Jean-Fabien Spitz : La propriété de soi

Il est admis que nous pouvons détenir au titre de propriétaire notre voiture ou notre pavillon de banlieue. Mais il semble beaucoup moins évident d’appliquer le concept de propriété aux personnes : soi-même ou autrui. En effet, du fait que les personnes ont une dignité, elles ne semblent pas justiciables des mêmes catégories juridiques que les choses, nous ne saurions nous en considérer propriétaires. C’est contre cette idée reçue que Jean-Fabien Spitz entame une réflexion aussi massive que passionnante dans l’ouvrage paru en janvier 2018 : La propriété de soi, Essai sur le sens de la liberté individuelle1.

I- Que faire de la propriété de soi en tant que composante de la liberté ?

L’auteur propose de définir la liberté comme propriété de soi. Cette idée est empruntée au libertarisme. Cependant Jean-Fabien Spitz conteste la version libertarienne de cette approche. Pourquoi conserver la notion de propriété de soi alors qu’elle semble légitimer un usage sans limite et sans restriction de soi-même à travers l’exploitation de soi par soi, la marchandisation de soi et de son corps… ? Il nous semble, en effet, contre-intuitif d’accepter l’idée que quelqu’un puisse se vendre, c’est-à-dire donner son consentement au fait d’être réduit en esclavage ou de monnayer ses organes vitaux. Mais s’il est propriétaire de lui-même, comment l’en empêcher ? De ce fait, on tend à considérer que les personnes ne sont pas des propriétés et à les protéger, de façon paternaliste, contre leurs propres décisions dès lors que celles-ci auraient des effets qui leur nuiraient fortement ou qui seraient contraires à leur dignité.

Mais, pour Jean-Fabien Spitz, ces critiques sont discutables. La notion libertarienne de « propriété de soi » peut être profondément révisée et ainsi revêtue d’une légitimité forte et d’une utilité normative incontestable. Il est vrai que la notion de propriété, dans sa version libertarienne, rencontre de très lourdes difficultés. Pour rendre la propriété de soi acceptable, il faut commencer par établir une conception raisonnable de la propriété. Ainsi, le modèle de la propriété sur les choses conçue comme un droit despotique et illimité de l’individu sur ce qui lui appartient ne correspond pas au type de droit acceptable dans une société juste. En revanche, si l’on redéfinissait le droit de propriété d’une manière acceptable au regard des principes de justice, il pourrait être appliqué sans réserve au rapport de la personne à elle-même. L’ouvrage nous invite donc à repenser tant la propriété que la propriété de soi et à travers cette re-théorisation normative à penser de façon renouvelée la liberté du sujet dans son rapport à lui-même et à ses biens.

II- Nozick or not Nozick ?

Ainsi, les libertariens, notamment Nozick, ont proposé de définir la liberté en ayant recours à la notion de propriété de soi. En effet, le fait qu’un individu soit propriétaire de lui-même lui assure de pouvoir faire tout ce qu’il souhaite avec sa personne et le protège contre les interférences non-consenties des tiers et même de l’Etat. Grâce à la naturalisation du principe de la propriété de soi, les libertariens se donnent les moyens de penser une distribution naturelle de la liberté au sein de la société, celle-ci ne dépendant d’aucune norme sociale et d’aucune délibération. Si, à l’inverse, on ne considérait pas les individus comme disposant de leur personne et de leurs ressources, cela impliquerait que l’on pourrait distribuer les fruits de leur travail ou même des parties de leurs corps utiles à tous sur la base de principes de justice impersonnels qui les déposséderaient. Jean-Fabien Spitz rappelle à ce sujet l’argument très éloquent de la loterie des yeux : comme les aveugles n’ont pas mérité de ne pas voir et ceux qui voient ont eu la chance de naître avec des yeux fonctionnels, il n’y a aucune raison de de considérer que les uns doivent conserver le privilège de la vue. Il pourrait être juste de redistribuer les yeux de ceux qui voient aux non-voyants pour rétablir la justice. Par cet exemple, Nozick vise notamment à suggérer une critique de l’Etat redistributeur. En effet, les politiques de redistribution consistent précisément à disposer d’une partie des ressources des uns pour les faire servir à des fins auxquelles ils n’ont pas individuellement consenti. Il s’agit bien d’une forme d’instrumentalisation des personnes, une contestation de leur liberté pensée comme propriété de soi.

