Florian Cova : Qu’en pensez-vous ?

La philosophie fait beaucoup appel aux intuitions, mais quelle est la source de ces intuitions, comment fonctionnent-elles et surtout constituent-elles vraiment une base solide, partagée par tous ? Un esprit soupçonneux peut en effet penser que les intuitions philosophiques sont essentiellement partagées « par les philosophes », qu’elles sélectionnent des personnalités disposées à les admettre et rejettent celles qui seraient moins disposées à les prendre pour argent comptant. La philosophie elle-même ne serait alors pour une grande part que la projection de quelques préjugés. Or, « Le chercheur en philosophie, par exemple, est payé par l’État pour participer à l’éclaircissement général de la pensée. A-t-il vraiment le droit moral de n’employer l’argent qu’on lui verse qu’à sa seule quête personnelle de cohérence ? »1. Que l’on partage ou non cette idée, la question de l’intuition et des biais qu’elle introduit dans la réflexion ne s’en pose pas moins (les philosophes, depuis l’origine, ne se privent d’ailleurs pas de la poser). Encore peu connue en France, la philosophie expérimentale considère que les intuitions philosophiques et leurs déterminants sont testables ; elle fournit des résultats probants, capables, selon l’auteur, de faire avancer un certain nombre de problématiques classiques.

Dilemmes moraux

Le champ de l’éthique et de la philosophie morale sert d’entame à la présentation, car il offre, selon l’auteur, « la preuve la plus saisissante » de l’existence des intuitions. Comme le rappelle Cova, la psychologie morale cherche à comprendre les « (…) mécanismes psychologiques et les processus mentaux mis en jeu lorsque nous portons un jugement moral sur une situation, une action, un trait de caractère ou encore une personne (…) »2 ; elle s’interroge traditionnellement sur le type de processus mentaux, contrôlés, comme le calcul mental (thèse rationaliste) ou implicites, comme la lecture (thèse intuitionniste), à l’œuvre dans ces comportement. Selon cette seconde thèse, justement, les jugements moraux sont la plupart du temps des constructions a posteriori rationalisant des modalités d’appréhension instinctives. L’intuitionnisme moral tire en particulier partie de situations « d’ahurissement moral », dans lesquelles des individus interrogés constatent être aveugles aux motivations de leur jugements moraux, pour mettre en lumière les intuitions sous-jacentes à ces jugement. Cette mise en lumière, dans le contexte de la philosophie expérimentale, est favorisée par des scénarii proposant des situations a priori similaires, différenciées par quelques détails qui influent sur les modalités de leur caractérisation morale (pousser un homme sur les rails pour détourner un train avant qu’il n’en percute cinq autres ou détourner ce train avec un levier sachant qu’il va alors fatalement percuter un homme…)

Les travaux de Joshua Knobe sur les conditions d’attribution de l’intentionnalité à une action fournissent un terrain propice à ce questionnement. Prenons par exemple l’évaluation de ce qu’on appelle l’effet d’habileté : à quelles conditions tend on à considérer qu’une personne a effectivement atteint son but et quels sont, là encore, les biais de cette estimation ? On considère spontanément qu’un bon tireur qui vise et fait mouche accomplit une action intentionnelle alors qu’un mauvais tireur qui fait mouche parce que sa main glisse ne le fait pas. Cependant un scénario semblable, mais dans lequel il s’agit d’une tentative de meurtre conduit à une interprétation différente : le mauvais tireur a bien voulu tuer. Ainsi, tuer par chance, mais en ayant voulu tuer est bien assassiner, mais vaincre par chance n’est pas vraiment vaincre.

Plusieurs explications et interprétations sont possibles. Quel sens, d’abord, les interrogés donnent-ils pragmatiquement au terme « intentionnel » ? Comment le comprennent-ils ? En variant les scénarii, on est amené à penser que le terme est pris de façon littéral. Cette attribution d’intentionnalité est-elle alors liée à un biais de nature affective ? Les sujets lésés au niveau des centres émotionnels réagissent comme les sujets sains : il ne semble pas, ainsi, relever d’un biais émotionnel. Pour Knobé « (…) le concept d’action intentionnelle a en fait une fonction morale : si l’évolution nous a dotés de ce concept, c’est pour mieux déterminer si un agent mérite d’être blâmé (ou loué) pour un effet mauvais (ou bon) de son action. » 3.

