Hilge Landweer, Isabella Marcinski (éds.) : Dem Erleben auf der Spur

La préface

Présentés à l’origine sous forme de conférences en 2015, les papiers que contient cet ouvrage1 portent sur l’expérience que nous faisons communément de notre chair en tant qu’êtres dotés de sexe. Aussi, en s’inspirant directement de la phénoménologie comme science de l’expérience vécue par un Je, les auteurs de ce recueil nous proposent un livre somme toute original en ce qu’il parvient à élargir le champ de la littérature phénoménologique classique. Exit les considérations historiques sur le corpus husserlien ou merleau-pontien, l’exégèse pour l’exégèse ; c’est d’une phénoménologie pratique dont il est ici question, une phénoménologie qui permet de rendre compte de l’expérience la plus immédiate que nous avons de nous-mêmes et de notre rapport au monde. L’expérience du genre sexuel est ici au cœur des interrogations, et c’est en cela que ce livre est innovant, car la phénoménologie jusqu’à aujourd’hui ne s’est pas assez penchée sur cette part inexplorée de la vie subjective.

En s’inscrivant directement dans la voie que les philosophes allemands nomment la nouvelle phénoménologie (neue Phänomenologie) (p. 7), et les travaux de phénoménologie portant sur l’expérience vécue par les femmes, les différences de sexe, etc. (p. 8), les éditeurs de cet ouvrage prennent parti pour une phénoménologie dont le renouvellement n’en est qu’à ses débuts. Nous pourrions néanmoins nous demander si la reprise du thème et du lexique phénoménologique n’est pas fortuite, comme il en est parfois le cas pour des études neurocognitives, par exemple. Or, la théorie féministe et le développement d’une phénoménologie du genre s’inscrivent directement dans la trame des recherches phénoménologiques. Pour preuve, elles prennent chacune comme prémisse

« la centralité du corps et l’expérience. En outre elles remettent en question l’évidence de notre vie quotidienne et font état des conditions irréfléchies qui, ici, sont implicitement effectives. Les deux prennent pour point de départ le sujet qui, toujours déjà, est incarné (verkörpert) et qui se trouve dans un monde social. Il s’agit donc d’un sujet situé, relatif et vulnérable qui constitue aussi bien le point de départ de la phénoménologie que de la théorie féministe » (p. 9)

Plus encore, si nous nous en tenons à un point de vue strictement historique, Simone de Beauvoir elle-même prenait appui sur les travaux de Merleau-Ponty et de Sartre pour asseoir son ambition d’une pensée féministe tout en renversant le paradigme androcentré dont ils faisaient part : « Pour Beauvoir, on devient une femme à travers l’expérience vécue qui est façonnée par la situation de vivre dans une communauté patriarcale » (p. 11). Ce n’est donc pas un lien artificiel qui lie la phénoménologie à la théorie féministe, ni même aux gender studies. La phénoménologie serait même l’unique méthode permettant de rendre véritablement compte de l’expérience du genre et des normes imposées par la société, en ce qu’elle permet, par la réduction qu’elle promeut, de renverser la doxa scientifique et mondaine pour faire primer l’expérience immanente et irréductible de chaque ego incarné, quel que soit son sexe.

Toutefois, ni la phénoménologie décrite par Husserl, ni la réduction phénoménologique, ne sont reprises comme telles. Voilà certainement le plus singulier des partis pris de ces auteurs, leur hybris peut-être, que de percevoir la méthode phénoménologique comme une méthode fondamentalement incomplète :

« La phénoménologie sera ici comprise comme un projet ouvert, et la réduction phénoménologique qui entend concevoir l’objet (Gegenstand) dans sa pure donnéité comme essentiellement et incomplètement conçue » (p. 15).

La critique féministe de ces auteurs entend dès lors logiquement remettre en question la méthode phénoménologique pour l’élargir, la compléter. C’est dans cette optique que les auteurs retracent dans leurs propos liminaires le développement d’une phénoménologie féministe née dès les années 1980 (p. 11) que Judith Butler a su développer, en mettant notamment en lumière l’importance qu’a graduellement prise la critique de l’androcentrisme (Androzentrismus-Kritik).