Pourtant, la définition de la propriété de soi dans sa version nozickienne aussi séduisante soit-elle, prima facie, rencontre de lourdes difficultés. C’est ce que montrent les deux critiques que Cohen adresse à Nozick et que Jean-Fabien Spitz rappelle dans les deux chapitres suivants. La première consiste en une objection portant sur le caractère formel de la propriété de soi libertarienne. En effet, pour être autre chose qu’une simple forme, la propriété de soi suppose l’accès à des ressources extérieures qui en assurent à la personne la jouissance effective. Ainsi, pour que quelqu’un puisse effectivement jouir de la propriété qu’il a sur lui-même, il est nécessaire qu’il ait, par exemple, accès aux ressources alimentaires minimales permettant la conservation de sa vie. Pourtant, dans l’approche libertarienne, il semble admis qu’un individu puisse exclure autrui de l’accès aux ressources qu’il détient même dans le cas où, de ce fait, celui-ci risquerait de mourir de faim. Dans ce cas, la propriété de soi et des ressources a des effets contraires aux fins qu’elle poursuit puisqu’elle entame la capacité de certains à jouir effectivement de la propriété d’eux-mêmes. Ne devrait-on pas considérer que nul ne peut s’approprier une part des ressources à moins de prendre en compte la manière dont cela affecte la jouissance des droits des tiers ? On ne saurait donc s’en tenir à la clause nozickienne de non détérioration des conditions de vie des autres. Peut-on pour autant remettre en cause la propriété de soi ? Oui, on le pourrait, car, pour Cohen, supprimer la propriété de soi n’aurait pas les conséquences en termes de privation de liberté que les libertariens suggèrent. Mieux, la notion de propriété de soi et celle d’autonomie n’ont pas le même sens. La garantie de la première n’est pas nécessaire à celle de la seconde.

La seconde critique de Cohen rappelée par Spitz consiste à dire qu’un système social est impossible s’il est incapable d’imposer des obligations non-consenties à ses membres. Par conséquent, l’approche nozickienne promouvant la propriété de soi en vue d’interdire l’existence d’obligations non-consenties n’est pas tenable. Cohen démontre ce point à travers la figure des récalcitrants qui, au sein d’une société, souhaiteraient ne pas respecter les droits des autres. Il montre que, pour fonctionner, l’Etat minimal libertarien, à moins d’accepter sa propre négation, devrait pouvoir contraindre les récalcitrants. Aussi, si un individu décidait de ne pas respecter la propriété des autres, il devrait bien être sanctionné par l’Etat minimal qui lui imposerait alors le respect de règles auxquelles, en tant que voleur, il ne consent manifestement pas. Par conséquent, y compris dans un Etat minimal, il serait nécessaire d’envisager de soumettre les individus à des obligations auxquelles ils peuvent ne pas consentir et donc, sous un certain angle, de contrarier leur propriété de soi. Le système nozickien est très clairement travaillé par une contradiction massive. Jean-Fabien Spitz conclut donc qu’il ne s’agit pas tant de requérir le consentement effectif des individus que de subordonner la définition de leur propriété de soi à des normes soumises à un test d’acceptabilité. Est acceptable une obligation que nul ne pourrait raisonnablement rejeter. Ce que Jean-Fabien Spitz met ici en évidence sans le dire explicitement, au-delà de la restitution du débat entre Cohen et Nozick, c’est la critique adressée aux libertariens du caractère indéterminé de leur définition de la propriété. En effet, un droit sans aucune norme qui définisse les obligations, les opportunités et les garanties qui le structurent et le rendent acceptable n’est pas possible. La détermination d’un droit dépend donc d’une norme qui lui est extérieure. Tout droit s’inscrit par conséquent dans un système de coopération et ne saurait être pensé comme isolé des normes générales de ce système normatif.

