Lorenzo Valla : Dialectical Disputations

Lorenzo Valla (1407-1457) n’est sans doute pas le plus connu des philosophes de la Renaissance italienne ; moins fulgurant que Pic de la Mirandole, moins emblématique que Marsile Ficin, moins sulfureux que Giordano Bruno, il demeure cantonné à la sphère de connaissance des quelques spécialistes de la période, phénomène particulièrement accentué en France où la diffusion de ses textes fut particulièrement médiocre ; aux très notables exceptions de la traduction du Dialogue sur le libre-arbitre1 et de La donation de Constantin2, se superpose la frustrante absence d’éditions françaises de ses œuvres et sans la très belle étude de Marc Fumaroli consacrée à notre auteur dans L’âge de l’éloquence3, le lecteur français n’aurait peut être jamais entendu parler de ce grand humaniste.

Le texte ici édité a fait l’objet d’une analyse poussée de Gianni Zippel qui, en 1982, publia le texte latin à côté d’une traduction italienne4. Valla est mort avant d’avoir fini d’élaborer la version définitive qu’il souhaitait apporter à son texte, si bien que, depuis Zippel, il est d’usage de distinguer trois version de ces Disputationes, celles de 1439, 1444 et 1446. Le texte latin ici proposé reprend la version du premier volume de Zippel.

A : The I Tatty Renaissance Library

Comme souvent, c’est alors vers les pays anglo-saxons que doit se tourner le regard pour y trouver les éditions les plus abouties et les plus abordables des grands classiques de l’humanisme européen, lesdits pays étant devenus le conservatoire des œuvres oubliées par ceux-là mêmes qui les ont pourtant produites. Il convient, dans ces conditions, de rendre un hommage appuyé à la magnifique collection des Presses de Harvard et Cambridge qui édite patiemment, et selon des critères très soignés, les grands classiques de la littérature et de la philosophie renaissantes, hélas fort méconnues en France. On se convaincra de la richesse du catalogue déjà constitué en consultant la page de l’éditeur à l’adresse suivante

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Les volumes édités par les Presses de Harvard et Cambridge se présentent d’une fort belle manière, avec une couverture rigide et, le fait est suffisamment rare pour être souligné, une reliure. Le papier est de belle qualité, et les éditions sont systématiquement bilingues, ce qui garantit tout à la fois une édition érudite et fiable, adossée à un objet durable, dont la solidité résistera au temps. Ajoutons à cela que chaque ouvrage coûte moins de 30 €, ce qui laisse songeur au regard du coût que représenterait l’équivalent en France. Rendons donc hommage à l’éditeur général, James Hankins, un des meilleurs spécialistes actuels de la Renaissance, pour l’entreprise qui est la sienne et qui offre la possibilité de travailler à nouveaux frais sur les textes les plus fondamentaux de l’Humanisme italien.

B : Le langage en lieu et place de la logique formelle

Mais revenons à Lorenzo Valla lui-même, et à ses écrits, ainsi qu’à la place qu’occupent les Disputes dialectiques au sein de ces derniers. Il est certain que Valla s’inscrit dans le contexte d’une certaine crise de la scolastique survenue dès la fin du XIVè siècle, et dont les conséquences seront sensibles près de deux siècles durant. A cet égard, Valla fait figure de critique de ce qui cimentait cette scolastique, et en particulier des outils aristotéliciens qui la structuraient. « Les premières entités à être liquidées, sont les catégories aristotéliciennes, notent les éditeurs dans leur introduction, et les transcendantaux des scolastiques. »5 Mais, plus fondamentalement encore, Valla va élaborer une pensée pour laquelle la notion même de rhétorique s’avèrera décisive. Il y a là sans doute une réaction de Valla, et plus généralement encore des humanistes italiens, aux écrits de Pierre d’Espagne – en particulier les Summulae logicales – et de Paul de Venise dont les écrits faisaient de la logique la clé ultime de la philosophie. Contre cette réduction jugée abusive, les Disputes dialectiques plaident « pour que la logique soit réformée selon les principes de la rhétorique. »6

