Heidegger : La logique comme question en quête de la pleine essence du langage

Il est des livres saturés par l’histoire de leur réception ; ainsi ce cours de Heidegger, paru en français en 2008 sous le titre La logique comme question en quête de la pleine essence du langage, constitué de digressions parfois étranges, dont l’intérêt serait probablement nul si l’histoire même de la réception de Heidegger et des polémiques afférentes n’avait pas surdéterminé le sens même de son œuvre, au point d’en occulter l’intérêt spécifiquement philosophique.

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Ce cours de Heidegger s’inscrit donc pleinement au sein d’une surdétermination herméneutique, à telle enseigne que chacun y verra ce qu’il veut y voir ; le zélote heideggérien s’extasiera devant ce qu’il pensera être l’expression même du génie, tandis que l’anti-heideggérien classique, après s’être arraché les cheveux, brandira ce tome 38 de la Gesamtausgabe tel un trophée, convaincu de trouver enfin de quoi prouver à la fois la supercherie philosophique et l’adhésion au national-socialisme de l’auteur.

De quoi parle donc ce cours, susceptible de recevoir deux lectures si viscéralement antagonistes ? De la logique selon le titre retenu par l’éditeur ; de tout autre chose si l’on se fie à la réalité du texte : preuve du gigantesque génie heideggérien brisant les murs étroits de la logique formelle diront les uns, preuve de l’hallucinante désinvolture du philosophe, diront les autres. Ce cours de 1934, prononcé dans une période trouble, se présente en effet comme une série de glissements successifs, amenant très vite l’auditeur à perdre de vue ce qui lui semblait être le fil directeur initial, à savoir la logique ; certes, il serait aussi possible de dire que Heidegger cherche à resémantiser la logique, en lui conférant une nouvelle valeur, fort éloignée de son sens traditionnel, et là résiderait le génie heideggérien ; mais il serait alors fort délicat de justifier le maintien d’un mot aussi connoté que celui de « logique », si le sens en est radicalement différent.

Au commencement, donc, Heidegger annonce une analyse de la logique, pour aussitôt abandonner un tel projet afin d’y substituer quelque chose comme une subsomption de la logique sous la catégorie d’utilité ; la logique sera moins pensée pour elle-même que pour ce qu’elle rend possible, ou pour ce qu’elle permet. De ce fait, le logicien ne doit pas attendre la moindre thématisation de sa discipline, rien n’est moins pénétré de logique que ce cours qui, sans cesse, cherche à s’éloigner davantage du sens traditionnel de ce qu’il prétend pourtant traiter. Ainsi Heidegger fait-il subir à la logique une extension très nette au risque d’en rendre le sens si diffus qu’il en deviendrait inopérant ; la logique n’est plus cet ensemble de règles formelles, mais elle est bien plutôt « la science des formes des assemblages de base et des règles de base de l’énoncé. »1 Cette extension assez gigantesque que Heidegger offre à la logique libère du même geste un certain nombre de possibles, quant à ce que la logique peut prendre en charge ; réglant tous les énoncés, elle se révèle être du même coup la matrice même de la grammaire, ce qui permet à notre philosophe de vite quitter le domaine de la logique pure – où il semble mal à l’aise – pour accoster en rivages familiers, ceux du langage et des énoncés grammaticaux. Ainsi, dès la page 15 la transition se trouve-t-elle effectuée : « La logique détermine la grammaire et la grammaire détermine la logique, et cela jusqu’au jour d’aujourd’hui – c’est là une relation de réciprocité spéciale, qui nous occupera encore par la suite. » 2