III- Du bienfondé normatif d’un principe de propriété de soi acceptable malgré tout

Jean-Fabien Spitz abandonne donc l’hypothèse définitionnelle de Nozick. Mais il ne souhaite pas renoncer à la propriété de soi parce que celle-ci protège les individus de l’arbitraire de l’Etat et empêche qu’ils soient soumis au pouvoir de la communauté. Il préfère proposer une définition renouvelée et plus subtile de la propriété de soi. Celle-ci se devrait alors d’intégrer le système des droits et des devoirs nécessaires à la préservation de l’indépendance de tous au sein d’une coopération équitable. Il trouve cette version de la propriété de soi chez Rawls notamment qui, tout en remettant en cause le fait que l’on puisse jouir sans restriction de talents dont nous ne sommes pas responsables, n’autorise pas néanmoins à les considérer comme des biens communs. Chacun possède bien ses talents, mais cela n’exclut pas que leur usage et les bénéfices qu’on en tire doivent être soumis à des conditions normatives qui les rend légitimes et acceptables par tous.

Cela conduit Jean-Fabien Spitz à des résultats plus généraux : une redéfinition du droit de propriété comme tel. Il s’agit de contester la constitution unilatérale du droit de propriété défendue par les libertariens. En réalité pour qu’un droit de propriété soit un droit, il suppose une constitution intersubjective permettant d’intégrer le point de vue des tiers dans la détermination des limites de l’usage de celui-ci. « Le choix est entre l’arbitraire d’un droit posé de manière unilatérale et la norme qui intègre les droits de l’ensemble des parties dans sa formulation. » (p. 139) Toute affirmation unilatérale d’un droit est, par définition, arbitraire. Pour qu’un droit en soit un, il est nécessaire que les conditions de son exercice soient collectivement admises, c’est-à-dire qu’aucun des membres de la société puissent raisonnablement rejeter.

Après ces considérations, Jean-Fabien Spitz dégage une nouvelle définition de la propriété plus conforme aux principes et réquisits qu’il vient d’établir. Cela lui permet de maintenir la notion de propriété tout en le relativisant au nom du fait que ce n’est pas parce qu’une chose nous appartient que c’est nécessairement une marchandise, une chose soumise à notre pur arbitraire ou à nos décisions unilatérales. Se situant dans le sillage d’un groupe de juristes américains, notamment Laura Underkuffler, il prétend offrir une conception progressiste ou opérative de la propriété. Celle-ci consiste à penser la façon dont les droits de propriété doivent intégrer les intérêts de propriété des tiers pour être légitimes. Il faut, en outre, que ces intérêts de propriété visent à garantir le même type de valeur que la propriété même : l’indépendance et l’autonomie des personnes.

Pour démontrer ce point, Jean-Fabien Spitz pose qu’il est, par exemple, possible d’être propriétaire de quelque chose sans avoir le droit de le vendre ou d’en faire n’importe quoi. Reprenant les 11 droits et devoirs qui composent le droit de propriété selon Honoré dans le sillage de la thèse d’Hohfeld, il conclut qu’un droit de propriété peut toujours exister pleinement y compris si certains des droits ou devoirs listés n’y sont pas garantis. Appliquant cette idée au cas du corps humain, il met en évidence, en effet, que chacun peut être propriétaire de son corps, au sens où il peut en disposer comme étant le sien et en exclure les autres à moins qu’il n’y consente, sans pour autant avoir le droit de le vendre ou de faire une exploitation économique de ses parties. La disposition du corps de chacun par chacun demeure, mais elle n’est plus illimitée. Elle est, dès lors, déterminée par une norme qui la rend collectivement acceptable. Elle peut être réduite ou redéfinie dans son contenu pour des motifs qui concernent la préservation de l’autonomie et de l’indépendance des membres de la communauté dans son ensemble. Cela ne risque-t-il pas d’exposer les personnes à l’arbitraire de l’Etat quant à la définition des droits dont ils peuvent jouir sur leur propre personne ? Non, car cette thèse n’implique pas que l’Etat puisse réduire ces droits de façon unilatérale pour des considérations autres que la préservation de l’indépendance et de l’autonomie. On admet seulement que l’ensemble et l’extension des droits qui composent la propriété de soi doit faire l’objet d’une délibération où sont pris en compte l’ensemble des intérêts de propriété qu’un groupe de personne partage sur une chose en considération de la préservation de l’indépendance et de l’autonomie de tous.

IV- Conserver la propriété de soi, mais à quel prix ?

La démonstration de Jean-Fabien Spitz est, à beaucoup d’égards, originale, rigoureuse et convaincante. Elle s’appuie sur un appareil argumentatif et érudit impressionnant. On pourrait certes lui reprocher de faire avec les penseurs anglo-saxons exclusivement, ce qu’il aurait pu faire en intégrant également la tradition continentale. Mais cette critique est, à beaucoup d’égards, contestable et secondaire d’autant qu’elle ne retire absolument rien à la force du propos.