Pour nous, comme pour le lecteur d’une phénoménologie « classique », les références citées méritent toute notre attention du fait qu’elles nous permettent d’entrevoir un pan inédit de la recherche phénoménologique qui fait la part belle à ce que les héritiers de Derrida nommeraient la différance, c’est-à-dire ce qui « permet de penser le processus de différenciation au-delà de toute espèce de limites : qu’il s’agisse de limites culturelles, nationales, linguistiques ou même humaines » 2. Cette ouverture sur la problématique des normes sociales est par ailleurs immédiatement mise en lien avec la pensée de Heidegger, plus précisément en ce qui concerne l’être-au-monde (In-der-Welt-sein) et l’être-jeté (Geworfenheit) du Dasein, c’est-à-dire le fait qu’il se trouve d’ores et déjà dans un contexte déterminé et déterminant (p. 16). En outre, qu’il s’agisse d’auteurs tels que Heidegger, Foucault, Levinas, ou Derrida, ces auteurs sont avant tout mentionnés afin de proposer une approche principiellement orientée en faveur de la méthode phénoménologique, tout en offrant des perspectives variées qui permettent de prolonger et de parfaire l’analyse de l’expérience charnelle immanente de la vie en général :

« Nous ne sommes pas préoccupés par une école phénoménologique en particulier, mais par un programme scientifique qui se comprend et se présente en son commencement en tant que mouvement, une philosophie qui s’attache plus fortement à la réalité de la vie (Lebenswirklichkeit). Dans quelle mesure la théorie féministe peut-elle bénéficier de la phénoménologie, cela devrait être compris de manière adéquate. Si la phénoménologie  »mainstream » reconnaît aussi ce profit qu’elle gagne de son côté à travers les élargissements féministes, cela prouvera sa réception » (p. 23)

Enfin, pour ce qui est de la structure du présent ouvrage, tel que le mentionnent les éditeurs, il est divisé en trois sections : « I. Analyses phénoménologiques de l’expérience charnelle, II. Vulnérabilité, violence et dominance en tant que constructions sexuelles et III. Élargissements critiques de la phénoménologie » (p. 17). L’objectif de ce papier ne sera pas de résumer chaque article, mais de donner une vue d’ensemble de l’ouvrage qui permettra au lecteur de mieux appréhender les recherches philosophiques d’outre-Rhin et d’outre-Atlantique afin de les intégrer progressivement dans le contexte de la recherche philosophique française.

La question de la grossesse : l’expérience de la chair étrangère et le système de santé médical

Le premier article, rédigé par Tanja Staehler, est consacré au toucher et à la grossesse. Son sous-titre annonce directement la problématique sous-jacente au texte : « La grossesse comme paradigme paradoxal ». L’enjeu est de comprendre de quelle façon se modifie notre relation à la chair dès lors qu’une femme est enceinte. Pareillement, notre être-au-monde se voit-il modifié durant la grossesse ? À cela l’auteur répond qu’il existe bel et bien une modification de notre être-au-monde et de notre rapport à la chair : « La dualité qu’a constamment la chair apparaît au grand jour avec la grossesse avec laquelle la chair est touchée de l’intérieur à travers quelque chose d’étranger » (p. 28). Ici l’auteur reprend le thème abordé par Husserl d’une chair comme première instance étrangère. Rappelons en quelques mots cette position : la chair est cet intermédiaire entre le sujet transcendantal et le monde environnant, elle est le lieu des affections charnelles, le lieu de la première rencontre avec le domaine des data hylétiques et, de ce fait, de la première rencontre avec l’altérité. « La chair est qualifiée d’ichfremdes », souligne Natalie Depraz 3. Quoique désignée comme point-zéro de l’orientation (Nullpunkt) 4, comme hic absolu, parce qu’elle est ma chair, celle-ci est toutefois le lieu de la rencontre avec l’altérité. Comme le rappelle T.Staehler, « c’est à travers notre chair que nous sommes dans le monde et que nous en faisons l’expérience » (p. 29). Or cette expérience du monde est modifiée durant la grossesse et elle implique par conséquent une analyse tout à fait originale de la grossesse sous la thématique de l’expérience anomale, c’est-à-dire une expérience qui se distingue de celle des êtres normaux à leur optimum en ce qu’elle n’est pas une Weltanschauung universelle. Aussi, nous regrettons que l’auteur n’ait pas mentionné la question de l’anomalité (celle-ci sera traitée dans le second article). Néanmoins, l’idée principale de ce texte est à notre sens la mise en lumière de la primauté du toucher durant la grossesse face au primat accordé à la perception.

