Jean-Marie Gueullette : Eckhart en France

De nombreux chercheurs ont longtemps affirmé que les écrits d’Eckhart étaient restés ignorés depuis la mort de celui-ci (vers 1327-1328) en raison de la condamnation de 27 propositions par la Bulle In Agro Dominico en 1329. Dans Eckhart en France1, Jean-Marie Gueullette, dominicain et professeur à l’Université catholique de Lyon, va à rebours de la thèse selon laquelle les bibliothécaires, terrorisés par l’Inquisition, auraient fait disparaître toute trace de l’œuvre du Thuringien. Loin de ce « mythe », Jean-Marie Gueullette s’interroge sur la postérité réelle du Thuringien, et refuse d’admettre la disparition pure et simple des idées d’Eckhart après sa condamnation par la Bulle papale de Jean XXII. En réalisant toute une étude historique et philologique, il va alors vérifier si l’enseignement d’Eckhart est resté aussi enfoui qu’on le prétend.

Avec Eckhart en France, il présente pour la première fois la façon dont les Entretiens spirituels du Maître ont été accessibles en français dès la fin du XVIème siècle et, il décrit la manière dont ce texte a été lu par les grands spirituels du XVIème et du XVIIème siècle. Par là, Jean-Marie Gueullette renouvelle l’idée communément admise d’une suspension de la lecture et de l’influence d’Eckhart entre le XIVème et le milieu du XXème siècle. Selon lui, les Institutions spirituelles de Tauler, texte composé de longs passages empruntés à l’œuvre d’Eckhart, constitue à une véritable « anthologie de la spiritualité rhénane et flamande » (p. 173). Or curieusement, à travers les Institutions, ce sont les idées d’Eckhart « pourtant réputées pour leur caractère abrupt et parfois très spéculatif » (p. 174), qui ont été mises entre toutes les mains, bien plus que celles de Ruusbroeck ou d’Harphius comme on l’a souvent cru.

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À partir de ce texte « source », Jean-Marie Gueullette tente ainsi de relever les caractéristiques communes dans l’enseignement spirituel des Institutions : y a-t-il une manière spécifique de prier ou d’envisager la vie spirituelle chez les auteurs qui citent Tauler et en encouragent la lecture ? C’est alors que Jean-Marie Gueullette retrace la diffusion de ces Institutions longtemps attribuées à Tauler, ainsi que ses influences chez les spirituels qui s’en nourrissaient et qui ont ainsi largement contribué à faire connaître la pensée de Maître Eckhart : « Les Institutions sont un texte qui ne ressemble à rien, qui porte explicitement la trace de tant de remaniements qu’on frise parfois l’incohérence, et pourtant ce sont elles qui ont transmis la radicalité de la mystique eckhartienne. » (p. 172). Or pour limiter l’ampleur de la recherche, Jean-Marie Gueullette pose des critères objectifs et ne retient alors que des auteurs qui citent le nom de Tauler ou le titre même des Institutions. Parallèlement, l’auteur d’Eckhart en France établit des caractéristiques propres aux lecteurs de ces Institutions. Il remarque chez eux une même conception de la vie spirituelle qui se développe par le détachement, le dépassement de toutes les images, mais aussi par l’union à Dieu dans l’être et non dans le faire. Il note également une même manière de se tenir en présence de Dieu : dans un état d’abandon et d’humilité.

Le grand mérite d’Eckhart en France est de nous montrer que les Institutions spirituelles ont constitué une source majeure de diffusion de la mystique rhénane dans tous les courants de la spiritualité des XVIème et XVIIème siècles. Cette histoire mouvementée du texte a connu deux périodes principales : sa traduction en néerlandais et son adaptation au contexte de la Devotio Moderna par G. van Wevel dans la seconde moitié du XIVème siècle, qui donne naissance au Traité des Douze vertus ; puis l’assimilation de ce traité au début du XVIème siècle dans un milieu proche de la chartreuse de Cologne, qui aboutit à la constitution du texte des Institutions.