Naturellement, cette dérivation – ce hors sujet diront certains – n’est pas qualifiée comme telle par Heidegger qui, fidèle à son programme de destruction amorcé dans Sein und Zeit, préfère y voir une œuvre de « déstabilisation », de mise à bas de l’ancienne logique au nom, bien entendu, de l’entente originelle qu’en auraient eue les Grecs, entente originelle qu’il serait urgent de retrouver, voire plus. « Ce que nous voulons, c’est à partir de son fondement ébranler la logique comme telle depuis son commencement, réveiller et faire saisir sous ce terme de logique l’idée d’une tâche originale – non par quelque caprice ou pour apporter du nouveau, mais parce qu’il le faut ; c’est une tâche qui s’impose à nous par une nécessité dont l’un ou l’autre d’entre vous peut-être fera l’expérience au cours de ce semestre. »3 Il le faut ; pourquoi ? Parce qu’il le faut ; il est devenu nécessaire d’ébranler la logique formelle pour y faire entendre ce que les Grecs y plaçaient, et peut-être même qu’un étudiant aura l’occasion de comprendre, au cours du semestre, de quoi il est question. Dans ce ton incantatoire, et jamais argumenté, les uns y verront du génie prophétique, les autres l’expression la plus aboutie d’une mystification philosophique. Mais au-delà de la valeur propre de ce cours, une chose ne saurait être discutée : l’importance que revêt cette tâche aux yeux de Heidegger, lequel n’hésite pas à dramatiser la situation, comme si la situation historiale du Dasein se jouait tout entière dans son amphithéâtre : « Nous nous tenons devant l’ébranlement de la logique non pas comme devant une tâche que nous entreprendrions peut-être en cette année 1934 à des fins d’une quelconque « uniformisation » mais comme devant une tâche à laquelle nous travaillons depuis dix-huit ans, et qui se fonde sur un changement de notre Dasein lui-même, changement qui représente ce qu’il y a de plus intimement nécessaire dans notre tâche historiale propre. »4 Cette indication est fondamentale ; depuis 18 ans, soit depuis 1916, donc depuis les origines, le prurit d’un ébranlement de la logique agite notre philosophe, au point de faire de celui-ci le pivot même de son entreprise philosophique.

De ce fait, en partant de la logique, puis en l’ébranlant pour en faire une sorte de règle d’énoncés, avant de la rattacher au langage, toute pensée énoncée de façon langagière va se trouver ramenée à la logique nouvellement définie, de sorte que Heidegger pourra toujours dire qu’en traitant du langage et de la parole, il traitera de la logique ; le cercle d’immunité est déjà en place, et s’il émane de celui-ci des odeurs de tautologie, au moins fait-il l’économie de l’incohérence. Dès lors, la nouvelle gageure de Heidegger va consister à ramener toute pensée au langage, une fois de plus sans justification autre que celle rendue nécessaire par la cohérence même de son cercle d’immunisation : « Penser compris dans le sens de parler, voilà le point saisissant qui pour nous est décisif. Penser est conçu ici dans le sens de parler et faire appel au langage. »5 On le voit, Heidegger ramène à chaque instant le penser au parler et le parler au langage – et le langage à la logique. Rien ne justifie ces liens, mais ainsi procède l’évolution du cours.

Soudainement, Heidegger marque un coup d’arrêt dans ses dérivations, et revient au langage en se demandant si quelque chose ne se joue pas en lui, quant à l’humain ; mais voilà, qu’est-ce que l’homme ? Si quelque chose de l’homme se joue dans le langage, encore faut-il savoir ce qu’est l’homme. Raisonnement plus qu’étrange, car l’on s’attendrait plutôt à chercher ce que le langage a à nous dire sur l’homme, si une corrélation existe ; or loin de procéder à pareille analyse, Heidegger autonomise la question de l’homme après avoir posé l’hypothèse d’une corrélation avec le langage. Mais très vite, la question qu’est-ce que l’homme déplaît au philosophe, lequel préfère un questionnement dérivé, de type « comment est l’homme ? » Non plus une essence, mais une manière d’être, afin d’éviter de penser d’emblée l’homme comme quelque chose de Vorhandenes.

Comment est l’homme ? « Le nous, le vous, le tu, le je voilà ce qui est questionné. »6 Des pronoms personnels sont ainsi convoqués afin de répondre aux interrogations portant sur la manière d’être de l’homme. Quelques banalités s’ensuivent, pour rappeler que pour autrui on est un tu ou un vous, voire un nous si plusieurs Dasein s’entrechoquent. Mais toujours à sa quête d’origine, Heidegger recherche un soubassement à ces je, tu, nous, soubassement qu’il identifie dans le soi, dans l’ipésité, ce qui lui permet de rejouer le coup de l’inauthenticité du soi ; certes le soi structure et conditionne les je, tu, nous, etc., mais encore faut-il que ce « soi » s’avère authentique, ce qui semble fort difficile à obtenir : ainsi Heidegger prend-il un exemple assez troublant, fustigeant l’attitude d’un SA, tiraillé entre son engagement pour les SA et sa passion pour la science au point de préférer cette dernière à son engagement politique ; cet homme sera paresseux et inauthentique assure Heidegger : « Ce n’est pas la passion pour la science qui le motive, mais il n’est au fond qu’un tire-au-flanc. »7 Et pour ceux qui chercheraient à défendre Heidegger, malgré cette remarque fort significative, la conclusion de l’exemple achèvera la glaçante démonstration : « Cet être-en-perte-de-soi est le fondement de la difficulté d’un questionnement réel en quête du soi. »8 Le traducteur indiquait en quatrième de couverture que ce cours permettrait de dissiper bien des malentendus, il n’est guère certain que cela soit réellement le cas, et encore moins que cela les clarifie dans le sens voulu par l’éditeur…