Liberté, réalité, dualisme

La philosophie expérimentale questionne aussi les intuitions liées à l’appréciation que nous pouvons avoir de notre liberté. Ainsi, certaines expériences semblent montrer qu’une conception déterministe n’est pas considérée comme incompatible avec la liberté et la responsable. D’autres études cependant donnent des résultats contraires : pour Knobe, les réponses compatibilistes seraient le résultat de processus émotionnels et les réponses incompatibilistes le fruit de raisonnements abstraits à partir d’un concept de liberté. Mais, comme y insiste Cova, l’interprétation de Knobe est elle-même contestable : il y a en effet différents types de déterminismes car certains scénarii favorisent une confusion du déterminisme et de l’épiphénoménisme et, ce faisant, d’une forme de fatalisme. Il semble y avoir ici un dualisme intuitif qui distingue états mentaux et états cérébraux. Un déterminisme d’états mentaux est considéré comme compatibles avec la liberté parce qu’il s’agit là de deux niveaux de représentations imbriqué : on peut considérer à la fois que je ne peux pas ne pas commettre un acte et considérer que je suis libre malgré tout. Un déterminisme biologique et chimique paraît l’exclure parce qu’il oppose deux niveaux de représentations totalement distincts et paraît en anéantir l’un dans l’autre : ici, il n’y a plus d’actes, de décisions prises par moi ou à ma place, mais des processus et des influx. L’expérience s’estompe.

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Pourquoi, demande justement la philosophie expérimentale, le dualisme semble-t-il si intuitif ? Pourquoi ne pas admettre que le cerveau puisse penser et lui opposer spontanément l’esprit (et non pas l’âme, nuance) alors que nous entrons facilement par ailleurs dans l’univers fictif d’une saga qui fait parler des objets, rend les escaliers facétieux et laisse un chapeau se mêler d’orientation scolaire ? Pourquoi spontanément permettre à tous ces objets de penser et l’interdire à un cerveau ? Pourquoi, surtout, l’interdire aussi spontanément, sinon qu’on a pas l’habitude de rencontrer des cerveaux nus, qu’ils ne sont pas des objets d’environnement courant, qu’on ne se sent pas en état de familiarité avec eux ? Selon note culture, d’ailleurs, des entités plus ou moins baroques peuvent penser sans choquer : d’aucuns estimeront qu’une nation peut penser, et même, dans le cadre d’une expérience de pensée amusante proposée par l’auteur, avoir des états phénoménaux. On considère autrement dit spontanément qu’une chose peut penser sans avoir d’états phénoménaux, ou dans d’autres cas qu’une entité virtuelle peut avoir de tels états : le concept même d’état phénoménal passé au tamis des tests se transforme d’ailleurs en valence : lorsque je dis qu’un être a de tels états, j’insiste sur le caractère affectif, impliqué de son rapport à ce qu’il perçoit, pas des phénomènes par lesquels il perçoit à proprement parler 4

Le rapport au savoir, enfin, est interrogé par la philosophie expérimentale. A quelles conditions peut-on dire de quelqu’un qu’il sait quelque chose, demande classiquement le philosophe ? Question biaisée, rétorque le philosophe expérimental, car à part sur de très triviales et rares assertions, personne n’a accès à une chaîne de vérifications liant l’énoncé à sa validation ultime. Qui plus est, dans nombre de situations qu’un aisé interprète en termes de croyance, d’autres voient une connaissance. Trop masculine, la définition élitiste de la connaissance comme croyance justifiée ? Trop unilatérale, en tout cas !

Dans une série d’interludes, Cova introduit le grain de sable expérimental dans un certain nombre de débats classiques. Celui du jugement esthétique, tout d’abord : avons-nous réellement, comme l’affirmerait Kant, spontanément tendance à universaliser nos jugements esthétiques ? Non, derechef, sinon peut-être par le biais d’un habitus que nous tenons d’une classe sociale plus que de la nature. Celui du sens de la philosophie en général et de la valeur (et l’utilité) des philosophes en particulier, ensuite : les philosophes, explique Cova, s’ils ne peuvent se prévaloir d’aucune intuition, sont des êtres réflexifs et leur talent réside dans la capacité de mise en ordre des relations aux intuitions et non dans la valeur de ces intuitions. Celui d’une hypothétique préférence pour la réalité, enfin : quelle raison sinon, demandait Nozick, de refuser de se brancher sur une machine à expérience malgré l’assurance d’y vivre des choses plus plaisantes que ce que nous vivons ? Peut-être simplement la préférence pour le statut quo qui nous attache à ce que nous vivons, et non un parti pris métaphysique en faveur du réel. 5