Il convient de mesurer l’incroyable modernité d’une telle pensée ; bien avant ce qu’il est devenu d’appeler la philosophie analytique, Valla comprend que la manière dont utilisons la langue et les croyances qu’elle génère importent tout autant sinon davantage encore que la logique prétendument universelle mais qui échoue à envisager le véhicule dans lequel elle s’exprime. A cet égard, Valla se propose de penser la « latinité » comme cadre à partir duquel peuvent se résoudre les problèmes philosophiques les plus délicats. Une telle révolution donne évidemment naissance à une nouvelle façon de penser les choses, où les mots acquièrent une importance soupçonnée. « Pour Valla, notent toujours les éditeurs, ce qu’il y a de plus agaçant dans les transcendantaux n’est autre que le suspect habituel, à savoir l’ens ou l’être, un article élusif que Thomas d’Aquin a étudié dans le De Ente et essentia. Si le but de Thomas est d’analyser les éléments de la métaphysique, celui de Valla est de faire en sorte que la Métaphysique obéisse aux règles du Latin. »7

C : La rupture avec Aristote

On mesure combien Valla cherche à rompre avec une analyse logique héritée de l’Organon ce qui suppose du même geste de rompre avec l’autorité aristotélicienne dont se targuait la Scolastique. C’est pourquoi les premières lignes du Premier Livre des Disputes dialectiques ambitionnent de légitimer cet inhabituel rejet explicite des principes aristotéliciens ; Valla établit ainsi un long inventaire de tous ceux qui, parmi les grands philosophes, furent en désaccord radical avec Aristote, comme pour mieux justifier sa propre position. Très subtilement, Valla va jusqu’à réfuter l’autorité au nom de l’autorité ; à ses yeux, le prestige dont est auréolé Aristote procède d’un malentendu consécutif à une mauvaise compréhension de ce que pensèrent les Anciens ; à cet égard, le cas de Cicéron est tout à fait symptomatique : « Cicéron fut un disciple académicien qui accorda toujours à Platon la première place en philosophie, comme le fit à peu près tout le monde. »8 La remarque finale, le ut fere omnes fecerunt est savoureux : à peu près tout le monde dans l’histoire de la philosophie s’est détourné d’Aristote, et seul un malentendu né de la Scolastique a pu faire croire que c’était Aristote qui devait être considéré comme Le Philosophe.

Cette discussion tendue avec Aristote détermine le plan de ces Disputationes puisque le premier livre, centré sur les Catégories et les transcendantaux constitue une réponse nette et argumentée aux Catégories d’Aristote, ainsi qu’à la lecture qu’en avait faite Porphyre. Le deuxième livre analyse les propositions et introduit un dialogue avec le Péri Herménéias voire avec les Topiques et la Rhétorique. Enfin, le troisième livre s’occupe de réfuter les Premiers analytiques ainsi que les Réfutations sophistiques. L’ensemble des Disputationes constitue donc une sorte de destruction par la langue de l’Organon, ce qui n’allait pas sans danger.

Résumons-nous : Valla cherche à contrer l’influence aristotélicienne, notamment dans le domaine logique, en imposant ce que l’on pourrait appeler une « philosophie du langage » dont l’analyse se substituerait au primat de la logique. Appel ne s’y est d’ailleurs pas trompé, en consacrant de très belles pages à Valla dans son ouvrage Die Idee der Sprache in der Tradition des Humanismus von Dante bis Vico9. « Puisque la langue peut être persuasive ou même contraignante, même lorsqu’elle n’est pas formellement valide, l’attention doit passer de l’étude des mécanismes corrects d’inférence à celle des stratégies de communication efficaces. D’un autre côté, Valla était convaincu qu’une grande partie des problèmes logiques traités par Aristote et la scolastique étaient en fait de faux-problèmes solubles à travers la signification de la grammaire et l’analyse syntaxique de la langue et de son usage courant. »10

D : Ce qui fait que Valla est Valla

L’originalité de Valla consiste toutefois moins dans la mobilisation de la rhétorique que dans l’usage qu’il en propose. Il n’est pas le premier humaniste à vouloir jouer la rhétorique contre la logique ; mais il refuse que la rhétorique ne s’épuise en un jeu purement formaliste où serait exaltée la pure forme au détriment du contenu : Valla prend vite conscience que la rhétorique reconduit, sous certaines conditions, les errances de la logique, en ce que celles-ci partagent toutes deux une tentation formaliste. Si donc la rhétorique peut être un remède, elle ne peut l’être que sous une forme nouvelle, et c’est de là que naît la notion même de dialectique.