Comme en confirmation de ce qui précède, la suite révèle la manière dont Heidegger envisage le « nous », qui ne doit jamais être pluriel sous peine de dissolution du soi dans l’anonymat, mais qui doit s’efforcer de demeurer singulier ; que peut signifier un nous singulier ? Très simplement, ce « nous » non pluriel désigne le peuple, de sorte qu’il existe un « être-soi » du peuple, afin d’en préserver l’authenticité. Que signifie l’unité d’un peuple ? Cela veut dire « Nous sommes là ! Nous sommes prêts ! Que cela soit ! » 9

Oui mais voilà, qu’est-ce que le peuple ? Une race ? Et Heidegger de décliner les différentes acceptions de la race, ainsi que ses multiples usages. Enumérations, spéculation égale à zéro, il convient de reconnaître que ces quelques passages sont singulièrement ennuyeux, et s’achèvent, du reste sur un constat d’échec ; nous ne savons pas si le peuple signifie la race ; une fois de plus, loin de clarifier le rapport de Heidegger au nazisme, ce cours établit un flou majeur, où chacun y verra ce qu’il souhaite y voir.

Finalement, après cet excursus dans le « peuple », Heidegger fait marche-arrière pour caractériser le « nous » par la décision et la résolution, grâce à laquelle « l’homme est bien plutôt requis de prendre toute sa place dans ce qui va avoir lieu. » 10 L’homme résolu est acteur de ce qu’il produit nous dit Heidegger ; on ne saurait produire plus banale évidence, voire de plus désolante tautologie, et l’on aimerait dire que c’est plus profond que ça n’en a l’air mais nous ne saurions le justifier. Plus intéressante nous semble être la conséquence de la résolution qui est de faire entrer de plain-pied dans l’histoire. « La détermination de l’essence de l’histoire se fonde dans le caractère chaque fois historial de l’époque à partir de laquelle est accomplie cette détermination. » 11

Oui mais… Heidegger va rencontrer un problème de taille, à savoir qu’il est toujours en recherche de la manière dont l’homme se comporte, dont le nous est l’expression la plus authentique, si bien qu’il recherche une caractéristique universelle de l’agir humain ; or, affirme-t-il, l’histoire n’est pas une caractéristique universelle de la résolution humaine : ainsi, « à l’intérieur de la sphère humaine l’histoire peut faire défaut, comme chez les Nègres. Ainsi, l’histoire ne serait pas une détermination distinctive de l’être humain. » 12 Pourtant, cinq pages plus loin, Heidegger écrit sans ambiguïté : « L’histoire est un caractère distinctif de l’être de l’homme. » 13 Que faut-il en conclure quant aux Noirs ? Une fois de plus, loin de clarifier le rapport de Heidegger au nazisme, ce cours semble suggérer un racisme absolu, allant jusqu’à nier – implicitement, bien entendu – la pleine humanité des Noirs, dans l’exacte mesure où jamais Heidegger ne restitue l’historialité de l’Afrique, laquelle procède de – et définit – l’être de l’homme.

En dehors et au-delà de ce troublant passage, nous sommes une fois de plus tombés dans une parfaite tautologie : qu’est-ce qui définit les manières d’être de l’homme ? La résolution du nous ; la résolution du nous ouvre l’histoire, et l’histoire se trouve être justement une manière d’être de l’homme… Pleine et absolue tautologie, tellement visible que Heidegger, cette fois, l’a perçue ; mais loin d’y voir un vice de forme, il s’y engouffre et la justifie en ces termes particulièrement désinvoltes : « Nous nous mouvons encore une fois en cercle et c’est pourquoi nous sommes sur la bonne voie. » 14

Que peut-on trouver dans ce cercle de fécond ? Quelque chose de l’ordre de l’historialité en tant que celle-ci serait susceptible de nouvelles dérivations ? Après deux paragraphes destinés à rappeler que l’histoire se déploie dans une temporalité précise, qu’est celle du passé – rappelons que ces cours furent prononcés à l’Université – Heidegger se demande si nous sommes vraiment historiaux, ce qui revient à remettre en question le fait que l’être même du Dasein suppose l’historialité ; la réponse est nette et sans ambiguïté : « Il semble que ce soit une prudence exagérée, de la méfiance presque maladive, de mettre cela en doute. » 15 Nous sommes donc bien historiaux, et seule une méfiance maladive permettrait d’en douter. Mais tout en étant historiaux, nous sommes toujours déjà plongés dans l’avenir, remarque permettant à Heidegger de reprendre la temporalisation ek-statique, fondée sur la primauté de l’avenir.

