Galien : Méthode de traitement

Les philosophes, plus particulièrement ceux qui s’intéressent à la philosophie hellénistique, connaissent Galien. Ils le connaissent cependant essentiellement comme une « source » pour les doctrines des philosophes hellénistiques, notamment les stoïciens puisque Des doctrines d’Hippocrate et de Platon font la place à une discussion des traités Sur l’âme et Sur les passions, deux ouvrages de Chrysippe – perdus, comme toutes les œuvres des stoïciens hellénistiques. En général, on parle du platonisme de Galien pour évaluer la portée des infléchissements qu’il fait subir à d’autres doctrines, mais seuls les spécialistes qui s’intéressent à la médecine, à son histoire, à ses théories connaissent Galien, autrement dit peu de monde, et l’édition de la Méthode de traitement1 – traduite, annotée et présentée par Jacques Boulogne – dans une collection « grand public » ne peut que favoriser une meilleure connaissance – ou une découverte, soyons honnêtes – du médecin de Pergame.

Pourquoi la Méthode de traitement et pas, par exemple, les Doctrines d’Hippocrate et de Platon ? C’est une perspective sur le personnage: ce sera Galien médecin. Or, ce traité se présente comme une somme de la connaissance médicale de Galien, une somme demandée et attendue par ses amis pour lesquels il la rédige.

Si l’intérêt du traité et la pertinence de cette somme parmi l’ensemble des très nombreux écrits de Galien est sans conteste, en revanche se pose la question du destinataire d’une telle édition : la traduction dans une collection grand public d’un texte qui n’était jusqu’alors accessible – voire connu – que pour les spécialistes de l’histoire de la médecine. L’édition d’un tel ouvrage dans une collection de poche n’est-elle pas une tentative délicate? La différence de statut des notes, l’absence de référence quasi totale aux termes grecs alors que la bibliographie suit les canons universitaires en témoignent, au point que l’on s’interroge sur le destinataire d’une telle édition. Certaines notes renvoient à un lecteur totalement novice qui ignore par exemple ce que sont la dialectique ou l’agora. D’autres renvoient à des choix d’édition et de traduction que seuls sont susceptibles de comprendre des hellénistes … surtout s’ils ont le texte en regard. La bibliographie s’adresse à des gens déjà bien informés de la question. L’édition veut-elle jouer sur les deux tableaux – toucher à la fois un public érudit et un public novice – ou bien ces disparités sont-elle inhérente à tout projet qui entend mettre à disposition un texte rare auquel le public est on ne peut moins préparé ? Par suite, n’échoue-t-elle pas alors doublement ? A quoi bon tant de précision et d’érudition, de signes en direction d’un public érudit qui, de toute façon ne peut travailler qu’en s’appuyant sur le texte grec ? A quoi bon tant d’effort de lisibilité – au point d’expliquer agora et dialectique – puisqu’un lecteur lambda passera nécessairement à côté de Galien quand bien même lirait-il et comprendrait-il littéralement sa Méthode de traitement ?

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C’est là tout le problème de l’édition des textes anciens, des textes rares: on les édite, mais pour des spécialistes qui boudent l’unilingue et pour des non spécialistes qui ont l’espoir – vite déçu – d’avoir accès à la pensée de l’auteur. Certes, mais encore faut-il un texte. Et c’est la première traduction française du traité dans son intégralité. C’est donc un outil non négligeable pour les spécialistes. Quand aux « autres » – vous et moi – eh bien, cela nous donne l’envie d’aller plus loin. Et n’est-ce pas cela le but d’une édition grand public des textes anciens? Non pas cibler un public ? Mais créer des publics ? A cet égard, on comprend que les études à propos de la Méthode de traitement elle-même sont d’un usage indispensable. Au final, ce n’est pas une « édition de travail » pour des spécialistes de Galien qui ne peuvent travailler qu’avec le texte grec. En revanche, c’est un excellent outil de travail car elle propose – enfin – une traduction française du texte. Et elle le fait parfaitement, qu’il s’agisse du sérieux de la traduction ou bien de l’entour critique dont il faut dire quelques mots.

