Hervé Oulc’hen : Usages de Foucault

C’est un collectif 1 d’une très grande richesse et d’une très grande qualité qui paraît cette année – « année Foucault » – sous la direction d’Hervé Oulc’hen, doctorant à l’Université Montaigne-Bordeaux III, qui signe une introduction à la fois concise et précise (p. 5-11) ainsi que le chapitre 18 (p. 293-318).

Précédé d’un avant-propos de Guillaume le Blanc (p. 1-4) auteur également du chapitre 5 (p. 65-81), l’ouvrage rassemble les contributions de 23 chercheurs en philosophie et en science humaines et sociales autour de la notion d’usage et plus précisément des « usages de Foucault » comme l’indique le titre. Que faut-il entendre par là ? Les 23 contributions se donnent pour des « mises en usage de la pensée de Foucault » (p. 3). Dans la mesure où l’on peut considérer Foucault lui-même comme « ‘fondateur de discursivité’ au sens où ce n’est pas simplement une œuvre à commenter qu’il nous offre mais une ‘possibilité infinie de discours’ », l’ouvrage se présente comme « une exploration de la discursivité foucaldienne » (p. 6). L’acception de la notion d’usage s’avère alors très large puisque, comme Hervé Oulc’hen s’en explique dans l’introduction, on se situe en amont d’un choix entre lecture « exégétique » et lecture « symptomatique », le commentaire apparaissant comme l’un des usages possibles de la pensée foucaldienne. On pourrait alors se demander si la notion d’usage, forgé précisément contre l’herméneutique, ne se trouve pas quelque peu diluée. On aurait donc choisi une notion clé, une notion dans l’ère du temps capable, par l’extension qui lui est donnée, de fédérer toutes les contributions possibles et imaginables autour d’un auteur. La diversité des contributions en témoigne qui, outre les sections 1 et 4, ne se présentent pas vraiment comme des usages de Foucault, si ce n’est au sens très – trop – large qu’H. Oulc’hen accepte de lui donner. Aussi appréciera-t-on tout particulièrement la brève mais très corrosive réflexion critique que propose G. le Blanc sur cette notion même d’usage « à l’aune de laquelle nous situons volontiers une pensée » (p. 1). Sans remettre du tout en question la qualité des contributions elles-mêmes, ni même la direction générale donnée au collectif, G. le Blanc interroge la notion d’usage comme une manière historique de se rapporter au texte, qui plus est un type de rapport en train de passer et dont nous connaîtrions les dernières manifestations. Il rappelle en effet que l’usage que l’on peut faire d’un auteur, en s’intéressant à ce que l’on peut faire avec lui, plutôt qu’à ce qu’il dit, émerge avec Deleuze, Derrida et, précisément, Foucault, contre une certaine manière, strictement herméneutique de faire de l’histoire de la philosophie. Foucault et ses « boîtes à outils » dénonce une lecture exégétique des textes et contribue, avec Deleuze et Derrida, même si c’est d’une tout autre manière, à promouvoir la notion d’usage dans le rapport que le lecteur entretient avec l’auteur : « nous sommes passés d’un travail sur auteur à un travail avec auteur » (p. 2). En témoignent les lectures foucaldiennes de Kant, de Marx ou encore de Freud. Une fois rappelée l’historicité de la notion d’usage, G. le Blanc envisage la nécessité d’une critique de cette notion même d’usage : « il viendra un jour où le domaine du pensable impliquera la mise en crise de l’usage lui-même. Nous ne sommes pas loin de ce temps-là, tant l’inflation de l’usage est devenue à ce point exponentielle. Il semble que nous fassions usage de tout aujourd’hui, que la moindre pensée ne peut être célébrée qu’à la condition d’être mise en usage grâce à une boîte à outils à découvrir, quitte à ce qu’elle le soit dans le dos de l’auteur. Avec l’usage, c’est une certaine figure du philosophe-usager qui semble définitivement consacrée. Mais après tout, l’usager est-il n’importe qui ou seulement celui qui a pu faire reconnaître par d’autres personnes la pertinence de ses usages, la valeur de ses pratiques ? La démocratie rend nécessaire les usages les plus improbables qui en sont faits mais, en retour, induit une interrogation sur la valeur démocratique de la catégorie même d’usage. Qui la porte et qui l’emploie ? Comment faire usage sans ordonner nécessairement cet usage à une autorité antérieure que l’usage viendrait seulement légitimer ? Une histoire politique de l’usage, y compris dans le domaine intellectuel, reste à faire. (p. 3-4). Aussi cet avant-propos critique détermine-t-il le statut et la place de l’ouvrage qu’il précède : « l’enjeu de ce livre et d’en avoir commencé l’examen à propos de l’auteur qui s’en réclama le plus, délivrant ainsi une philosophie des usages sur laquelle nous avons à nous positionner aujourd’hui » (p. 4).