Cette historialité ouvrant sur l’advenir de l’avenir permet à Heidegger de quitter le passé pour envisager ce qui advient, et donc de poser le temps comme temporellité. Suivent l’habituel et inévitable couplet sur Descartes qui a manqué le sens de l’être en déterminant le Dasein comme sujet, ainsi que quelques rappels sur l’objectivation de l’étant, astreignant celui-ci à une présence toute métaphysique. Rien d’original ne mérite d’être relevé dans les derniers paragraphes, qui ont en réalité parfaitement abandonné le questionnement initial, afin de mieux ressasser les haines récurrentes du Philosophe.

Le § 28 tente un ressaisissement synthétique du cheminement intellectuel proposé, en prétendant recréer les liens entre la logique et les autres thèmes abordés : le je, le soi, le nous, l’Etat, le peuple, Descartes, le sujet, etc. Sans surprise, et peut-être pour lever les ambiguïtés, ce cours s’achève sur un éloge radical de l’Etat qui, selon Heidegger, « est16. historial du peuple. » 17 Dire cela en 1934, ce ne peut être innocent, particulièrement lorsqu’on accentue cet éloge par les mots suivants : « « L’Etat est seulement pour autant que et aussi longtemps que parvient à s’imposer la volonté de souveraineté qui prend sa source dans une mission et une charge, et qui inversement se fait travail et œuvre. L’homme, le peuple, le temps, l’histoire, l’être, l’Etat – ce ne sont pas là des concepts abstraits qui seraient là pour servir à des exercices de définition ; ils relèvent d’un rapport à l’essence qui se décide chaque fois historialement, et donc d’un se-décider pour l’avenir à partir de l’être-été. » 18. L’Etat n’est rien d’autre que le dépositaire de l’être de l’homme, soit de l’historialité, grâce à laquelle se trouve engagée la réalité de l’avenir.

Nous pouvons donc conclure en affirmant qu’en 1934, Heidegger confie à l’Etat – donc au national-socialisme – la tâche de porter l’être de l’homme, déployée historialement, et libérant l’ouverture de la concrétude de l’avenir, en tant que ce dernier procède idéalement de la résolution, recueillie et accomplie par l’Etat, devenu le seul et exclusif berger de l’être.

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  1. Martin Heidegger, La logique comme question en quête de la pleine essence du langage, Traduction Frédéric Bernard, Gallimard, 2008, p. 15
  2. Ibid. p. 15
  3. Ibid. p. 18
  4. Ibid, pp. 21-22
  5. Ibid. p. 33
  6. Ibid. p. 49
  7. Ibid. p. 66
  8. Ibid. p. 67
  9. Ibid. p. 74
  10. Ibid. p. 95
  11. Ibid. p. 98
  12. Ibid. p. 100
  13. Ibid. p. 105
  14. Ibid. p. 105
  15. Ibid. p. 131
  16. C’est moi qui souligne
  17. Ibid. p. 195
  18. Ibid
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Ancien élève de l’ENS Lyon, agrégé et docteur en Philosophie, Thibaut Gress est professeur de Philosophie en Première Supérieure au lycée Blomet. Spécialiste de Descartes, il a publié Apprendre à philosopher avec Descartes (Ellipses), Descartes et la précarité du monde (CNRS-Editions), Descartes, admiration et sensibilité (PUF), Leçons sur les Méditations Métaphysiques (Ellipses) ainsi que le Dictionnaire Descartes (Ellipses). Il a également dirigé un collectif, Cheminer avec Descartes (Classiques Garnier). Il est par ailleurs l’auteur d’une étude de philosophie de l’art consacrée à la peinture renaissante italienne, L’œil et l’intelligible (Kimé), et a publié avec Paul Mirault une histoire des intelligences extraterrestres en philosophie, La philosophie au risque de l’intelligence extraterrestre (Vrin). Enfin, il a publié six volumes de balades philosophiques sur les traces des philosophes à Paris, Balades philosophiques (Ipagine).