Or c’est la traduction en latin des Institutions qui marque une étape importante dans l’histoire de la spiritualité. Pour la première fois, en effet, les textes de la mystique rhénane vont être accessibles à travers toute l’Europe : « Grâce aux Opera Tauleri, ce sont des textes majeurs pour la connaissance de cette mystique de l’Être, de cette voie d’union à Dieu par le détachement, qui deviennent lisibles, d’abord par les lettrés en latin, puis, très vite, par un public très large à travers les traductions. » (p. 173). Par une approche historique et philologique, Jean-Marie Gueullette tente de retracer la fécondité spirituelle de cette traduction des Institutions spirituelles de Tauler : dans un premier temps, il met en exergue le parcours complexe suivi par l’enseignement d’Eckhart jusqu’à sa publication dans les Institutions ; dans un second temps, il consacre son étude à une estimation de l’impact de ce texte chez les différents auteurs (notamment chez Luther, Louis de Blois, Augustin Baker, le Père Surin… ; puis chez les capucins et la mystique du Nord notamment avec Benoît de Canfield, Joseph de Paris… jusqu’à deux figures majeures du Carmel français : Madame Acarie et Jean de Saint-Samson). Cette deuxième partie du livre permet de décrire tout un courant spirituel spécifique, associant les auteurs appartenant certes à des ordres religieux différents, mais ayant en commun non seulement la lecture des Institutions spirituelles de Tauler, mais encore une conception commune de la vie spirituelle et de la prière. Ainsi, parlant d’Eckhart, Jean-Marie Gueullette affirme : « Lui qui n’a cessé de prêcher le détachement s’avère avoir eu une influence considérable sur la spiritualité occidentale de manière totalement cachée, à travers un texte qui ne lui fut jamais attribué et qui véhiculait par ailleurs des idées qui lui étaient totalement étrangères. » (p. 172). L’étude de ces deux étapes de la transmission et de l’interprétation du texte permet alors au lecteur de préciser comment une grande partie des Entretiens spirituels d’Eckhart a été intégrée aux Institutions spirituelles.

Jean-Marie Gueullette met en lumière un « air de famille » (p. 166) entre tous ces auteurs : « Il y a là, remarque-t-il, un phénomène fascinant, en particulier par la cohérence profonde de cette fécondité avec le cœur de l’enseignement d’Eckhart. » (p. 172). Il nous exhorte ainsi à tenter de vérifier l’hypothèse de l’existence d’un « autre » groupe, d’une « autre école française » (p. 166) qui rassemblerait les lecteurs des Institutions spirituelles, ou plus largement les auteurs chez qui on note une influence déterminante de la mystique du détachement, d’origine rhénane et flamande.

Le lecteur peut donc noter que si l’enquête de Jean-Marie Gueullette se limite à la lecture des traductions françaises des Institutions spirituelles, elle sort cependant des frontières du royaume : que ce soit par l’importance de la lecture des Institutions en castillan par Jean de la Croix ou par le caractère polémique qu’a pu prendre la référence aux rhénans chez les capucins bruxellois, ou encore par l’exemple de la colonie bénédictine anglaise, implantée en France, mais restant de langue anglaise. Cette « autre » école dont Jean-Marie Gueullette tente de repérer l’existence n’est donc pas exclusivement française.

Ce livre nous ouvre donc de nombreuses perspectives de recherches tout aussi passionnantes les unes que les autres. D’autre part, il soulève plusieurs interrogations, notamment celle de savoir si une « autre école » française a existé – une école qui aurait « tout autant de réalité que la plus célèbre » (p. 174). Jean-Marie Gueullette suggère ainsi l’idée qu’aux côtés des grands courants plus connus, comme le bérullisme, le carmel et les jésuites, se trouvait une « constellation plus disparate par certains côtés mais bien cohérente par l’unité de l’enseignement spirituel théorique et pratique » (p. 175). Cette diaspora spirituelle rassemble des auteurs qui ont tous lu les Institutions spirituelles de Tauler et qui, à travers elles, sont devenus, sans le savoir, les disciples lointains d’Eckhart.

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  1. Jean-Marie Gueullette, Eckhart en France. La lecture des institutions spirituelles attribuées à Tauler, Million, Grenoble, 2012
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