La bibliographie se veut volontairement succincte, mais elle s’avère déjà bien documentée et, de toute façon, renvoie les spécialistes à la bibliographie exhaustive de Gerhard Fichtner ainsi qu’aux traductions allemandes et anglaises du texte et aux traductions des traités galéniques cités dans l’ouvrage, sans oublier les vingt volumes de l’édition bilingue de Carl Gustav Kühn de 1821-1833. On appréciera tout particulièrement le classement thématique des références bibliographiques en études spécifiques à la Méthode de traitement, et en études générales relatives à la médecine antique, aux médecins et enfin à Galien lui-même, une manière de rappeler qu’on ne lit et ne comprend Galien qu' »en contexte ». Nous avons là, encore une fois, un outil de travail, un point de départ pour entrer dans le texte de Galien et pour progresser jusqu’aux analyses les plus pointues: cette édition est une vraie porte d’entrée dans la médecine antique puisqu’elle nous invite, à travers Galien, à aborder la méthode hippocratique et les textes qui la développent ou s’y réfèrent. En témoignent également les repères que délivrent l’introduction, qu’il s’agisse d’éléments biographiques pertinents parce que différentiels (Galien est un médecin qui porte un regard critique sur ses contemporains et qui occupe une place « aux antipodes de ses confrères et rivaux à Rome », p. 15), qu’il s’agisse de rendre compte du statut du texte (un aide mémoire composé à la demande de ses amis et non un texte composé pour briller). De même, les informations retenues pour présenter Galien sont particulièrement bien choisies puisqu’elles abordent à la fois la question des modèles qui caractérisent le discours de Galien (modèle issu de la méthode analytique, de la dialectique telle que la définit Platon, enfin un modèle emprunté à la biologie) et la question du regard que porte Galien sur le paysage intellectuel de son temps ou plutôt les trois foyers qui subissent ses virulentes critiques (les Dogmatistes, les Empiristes, les Méthodistes). Ces deux aspects – les formes de la modélisation et les méthodes refusées – sont deux aspects essentiels et caractéristiques de l’univers galénique, mieux les coordonnées de la pensée galéniques qu’il importe d’avoir à l’esprit pour comprendre nombre d’allusions, nombre de texte apparemment anodins mais qui, grâce à ces préalables, prennent une toute autre portée.
L’appendice, qui comprend, outre les notes, des glossaires et index divers (80 pages) complétés par une quarantaine de pages d’index général s’avère particulièrement intéressant et bien conçu. Outre un dictionnaire des noms propres de lieux, et de personnages – fort utile – on appréciera tout particulièrement les index spécifiquement dédiés à Galien: une « bibliographie personnelle de Galien » qui compile l’ensemble des ouvrages cités ou mentionnés dans le traité, une « pharmacopée de Galien », ainsi qu’une « table des aliments » qui lui fait suite et la complète puisque sont uniquement pris en compte les aliments entrant dans une médication quelconque et non les aliments évoqués dans le cadre du régime. Cette approche systématique, synthétique et, en quelque sorte ludique, vient contrebalancer le volume de texte qui pourrait être rédhibitoire. C’est en feuilletant les index qu’on se prend au jeu et que, de références en références, on parcourt l’ouvrage. Mais, en tant que compendium de sciences médicales, n’est-ce pas à un tel usage qu’il est destiné? En effet, le praticien cherche, dans tel cas, un conseil, une référence et ne lit pas d’un bout à l’autre le traité de médecine. Malades d’une assiduité trop soutenue, nous soignons notre curiosité en déambulant dans le traité. En effet, si la référence principale de chaque remède est indiquée dans la « pharmacopée », l’ensemble des occurrences est mentionné dans l’index général. De même pour la table des aliments qui s’attache à les regrouper selon la classification de Galien: elle ne donne aucune référence mais l’index général y pourvoit dans la mesure où il reprend (presque) chacun des éléments de la pharmacopée et de la table des aliments. Pourquoi les olives et les raisins par exemple n’y figurent-ils pas ? Oubli ou choix, mais en fonction de quel critère ?