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Les 23 contributions se répartissent en 5 sections : « Usages, usagers, utilisateurs » (chapitres 1-4), qui interrogerait « le concept d’usage pour lui-même » ; « le social, le mental, le carcéral » (chapitres 5-8), qui s’intéresserait à la porosité, déjà soulignée par Foucault dans son analytique des normes, des catégories du psychique et du carcéral ; « gouvernementalités » (chapitres 9-11), qui proposerait « trois axes différents pour penser à nouveaux frais la question des arts de gouverner soulevée par Foucault dans ses cours Sécurité, territoire, population et Naissance de la biopolitique »  ; « à l’épreuve des sciences sociales » (chapitres 12-15) qui, comme l’indique très expressément le titre, propose une lecture critique de certaine thèse de Foucault à l’aune des travaux menés en sciences sociales ; « Formes de subjectivité, régimes de vérité » (chapitres 16-19), qui aborderait le rapport constitutif entre les pratiques de subjectivation et les jeux historiques de vérité ; enfin « biopolitiques » (chapitres 20-23), regroupant des contributions autour d’un thème cher à Foucault et « qui a lui-même suscité le plus d’usages dans des directions différentes ». Cette répartition se justifie certes, notamment d’un point de vue thématique, et elle a sa logique. Pour autant, peut-être aurait-on pu souhaiter une répartition qui insiste davantage sur les différents types d’usages, sur les différentes manières d’« utiliser » la pensée et les travaux de Foucault. Aussi, au lieu d’envisager l’intérêt de chacune des contributions l’une après l’autre, ce qui serait d’ailleurs redondant par rapport à l’introduction d’H. Oulc’hen, je me propose ici de les envisager en fonction d’une typologie des usages.

Il me semble important de distinguer au préalable la place et l’importance de la notion d’usage dans le travail même de Michel Foucault. C’est ce que permettent de faire les contributions de Mathieu Potte-Bonneville et de Thomas Bénatouïl. Mathieu Potte-Bonneville (chapitre 1) s’intéresse à l’activité de diagnostic : elle consisterait à identifier les interstices des usages et plus précisément les lieux où l’on détourne les usages en vigueur. Une compréhension plus riche de la notion d’usager s’y joue. Thomas Bénatouïl (chapitre 2) interroge justement cette volonté foucaldienne de rendre utilisable son travail, et la théorisation que ce dernier propose, en rapport avec l’usage que lui-même a pu faire des textes hellénistiques. La contribution de Karine Boquet aurait sa place dans ce groupe puisqu’elle évalue la portée et l’effectivité de cette utilisation attendue par Foucault – en l’occurrence, elle analyse les raisons d’un non usage de Surveiller et Punir.

Quant aux différents types d’usages qu’il est possible de faire des travaux ou des concepts foucaldiens, ou encore de ses injonctions, il me semble possible d’en distinguer quatre à travers les différentes contributions de ce collectif.

On pourrait distinguer en premier lieu l’usage « à la manière de » ou « à partir de ». Sont concernées les contributions – et donc chapitres – 3, 4, 11, 12 et 13. Todd Meyers (chapitre 3) et Philippe Artières (chapitre 5) se proposent de travailler « à la manière de » Foucault ou de montrer comment ils ont mené leur recherches et/ou leurs activités « à la manière de » Foucault. Todd Meyer reprend à son compte l’injonction à « faire voir ce que nous voyons » ainsi que la thématique du souci de soi dans le cadre de son travail sur les adolescents traités pour addiction aux opiacés. On reste en revanche assez dubitative face à la contribution de Philippe Artières qui entend apprendre à voir ceux que, aujourd’hui, l’on ne verrait pas – une version descriptive de l’histoire des hommes infâmes, une description des hommes infâmes au gré d’une déambulation romaine. On voit bien en quoi il peut y avoir usage – utiliser une méthode foucaldienne de lecture de l’archive pour l’appliquer à la description – mais non seulement cela confirme la déréliction du concept d’usage soulignée par G. le Blanc et, d’autre part, outre le caractère un peu larmoyant du propos, on ne voit pas très bien en quoi Rome, plus qu’une autre ville européenne, a été choisie, sinon par intérêt touristique. On ne voit pas très bien non plus ce que P. Artières cherche à montrer. Quant à Ferhat Taylan (chapitre 11), Sandrine Rui (chapitre 12) et Éric Macé (chapitre 13), ils travaillent bel et bien eux aussi « à partir de » Foucault. Ils utilisent en effet des outils ou des concepts foucaldiens pour explorer des champs que le philosophe n’avait pas spécifiquement analysés – l’espace public en tant que tel par exemple pour Sandrine Rui. Éric Macé distingue, dans l’œuvre de Foucault, un paradigme du pouvoir et un paradigme de la domination, en montrant que le premier s’avère beaucoup plus satisfaisant que le second pour comprendre les stratégies de « resignification » des normes culturelles, dans le cadre des mouvements trans et queer. Quant à Ferhat Taylan, il propose, à partir d’une hypothèse foucaldienne sur les « technologies environnementales du pouvoir » en contexte libéral et néo-libéral, « une enquête épistémologique et politique sur la rationalité mésologique » ou art de gouverner les hommes par leurs milieux, rationalité dont il fait remonter l’émergence au XVIIIe siècle avec l’urbanisme et l’hygiénisme » (p. 8). Ce type d’usage serait le plus « pragmatique ».