Qu’est-ce donc que la dialectique de Valla ? Il est clair, compte-tenu de ses réflexions sur le langage, qu’elle ne peut avoir la visée platonicienne d’une quelconque saisie de la transcendance ni ne peut, et encore moins, être de type formaliste. Mais Valla ne donne pas beaucoup de renseignements permettant de la définir. Ce problème est tel que les éditeurs ont jugé bon – à très juste titre – de faire du troisième appendice une sorte de mise au point quant au sens à lui attribuer. Ces derniers constatent que la notion de Logica, non pas évidemment prise pour désigner la logique aristotélicienne, doit être entendue comme la dialectica, aucun des deux termes n’étant clairement défini.

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En réalité, la dialectique de Valla doit être pensée à partir du langage, ou plus précisément encore à partir de la rhétorique dont elle sera une partie, quoique Valla en expose ainsi la différence : « La rhétorique est extrêmement difficile et exigeante, tout le monde n’étant pas en mesure de la maîtriser. Et cela car l’orateur se plait à errer en pleine mer entouré de vagues qu’il fend, gonflant les voiles et gémissant, afin de maîtriser la tempête sans jamais céder : l’éloquence, parfaite et primordiale, est précisément ce dont je suis en train de parler. Mais la dialectique – n’aimant rien tant que la sécurité et l’étreinte de la plage – regarde vers la rive et non vers la mer, navigant près des côtés et des rochers. »11

Conclusion

Les deux volumes formant les Disputes dialectiques doivent être considérées comme un événement : présentant dans une édition accessible, de très belle facture, dotée d’un riche appareil critique et d’une substantielle introduction, ils s’imposent comme l’édition de référence, tant par la maniabilité de l’ouvrage que par la qualité de la traduction anglaise qui en est proposée. Ce jalon essentiel de la critique de la philosophie scolastique et de son fondement aristotélicien révèle son lien avec la philosophie du langage – bien qu’il s’agisse ici essentiellement du seul latin – et invite à repenser l’originalité réelle d’une certaine philosophie analytique ainsi que les rapports entre logique propositionnelle et philosophie du langage.

Un regret toutefois, extérieur à l’édition de cet ouvrage : on ne peut que regretter que de telles entreprises soient impossibles en français, et ne soient pas près de voir le jour.

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  1. Lorenzo Valla, Dialogue sur le libre-arbitre, Traduction Chomarat, Vrin, 1983
  2. Lorenzo Valla, La donation de Constantin, Traduction Giard, Les Belles Lettres, 1993
  3. cf. Marc Fumaroli, L’âge de l’éloquence. Rhétorique et res literaria de la Renaissance au seuil de l’âge classique, Droz, 2002
  4. cf. Laurentii Valle Repastinatio dialectice et philosophie, 2 volumes, Patavii, 1982
  5. Lorenzo Valla, Dialectal Disputations, Volume I, Book 1, edité et traduit par Brian P. Copenhaver et Lodi Nauta, The I Tatti Renaissance Library, Harvard University Press, Cambridge, Massachusetts, London, England, 2012, p. xvii.
  6. Robert Black, « The Philosopher and Renaissance Culture, in James Hankins (ed.), The Cambridge Companion to Renaissance Philosophy, Cambridge University Press, 2007, p. 17
  7. Dialectical Disputations, op. cit., p. xviii
  8. Ibid., p. 5
  9. cf. K. O. Appel, Die Idee der Sprache in der Tradition des Humanismus von Dante bis Vico, Bonn, 1963
  10. Luca Bianchi, Continuity and change in the Aristotelician Tradition, in James Hankins (ed.), The Cambridge Companion…, op. cit., pp. 62-63
  11. Dialectical Disputations, II, op. cit., p. 5
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Ancien élève de l’ENS Lyon, agrégé et docteur en Philosophie, Thibaut Gress est professeur de Philosophie en Première Supérieure au lycée Blomet. Spécialiste de Descartes, il a publié Apprendre à philosopher avec Descartes (Ellipses), Descartes et la précarité du monde (CNRS-Editions), Descartes, admiration et sensibilité (PUF), Leçons sur les Méditations Métaphysiques (Ellipses) ainsi que le Dictionnaire Descartes (Ellipses). Il a également dirigé un collectif, Cheminer avec Descartes (Classiques Garnier). Il est par ailleurs l’auteur d’une étude de philosophie de l’art consacrée à la peinture renaissante italienne, L’œil et l’intelligible (Kimé), et a publié avec Paul Mirault une histoire des intelligences extraterrestres en philosophie, La philosophie au risque de l’intelligence extraterrestre (Vrin). Enfin, il a publié six volumes de balades philosophiques sur les traces des philosophes à Paris, Balades philosophiques (Ipagine).