Les notes, indispensables et la plupart du temps pertinentes, se caractérisent néanmoins la disparité de leur statut : des explications de type dictionnaire qui ne sont pas forcément pertinentes succèdent aux références indispensables et bienvenues des œuvres citées ou à la définition de termes techniques indispensable à l’intelligence du texte; des notes érudites relatives à l’établissement du texte (note 49-51 du premier rouleau) se mêle à des explications parfois bien hâtive sur le contexte conceptuel. On comprend mal la définition de certains termes, d’usage courant, même pour un nom helléniste d’autant plus que l’explication apporté est bien générale et n’apporte pas au texte ce qu’aurait pu faire une définition plus fine. La première note du texte proprement dit explicite le mot « agora » : « c’est-à-dire la place du marché, ou la place publique, le forum à Rome ». La seconde rappelle que « les Banquets » est le « titre générique d’une catégorie de dialogues philosophiques » et la troisième, que la « dialectique » est une « technique de classement logique des choses, qui unifie le multiple en remontant jusqu’aux concepts les plus généraux et épuise le champ de référence en descendant jusqu’aux espèces indivisibles ». La note 93 du second rouleau explique que « certains philosophes » est une manière de désigner les stoïciens », mais ne rend pas compte du sens du propos, ni pour les stoïciens – ce qui est admissible puisqu’il s’agit d’une édition de Galien – ni pour Galien lui-même, ce qui est plus discutable et ce que l’on serait précisément en droit d’attendre d’une note. Les « subtilités terminologiques » que Galien attribue aux stoïciens qui distingueraient entre « l’être et le substrat » ne les concernent pas. Les stoïciens distinguent bien, au sein du réel, l’existant et le subsistant ou du moins deux manière d’être réel et Galien prend argument de cette distinction pour la rejeter et introduire une équivalence entre deux termes qui signifient exister et que les stoïciens eux-mêmes tiennent pour synonymes (einai et uparchein). Non seulement la note est allusive, mais l’explication qu’elle donne ne correspond pas au texte ni au contexte. Or, cette prise de position à l’égard de certains philosophes n’est-elle pas essentielle pour dégager, par contraste, un réel « galénique » ? C’est peut-être sur ce point que pèche l’édition qui, par ailleurs, est d’une grande qualité, ce qui m’amène à parler, pour finir, par le plus important dans l’édition d’une… traduction, par la question de l’établissement du texte et des principes suivis pour la traduction.

Jacques Boulogne traduit le texte déjà établi par Kühn et qui fait office d’édition de référence … depuis son édition bilingue publiée (grec-latin) entre 1822 et 1831. Il le fait néanmoins de manière critique, manuscrit à l’appui, comme en témoignent certaines notes qui signalent quelques divergences. Un principe général guide l’entreprise : la littéralité plutôt que la fluidité, le refus de donner l’illusion de la familiarité sans pourtant jouer l’affectation: « une bonne traduction est, d’après moi, celle qui s’efforce de restituer l’altérité, quitte à surprendre, plutôt que de l’effacer par une réduction au même et de créer l’illusion que le texte a été directement écrit dans la langue d’arrivée » (p. 32). Ainsi parlera-t-il de « rouleau » et non de « livre » – un détail – de « crase » et non de « mélange » – un élément central. Il se rapproche ainsi des principes que Victor Debidour adopte dans sa traduction du Théâtre complet d’Aristophane. En revanche, est-ce satisfaire à ce principe de proximité avec le texte que de traduire par exemple « gaster » par « ventre » pour conserver la polysémie du terme grec qui signifie tantôt l’estomac tantôt le contenu de la cavité abdominale est-il cependant plus légitime que d’avoir adapté la traduction au contexte en utilisant celui des deux sens que prend le terme dans la phrase ? La polysémie ne signifie précisément pas qu’un terme signifie forcément en même temps les deux choses. Il n’en demeure pas moins que ces précisions liminaires désamorcent ce type de critique et donnent toute sa pertinence au travail de traduction et à ses choix qui sont consciemment assumés et explicitement formulés : en rencontrant certains mots, nous savons à quoi nous en tenir. Charge à nous… de lire !

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  1. Galien, Méthode de traitement, traduction Jacques Boulogne, Gallimard, coll. Folio-essais, 2009
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