« La grossesse montre à quel point le toucher est important contrairement à notre priorité normale accordée au voir. Le toucher est le sens fondamental ou élémentaire, parce qu’il correspond directement à notre expérience, être une chair – il est le sens charnel –, et être une chair, c’est fondamentalement notre existence. […] L’être du toucher nous est étranger, parce qu’il met en exergue des vérités incommodantes au sujet de notre existence comme la finitude ou la vulnérabilité.  »Le toucher c’est la finitude », disait Jacques Derrida » (p. 32)

Voilà en quoi des textes comme celui-ci peuvent prolonger les interrogations proprement phénoménologiques, en apportant une nouvelle appréhension de l’expérience de la chair durant la grossesse – expérience somme toute oubliée par les pères de la phénoménologique, et que seule Natalie Depraz avait analysée dans son article « Phénoménologie de la grossesse » en 2011 5. La grossesse, d’un point de vue phénoménologique, est la description de cette dualité ressentie au sein de ma chair, de ces « doubles sensations (Doppelempfindungen) » (p. 38) lorsqu’une femme enceinte pose sa main sur son ventre et de cette brisure de la sensation normale de soi face à cette altérité qu’elle porte en elle, mais qui demeure néanmoins un prolongement de son être charnel.

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Dans un autre article consacré cette fois-ci à « la résonance charnelle durant l’accouchement » (p. 69), Sabine Dörpinghaus prolonge le propos du papier précédent en s’interrogeant sur les techniques médicales utilisées lors de l’accouchement. Elle signale dès le départ que « dans le service maternité obstétrique (Geburtsmedizin) apparaît l’expérience subjective de la femme au contraire d’une conception de son corps  »mesurable » » (p. 69). Ici se pose la question de la réification des femmes enceintes et du rapport qu’entretiennent les médecins avec leurs patientes. « Comment la femme peut-elle, dans son mode d’être charnel et éprouvant, être intégrée dans un système de santé analytique et décomposant (analytisch-zergliederndes Gesundheitssystem) ? » (p. 69). Plus encore, l’auteur ne s’interroge pas uniquement sur l’expérience vécue des femmes enceintes face au système institutionnel de santé, elle met notamment en avant « de quelle façon les sages-femmes et les femmes vivent le processus de la naissance ou comment leur disposition charnelle sera influencée » (pp. 72-73). L’auteur souhaite ainsi interpeller le lecteur sur les techniques d’accueil et la prise en charge des femmes enceintes en milieu hospitalier. Ce sujet lui importe d’autant plus que S.Dörpinghaus est professeure à l’école supérieure catholique de Köln et enseigne la philosophie aux futures sages-femmes. Il s’agit pour elle d’enseigner à ses élèves une certaine flexibilité dans l’approche humaine des patientes, et de promouvoir par exemple ce que Hermann Schmitz nommait « l’alphabet de la corporéïté (Alphabet der Leiblichkeit) » (p. 77) afin de servir au mieux les femmes enceintes. De tels enseignements permettent aux unités médicales de s’affranchir d’une approche réifiante et statistique des patients. Par extension, les propos de S.Dörpinghaus apportent une véritable leçon de vie pour toute pratique médicale en mettant en avant la dimension vécue par rapport à la dimension strictement naturaliste.