Un deuxième type d’usage consisterait dans l’approfondissement d’une notion ou d’une thématique, notamment à la lumière d’autres auteurs qui auraient travaillé dans la même direction, parfois en s’appuyant expressément sur la pensée foucaldienne. Cet usage serait, à l’inverse du précédent, le plus « exégétique ». Les chapitres 7, 21, 22 et 23 relèvent de ce type d’usage. Foucault, rapproché de Guattari, se trouve placé par Shigeru Taga (chapitre 7) au carrefour entre « théorie du micro-pouvoir » et de la « psychotérapie institutionnelle ». Frédéric Keck (chapitre 22) se propose d’explorer le concept de biopolitique, à l’aune de certaines thèses lévi-straussiennes tandis que Philippe Sabot (chapitre 23) analyse le même concept à partir de ses réappropriations contemporaines chez Sedgwick et Butler.

À ce type d’usage on pourrait rattacher la contribution de Christian Laval qui serait davantage une clarification de la pensée de Foucault. Il s’agit en effet de reprendre à nouveau frais une analyse, mal comprise parfois, pour dédouaner son auteur des dérives qui ont pu lui être imputées. L’auteur s’attache notamment à montrer que Foucault n’est pas un libéral, contrairement à ce que certains ont pu imaginer. D’une manière similaire Maria Muhle (chapitre 21) montre que l’absence d’une définition propre de la vie chez Foucault n’a rien d’un oubli ou d’une faiblesse. Il s’agit au contraire d’un « choix stratégique de ne pas ontologiser la vie sous quelque forme que ce soit, afin de l’envisager sous le prisme des techniques positives de gouvernement et de normalisation qui la transissent et l’investissent en l’imitant » (p. 10).

On pourrait également distinguer un troisième groupe d’articles qui, à partir d’une thèse foucaldienne, en interroge les enjeux ou en propose une lecture en creux. C’est ce qui se passe dans les chapitres 5, 9, 16, 17 et 18. G. le Blanc (chapitre 5) relit l’Histoire de la folie pour y saisir tout autre chose que ce que l’on y a toujours lu. Au lieu d’insister sur le rôle de l’hôpital général dans une réflexion sur la folie et sur le partage raison/folie ou encore sur la confusion folie/indigence, il montre le rôle que peut jouer l’hôpital général pour l’émergence d’une perception sociale de la pauvreté dans sa relation à la population. Michel Senellart (chapitre 17), à partir des analyses relatives à la pastorale chrétienne, autour de la thématique de l’aveu, insiste sur l’enjeu d’une telle lecture pour le christianisme lui-même. Jean Terrel (chapitre 9), relit le Léviathan, avec des concepts foucaldiens, pour en tirer finalement des conclusions très différentes de celles de Foucault sur la pensée de Hobbes. Emmanuel Gripay (chapitre 16) en vient à retrouver, chez le Foucault de l’Histoire de la folie, mis en relation avec Kojève et Blanchot, une histoire de l’ambiguïté du langage. Hervé Oulc’hen (chapitre 16) essaie pour sa part d’aller plus loin que l’opposition, devenue lieu commun, entre Foucault et Sartre en montrant que la figure de l’intellectuel spécifique, foucaldienne, s’infléchit dans un sens existentiel qui se retrouve dans la figure, sartrienne cette fois, de l’intellectuel universel. Il s’agit en quelque sorte de lire par-dessus l’épaule de Foucault, de lire plus dans tel ouvrage ou dans tel concept que le philosophe lui-même y mettait, de tisser des liens improbables avec d’autres pensées pour faire sens.

Un quatrième et dernier usage de la pensée de Michel Foucault consiste à en évaluer les limites – plus précisément à identifier des aspects du réel et de la société que les concepts foucaldiens ne permettent pas de penser, qu’ils échouent à conceptualiser. Les articles 8, 14, 15 et 20 s’y attachent. Les concepts foucaldiens ne permettent pas de penser la violence terroriste, l’expérience, l’école, fille de la République, ou encore la population – du moins pas pleinement ou pas à leur juste valeur. C’est ce que montrent respectivement Hélène L’Heuillet, Didier Lapeyronnie, François Dubet, et Luca Paltrinieri.

Un livre très riche donc, avec des contributions d’une grande qualité, mais qui aurait peut-être gagné à prendre au sérieux la perspective de lecture autour de l’usage, avant la mort programmée de ce concept si « à la mode ». 

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  1. Hervé Oulc’hen, Usages de Foucault, PUF, 2014, 403 pages
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