Qu’en conclure

L’objet de la philosophie expérimentale, Cova le répète, n’est pas de soumettre la philosophie à l’opinion de la majorité, mais de la protéger de sa propre tendance à se constituer en doxa, d’inciter le philosophe à se rappeler qu’il est corps et pas seulement esprit. En ce sens, la philosophie expérimentale se veut socratique et nietzschéenne : le philosophe est invité à mettre entre parenthèses son point de vue de philosophe, à prendre en compte la façon dont celui-ci est amené à être construit, les présupposés – les évidences – sur lesquels il repose, ce que la philosophie entend spontanément faire et ce sur quoi elle s’appuie pour le faire. En contribuant à retirer au philosophe théorique le monopole de sa propre autocritique la philosophie expérimentale le pousse à davantage de décentrement.

La difficulté de la démarche vient cependant des interprétations que l’on peut faire des résultats expérimentaux. Que sont d’ailleurs ces fameuses intuitions philosophiques ? Ont-elles d’ailleurs réellement le contenu positif que leur prête la philosophie expérimentale ? Peut-être faudrait-il en tout cas raffiner davantage les questions posées, envisager des processus plus complexes d’accrétion ou de combinaison de micro-intuitions.

L’autre limite de la démarche vient de la simplification qu’elle fait nécessairement subir à des options philosophiques souvent complexes. La distinction kantienne du beau et de l’agréable, pour prendre cet exemple correspond d’abord à la mise en question de la dimension phénoménologique de l’ouverture à la connaissance. Kant ne propose pas, rappelons-le, une théorie de l’art mais une théorie de la logique des jugements esthétiques. L’horizon de la Critique du jugement, on le sait, est la possibilité de comprendre comment une science peut se déployer sur la base du jugement réfléchissant et non seulement du jugement déterminant. Il y a en d’autres termes un décalage architectonique entre la question de l’ouverture intersubjective-phénoménologique que ménage l’esthétique (qui indique seulement que la pensée est toujours déjà habitée par de l’autre, débordée par un excès qui la place en position réceptrice, contemplative) et la question de l’art (qui joue plus ou moins avec cet excès dans un cadre tout aussi bien travaillé par une historicité, un espace de jugements, de controverses, de débats). La question est moins dès lors la volonté d’universalisation que sa possibilité latente, laquelle atteste « seulement » d’un excès du sensible sur la pensée dans la pensée même, donc, d’un véritable « savoir esthétique » à partir duquel il est possible de parler, d’argumenter, etc., même s’il ne nous donne pas a priori la norme sous laquelle nous accorder.

En conclusion, on gardera en tête les avertissements que Cova nous adresse sur la tendance que l’on peut avoir à se reposer sur ce qui semble par trop aller de soi, mais on se rappellera aussi que les thèses des philosophes incriminés sont souvent plus nuancées et complexes que les interprétations qui en sont ici discutées.

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Regards croisés

  1. Florian Cova, Qu’en pensez-vous ? Introduction à la philosophie expérimentale, Germina, 2011, p. 19
  2. p. 29
  3. p. 91
  4. L’argument ne fonctionne cependant qu’à demi. On peut dire bien sûr que le cerveau, comme n’importe quel autre objet, peut être considéré comme pensant. Mais précisément, dans il n’est pas pris ici comme n’importe quel autre objet mais comme l’objet source de la pensée. Parler du cerveau dans la perspective des sciences cognitives, c’est déjà le lier à la question de l’explication des modalités de la pensée, donc, à un retour réflexif sur la pensée. Je ne propose pas l’expérience de pensée d’un cerveau, pensant seul dans sa cuve qu’il se promène au soleil, dans le même horizon que je m’imagine un chapeau ou un arbre se chamailler avec un phénix.
  5. Au fond d’ailleurs, quelle différence entre être un cerveau dans une cuve et être un système sensori-moteur dans l’univers… si ce n’est peut-être le fait que le champ de ce que peut savoir et comprendre un cerveau dans une cuve est a priori borné par ce qu’on voudra bien lui montrer, par une intention extérieure et pas par un hasard au sein duquel il peut tenter de frayer un chemin
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