L’expérience de la corporéité féminine : normes, médicalisation, socialisation

Le deuxième article est consacré à l’expérience de la honte que vivent les femmes en ce qui concerne leur rapport avec leur corps constamment stigmatisé et réifié. L’auteur se donne pour tâche de décrire de quelle façon les femmes souffrent d’une oppression constante au sein d’une société pour laquelle le corps féminin représente une anomalie :

« Tandis que le corps masculin est le standard pour le  »normal » ou le  »neutre » en ce qui concerne l’expérience et la subjectivité […] le corps des femmes et l’expérience féminine sont positionnés comme essentiellement déviants ou, dans certains cas, pathologiques. […] Des événements inévitables dans l’incarnation (embodiment) féminine telles que la grossesse, la menstruation, et la ménopause sont positionnés comme des anomalies de l’expérience  »normale » et qui ne sont pas uniquement stigmatisés, mais aussi pathologisés, en recourant à une attention médicale professionnelle (traditionnellement par des médecins mâles) » (p. 50)

En citant notamment Simone de Beauvoir (p. 48), l’auteur tente de sensibiliser le lecteur quant à la construction douloureuse de soi des femmes – construction qui, sans cesse, se fait à partir de l’expérience de la honte. Qu’il s’agisse de la tradition philosophique occidentale qui relègue la question de l’expérience féminine vécue au second rang, pour ne pas dire qu’elle l’omettait tout simplement jusqu’à peu, ou de l’ère postmoderne dans laquelle nous vivons, caractérisée par le néo-libéralisme et la quête perpétuelle de beauté, l’auteur nous invite à prendre en considération la peine infligée aux femmes dans la construction et la représentation d’elles-mêmes : une construction « essentiellement  »formée par la honte » » (p48). Il est ainsi question de déconstruire les normes sociétales en place, et d’éveiller les lecteurs et lectrices à cette problématique immémoriale de la honte imposée aux femmes, cette « héritage culturel » (p. 53) dont il faut absolument se défaire. L’essentiel étant à notre sens de comprendre ceci :

« En tant que les valeurs normatives sont si parfaitement internalisées afin de garantir le sentiment de chacun d’être reconnu et d’appartenir à un groupe social, la honte est souvent collectivement et personnellement contournée. Les femmes peuvent même ne pas réaliser qu’elles sont en train d’expérimenter une honte corporelle ou qu’elles sont en train d’exercer des efforts démesurés pour l’éviter » (p. 53)

Le risque d’une telle construction de soi à travers l’expérience consciente ou non de la honte corporelle comporte son lot de risques psychologiques, physiques et philosophiques. Nul ne saurait contrevenir à cette idée. Il appartient par conséquent à la philosophie et aux sciences en général de s’interroger davantage sur la place qu’occupent les femmes dans l’autobiographie que nous faisons de l’humanité, de sorte que nous puissions concevoir un nouveau paradigme sociétal au sein duquel nul ne souffrirait de stigmatisation. L’ano(r)malité est un concept suranné, et le standard de l’homme sain et beau, le καλὸς κἀγαθός, doit désormais être revu. Voici en substance ce que Luna Dolezal, l’auteur de cet article, nous propose ici.

Ute Gahlings, dans un autre article, prolonge ce débat en tentant de résumer de quelle façon se construit l’identification des femmes au genre féminin. Cette professeure évoque une fois de plus l’importance de la médicalisation dans la construction de soi. Cela serait un processus de « normalisation, de pathologisation et de régulation » (p. 104), mais avant tout, en reprenant les termes de l’article précédent, ce serait une façon de plus pour ressentir de la honte, de ne pas se sentir normale lorsque l’on passe entre les mains des médecins. La construction de soi des femmes passe par cela, par cette irrémédiable nécessité d’être suivies par des médecins de sorte qu’ils puissent, en tant qu’autorités supposées de la norme, affirmer la conformité des patientes aux normes attendues (la contraception, par exemple).

