonctionner à sens unique et de déboucher sur un état de domination. Penser la résistance revient à préserver le trouble du sujet et celui des normes et surtout à favoriser ce dernier qui se fonde sur une prise en compte critique de sa propre opacité. Nous sommes ainsi reconduits à des développements très proches des thèses évoquées dès l’introduction. Le texte liminaire faisait de la question des normes le « centre de gravité » de l’œuvre ; la vulnérabilité, son dialogue avec la viabilité en découlaient. Il s’agissait de rendre compte. Le dernier article part en revanche de la vulnérabilité en dialogue avec la viabilité pour fonder concrètement la possibilité d’un trouble réciproque. Il s’agit de rendre sa vertu pratique au diagnostic, ce qui remplit l’un des deux objectifs que s’assignait l’ouvrage : « mieux comprendre en quoi les descriptions philosophiques de notre présent, convoquées dans les différents ouvrages de Judith Butler, suggèrent de nouvelles possibilités de vie, non encore stabilisées mais suffisamment puissantes pour être expérimentées »20. Non seulement chacun des articles contribue au développement de l’hypothèse de lecture générale, mais l’agencement des textes assure un parcours ordonné où le retour au point de départ tient de l’accomplissement plus que de la circularité et nous rend disponibles pour lire ou relire des textes aussi forts que La vie psychique du pouvoir, Le Récit de soi ou Vie précaire.

Le second objectif, qui entendait montrer « combien, en posant des questions radicales, Judith Butler s’inscrit dans la tradition philosophique qu’elle contribue à relire à nouveaux frais […] produisant des effets de lecture comparée tout à fait inédits »21 est également atteint. Si l’ensemble des textes se fondent en effet sur une lecture différentielle des thèses de l’auteure, la lecture de Subjects of Desire proposée par P. Sabot est particulièrement intéressante. Il pose en effet un regard critique sur l’hypothèse de J. Butler. Loin d’invalider le concept de désir qui s’y construit, il s’appuie en revanche sur cette thèse pour suggérer que le rapport de J. Butler à l’hégélianisme ne se borne peut-être pas à un simple emprunt ou à une simple réappropriation. C’est la pertinence de la dialectique qui est en question. L’enjeu de ce premier ouvrage de J. Butler consiste en effet à montrer qu’un « hégélianisme résiduel » (J. B, p. 216) « continue de travailler et de hanter […] ces pensées contemporaines du désir »22, une thèse qui s’appuie sur une lecture très originale de la conception hégélienne du désir. C’est dans la mesure où il reconnaît la spécificité et la force de la lecture réalisée de J. Butler que P. Sabot peut – légitimement à mon sens – montrer que l’on a plutôt affaire à l’émergence d’une subversion de la dialectique. Nombre de post-hégéliens ne s’inscrivent par exemple dans l’orbe de Hegel que dans la stricte mesure où il s’agit d’un Hegel lu par J. Butler, autrement dit d’une pensée qui, tout autant que celle de Foucault, fonctionne comme une subversion de la pensée dialectique.

Peut-être pourrait-on regretter l’absence d’une confrontation entre « Butler et ses contemporaines » telle qu’elle se dessine par exemple dans Défaire le genre. Si F. Brugère entame un tel dialogue dans le rapprochement qu’elle propose avec les éthiques du care, il me semble qu’il serait possible et souhaitable d’aller plus loin en prenant notamment en compte l’opposition entre Butler et R. Braidotti telle qu’elle émerge dans le chapitre IX de Défaire le genre à partir d’une discussion points par points de Métamorphoses et du pouvoir de transformation que l’auteure y défend conjointement avec un maintien de la différence sexuelle. L’opposition entre les deux philosophes se fonde bien sur une prise de position différente à l’égard des normes. De même, G. Anzaldua aussi bien que G. C. Spivak abordent la question du sujet et de son incertitude dans des termes à la fois très proches et très différents de ceux de J. Butler qui affine précisément sa propre position dans un dialogue avec ces auteures. Les travaux de ces féministes sont autant de tentatives pour rendre compte de la vie dans les normes, du trouble du sujet aussi bien que des tentatives pour travailler les normes de l’intérieur. Pourquoi sont-elles absentes de la réflexion qui nous est ici proposée alors que les derniers travaux de J. Butler et le chiasme sujet/normes qui caractérise sa réflexion se construisent précisément par rapport à de telles perspectives?

Ces quelques interrogations n’entament nullement la qualité de l’ouvrage mais témoignent plutôt de l’intérêt de ce mince volume (127 pages) dont on aurait aimé prolonger la lecture. Mais un livre qui fait le pari de la concision en donnant l’envie de poursuivre une direction de lecture n’est-il pas nettement préférable et même tout à fait séduisant? C’est sans réserve que l’on conseillera cet ouvrage qui conserve à Butler toute la force de sa pensée et qui, en soulignant le dialogue incessant avec d’autres penseurs, refuse de l’enfermer dans un « courant » féministe ou dans la « mouvance » des Gender Studies, ce qui ne lui ôte rien de sa portée subversive, bien au contraire. Les récentes interventions de J. Butler, à commencer par les deux conférences prononcées à Paris en juin dernier aussi bien que la table ronde qui les a suivies, présidée par F. Worms, n’abordait pas la question du genre, mais le thème du cadre (frame) qui, de même que le genre dans ses précédents travaux, est un cas peut-être aussi significatif de notre actualité. L’expérience des morts de guerre, qu’il s’agisse des populations civiles ou des prisonniers (soldats ou terroristes), témoigne de cette vie dans les normes et des apories de la viabilité. Une thématique n’exclut pas l’autre et la question des normes – encore une fois – assure la cohérence du propos butlerien et de ce qui a pu sembler à certain-e-s un changement radical. Il s’agit au contraire d’approfondir sans cesse cette réalité du travail des normes qui nous fonde et que l’on déconstruit, ce pour quoi le présent ouvrage est plus qu’une introduction : une aide précieuse pour saisir et comprendre le fonctionnement et les enjeux multiples de ce trouble conjoint du sujet et des normes, pour dessiner aussi des possibilités de contestation qui seront, quand bien même seraient-elles locales, apparemment privées ou anodines, d’emblée publiques et politiques.

Que la subversion ne réside pas (pas seulement…) dans la revendication, peut-être ne le savons-nous pas encore assez.

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  1. F. Brugère et G. Le Blanc (dir.), Judith Butler. Trouble dans le sujet, trouble dans les normes, Paris, PUF, 2009, p. 19
  2. Ibid.
  3. Ibid. p. 9
  4. Ibid. p. 10
  5. Ibid. p. 13
  6. Ibid. p. 16
  7. Ibid. p. 18
  8. Ibid. p. 18
  9. Ibid. p. 24
  10. Ibid. p. 69
  11. Ibid. p. 114
  12. Ibid. p. 115
  13. Ibid. p. 118
  14. Ibid. p. 121
  15. Ibid. p. 123
  16. Ibid. p. 124
  17. Ibid. p. 124
  18. Ibid. p. 127
  19. J. Butler, Vie précaire, p. 112, cité p. 122
  20. Ibid. p. 19
  21. Ibid. p. 19
  22. Ibid. p. 28
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