Une critique plus massive que nous sommes ici obligés de formuler de façon brève est que son approche ne semble pas lever toutes les difficultés qu’elle pose et même semble en générer de nouvelles. Au fond, Jean-Fabien Spitz propose une conception de la propriété de soi que l’on situerait volontiers entre Kant et Rawls. Il suggère de subordonner la propriété à des normes qui devraient pouvoir la rendre universellement acceptable. De cette manière, il lui semble possible de conserver la notion de propriété des choses et de soi en surmontant les apories de l’approche libertarienne. Les raisons pour lesquelles Jean-Fabien Spitz refuse de s’affranchir de la propriété des choses et de soi sont clairement formulées et ce de manière plutôt convaincante. Il cherche, ce faisant, à éviter l’écueil qui consisterait à considérer la personne, ses talents et ses biens comme des ressources à la disposition de la communauté. Il s’efforce donc de trouver une via media entre libertarisme et renoncement pur et simple à la propriété. Pourtant, et c’est là que porte notre critique, le propos de l’ouvrage demeure parfois contourné, car travaillé par une tension. Jean-Fabien Spitz, non sans des détours dont, à notre sens, il aurait été possible de faire l’économie, s’attache à montrer que la propriété des choses et de soi est compatible avec une théorie de la justice de type rawlsien. Il aspire, ce faisant, à réunir (certes brillamment) deux modèles normatifs hétérogènes : le modèle libertarien de la propriété de soi et le modèle rawlsien des principes de justice.

Il nous semble qu’il aurait été plus économique théoriquement de retravailler plus avant la notion d’appropriation. Au sens étroit, la propriété désigne l’appropriation directe des choses. Au sens large, elle peut aussi désigner la distribution générale du mien et du tien, c’est-à-dire de tous les droits dont les personnes d’une société sont effectivement titulaires. De ce point de vue, il nous semble qu’il est possible et souhaitable d’abandonner la propriété au sens étroit. En effet, réguler les relations sociales qui s’organisent autour des choses et des personnes ne suppose pas forcément l’appropriation privative de celles-ci. Mais il est difficile d’abandonner la notion de propriété au sens large, c’est-à-dire celle de droits portant sur des actions, sur des choses et sur des personnes. Si les individus n’étaient pas titulaires de droits, il serait impossible de trancher leurs conflits et de parvenir à leur coordination pacifique au sein de la société.

Or tourner le dos à la propriété des choses et des personnes, est une approche rendue possible par la théorie d’Honoré réutilisée par E. Ostrom qui permet d’analyser la propriété non comme une réalité substantielle et homogène qui attache sans intermédiaire une chose à son propriétaire. Selon cette approche, la propriété serait un ensemble de droits (Bundle of Rights) qui servirait à structurer et à réguler des relations sociales quant aux choses. Mieux encore, on peut, de ce point de vue, être propriétaire de droits divers, d’intensité et d’extension variable sur les choses, voire sur notre propre personne, sans pour autant être propriétaire des choses ou de notre personne en elles-mêmes. Jean-Fabien Spitz, tout en faisant référence à cette théorie, semble s’arrêter au milieu du gué parce qu’il tient à conserver une notion étroite de propriété (même s’il en propose une redéfinition substantielle). Cela, nous l’avons dit, produit une série d’antinomies que l’auteur affronte, certes, mais dont la solution est parfois sinueuse.

Cette dernière critique, aussi massive soit-elle, n’entame ni la valeur ni l’importance des thèses développées dans l’ouvrage, mais elle ouvre plutôt une discussion sur ces thématiques insuffisamment soulevées dans le débat actuel en philosophie politique en France. En effet, désencombrer, comme nous le suggérons, la réflexion normative du mythe de l’appropriation directe des choses et de soi nous semble mieux à même et de rendre justice à l’approche rawlsienne (du moment que l’on s’en tient à la Théorie de la Justice) et d’affronter les défis théoriques et normatifs que représentent les mutations actuelles des régimes d’appropriation face aux transitions sociales, technologiques et environnementales auxquelles nous sommes tous collectivement confrontés.

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  1. Jean-Fabien Spitz, La propriété de soi. Essai sur le sens de la liberté individuelle, Paris, Vrin, 2018
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