Définir la masculinité

Seuls deux articles sont spécifiquement consacrés à la question de la masculinité, d’abord dans l’optique d’une définition de cette caractéristique, puis dans la perspective plus générale de la masculinité dans le corps social. Robert Gugutzer s’interroge dans le premier article sur l’attribut qui pourrait être le plus représentatif de la masculinité, autrement dit le pénis. En reprenant l’idée commune et immémoriale selon laquelle le phallus représente au mieux la masculinité, l’auteur affirme que « le phallus est l’incarnation universelle de la masculinité » (p. 121). Avoir un pénis, y compris un pénis créé artificiellement, suffirait pour être défini comme un homme, du moins si nous nous en tenons à cette définition pour le moins précipitée. L’auteur se concentre ainsi à démontrer par un exemple quelque peu curieux que la présence d’un pénis ne semble pas être la condition sine qua non de la masculinité, « parce que le pénis n’est, la plupart du temps, même pas un îlot charnel (Leibinsel). Durant le quotidien normal, l’homme ne perçoit pas son pénis, il est complètement discret » (p. 122). Plus généralement, certains individus n’ont pas besoin d’avoir les attributs masculins pour se sentir « hommes », c’est très précisément ce que ressentent par exemple les gender fluid ou bien les transgenres. Il s’avère que le genre n’est pas quelque chose de fixe, chacun est en mesure de se sentir homme ou femme selon l’entente qu’il/elle se fait de ces genres, dans une parfaite indistinction. Néanmoins l’auteur a le mérite de mettre en exergue un aspect essentiel de la masculinité : la dureté (Härte). «Un corps (Körper) masculin est dur, un corps féminin est tendre […]. Que cela ne soit jamais le cas en réalité, cela ne change rien au fait que cet idéal masculin existe : un corps d’homme doit être dur » (p. 127). Et cette dureté est analogue à la dureté du pénis en érection, rajoute-t-il.

Dans le même esprit que l’article précédent, et en s’appuyant en partie sur l’ouvrage Manliness de Harvey Mansfield, Ingrid Vendrell Ferran se concentre sur l’association sur le concept antique du « thumos (θυμός) » associé par Mansfield à la masculinité. L’objectif de I.V.Ferran est de soupeser l’analyse provocante et conservatrice de Mansfield. « Le Thumos est une qualité de l’animation partagée par les humains et les animaux, […] et particulièrement les hommes qui risquent leur vie pour sauver leur vie » (p. 200). Les hommes seraient alors des hommes en ce qu’ils sont durs et prêts à sacrifier leur vie pour sauver leurs contemporains, leur famille. En soulignant les propositions de Mansfield, que l’auteur nuance sans ambiguïté, elle met notamment le doigt sur une distinction fondamentale que proposait Mansfield sur la place que doivent avoir les genres au sein de la famille et du corps social. Selon lui, il faut distinguer le public du privé, c’est-à-dire la neutralité du genre (gender-neutral) et le retour à une séparation claire entre l’homme et la femme. Au sein de la sphère publique, les femmes sont tenues de contrôler le taux de masculinité ambiant, autrement dit elles font en sorte qu’il n’y ait pas d’excès de violence, d’agressions (p. 201). Dans la sphère privée, les conjoints sont invités à agir comme mari et femme, le mari protecteur et autoritaire et la femme critique. Aussi, face à une telle analyse, I.V.Ferran se tourne par la suite vers Bourdieu et Scheler pour parfaire son « approche conceptuelle » de la masculinité. Nul ne saurait en effet se satisfaire de l’analyse de Mansfield. L’auteur a donc pour tâche de comprendre si la masculinité, d’un point de vue conceptuel, est une construction sociale, ou si la « conceptualité » même de la masculinité est un frein à son appréhension. Sans pour autant dévoiler l’avis final de l’auteur, nous pouvons nous inspirer de cette idée développée par Morris Weitz, qu’elle cite volontiers pour affirmer qu’un concept doit rester « ouvert » :

« La théorie des concepts ouverts de Weitz s’inspire de la théorie wittgensteinienne des airs de famille (Familienähnlichkeiten). Parmi quelques concepts – comme pour le jeu –, on ne peut pas trouver de propriétés communes, mais uniquement des airs de famille. Comment employer cette idée au sujet du concept de masculinité ? ».

Certainement en analysant ce concept et sa conceptualité grâce d’un point de vue wittgensteinien, mais il semble pour le moment n’y avoir de définition fixe ni même de concept de la masculinité ou de la féminité tant ces termes sont plurivoques. Les auteurs de ces deux articles montrent chacun à leur manière les difficultés relatives à une tentative de définition de la masculinité.

Analyse

Concrètement, nous n’avons pas souhaité résumer l’intégralité de l’ouvrage, d’une part parce que certains articles nécessiteraient un véritable travail de fond et de longues discussions, d’autre part parce que certains articles ne se répondent pas entre eux. C’est pourquoi nous laissons au lecteur le plaisir de découvrir cet ouvrage par lui-même, plutôt que de lui infliger un résumé qui, par principe, manquera inévitablement l’exhaustivité. L’objectif fut avant tout de sélectionner quelques articles afin d’illustrer des thèmes concrets pouvant toucher un lectorat très large.

En guise de conclusion, nous pouvons nous féliciter de l’élargissement progressif des thèmes traités d’un point de vue phénoménologique. Si la perception, le souvenir, l’imagination, ou les kinesthèses sont effectivement des thèmes essentiels pour la phénoménologie et nécessitent d’être constamment revus, la philosophie contemporaine gagne à s’interroger sur des sujets qui nous concernent directement dans notre relation au monde en tant que sujets donateurs de sens. Certaines philosophes, comme Simone de Beauvoir ou plus récemment Judith Butler, ont permis de comprendre que nous ne sommes pas uniquement des sujets pensants, des ego meditans, mais des êtres incarnés pour lesquels le ressenti corporel est capital. Qu’il s’agisse du corps comme objet de sciences médicalisé, normé (dur, mou, etc.), ou de la construction de soi à travers un long processus de honte, voire de l’impossibilité de se sentir homme ou femme lorsque toute notre éducation nous indique que nous appartenons à tel genre, tout cela rejoint et prolonge les débats phénoménologiques. Il en va précisément de notre rapport au monde et à nous-mêmes, de même que d’une déconstruction de cette donation de sens constante qui ne dépend pas de nous-mêmes, mais d’une tradition immémoriale dont nous n’avons pas naturellement conscience. C’est pour cela que ce livre vaut la peine d’être lu et qu’il faut espérer en voir davantage durant les prochaines années, y compris et surtout s’ils provoquent le débat. Malgré quelques défauts, quelques longueurs, et parfois quelques redites, ce livre contient des propos qui, sans être pour autant bouleversants, méritent amplement d’être connus.

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  1. Hilge Landweer, Isabella Marcinski (éds.), Dem Erleben auf der Spur, Feminismus und die Philosophie des Leibes, Bielefeld, Transcript, 2016
  2. Jacques Derrida, De quoi demain… Dialogue avec Elisabeth Roudinesco, Paris, Fayard et Galilée, 2001, p. 245
  3. Natalie Depraz, Transcendance et incarnation, Paris, Vrin, 1995 p. 270
  4. Cf.Edmund Husserl, Recherches phénoménologiques pour la constitution (Ideen II), Paris, PUF, 1982, p. 223
  5. Cf.Natalie Depraz, « Phénoménologie de la grossesse », in S.Camillieri et C.Perrin (dir.), Épreuves de la vie et souffrance d’existence, Argenteuil, le Cercle herméneutique, 2011
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Jean-Daniel Thumser est docteur en philosophie (ENS-Ulm), auteur de La vie de l’ego paru chez Zeta Books en 2018 et de maints articles sur la phénoménologie et sa naturalisation.