Lucien Jaume : Le religieux et le politique dans la Révolution française. L’idée de régénération

Lucien Jaume, professeur de sciences politiques à Sciences-Po et spécialiste du libéralisme qu’il aime à présenter comme une « inspiration » vient de publier un livre passionnant et étrange à la fois, à mi-chemin de l’étude historique et de l’étude philosophique intitulé Le religieux et le politique dans la Révolution française1. Le thème retenu pour aborder ces deux domaines est celui de la « régénération » ce qui amène l’auteur à croiser des éléments peu fréquents dans la philosophie politique, éléments parfois proches de l’hermétisme et qui permettent de saisir sans aucun doute ce que nous pourrions appeler l’élément mystique de la Révolution française ; loin des clichés habituels sur une Révolution réduite au seul triomphe de la Raison et substituant un Être suprême au Dieu incarné des chrétiens, l’auteur montre à l’aide de multiples analyses fort concrètes combien la Révolution excéda le simple cadre politique pour s’inscrire dans un cadre religieux d’avènement d’une nouvelle humanité précisément régénérée comme le serait le chrétien par le baptême.

A : La notion de régénération

Le terme de « régénération » peut étonner ; il possède aujourd’hui un sens extrapolitique, essentiellement biologique, et semble s’apparenter à la faculté d’une entité vivante de se reconstituer après la destruction d’une partie de cette entité. Son application au champ historico-social peut surprendre mais elle est en fait justifiée par le lexique des acteurs mêmes de la Révolution. Lucien Jaume prend grand soin, dès la première page de l’ouvrage, à justifier l’emploi de ce terme du fait même qu’il fut employé par bien des acteurs de l’époque. Ainsi Fouché dans ses Mémoires : « Nous poursuivons une chimère avec la fièvre du bien public. (…). Une régénération sociale (…), l’enivrante fonction de la restauration de l’Etat. » (Fouché, Mémoires, 945, p. 36-37). Ou encore Tocqueville qui insiste dans L’Ancien Régime et la Révolution sur cette notion comme condition d’intelligibilité de la Révolution2.

Il y a donc dans l’idée de rupture avec l’Ancien Régime quelque chose qui ne se laisse nullement ramener à la simple question du progrès ni même de l’émancipation ; il y a plutôt l’idée d’un double procès qui est dans son versant apparent « destruction » et dans son versant plus dissimulé, ou plus mystique, retour à l’essence perdue de l’homme. Si l’on rompt avec le passé, on ne fait pas que rompre : on restitue à l’homme son humanité perdue et oubliée. A ce titre, il faudrait penser un certain nombre de symboles comme étant des actes bien plus religieux que politiques : tel est le cas du changement de calendrier, de l’imposition de la langue française qui rompt avec les enracinements particuliers et avec le patois, etc., de sorte que le citoyen ne soit pas que le signe de la rupture avec le sujet du roi mais également la forme à travers laquelle puisse enfin se réaliser l’humanité accomplie.

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Au-delà donc du politique, il faut faire place à cette régénération qui est « ce terme magique »3 et qui s’apparente autant au christianisme le plus classique puisque régénérer est une promesse du Christ : Jean, 3, 5 qu’aux socialismes, notamment dans sa forme marxiste la plus accomplie où l’on trouve de manière récurrente l’idée d’un retour à une essence de l’homme, oubliée et opprimée, retour qui s’accomplira par une révolution complète mais contre les droits de l’Homme qui ont promis l’émancipation impossible.

B : Une absence regrettable : la Franc-Maçonnerie

Mais là où l’on peut d’emblée émettre un regret, c’est dans le fait que Lucien Jaume n’investigue pas jusqu’au bout ce qu’il appelle lui-même ce « terme magique » de régénération : certes, on ne peut pas ne pas penser au baptême chrétien ni aux socialismes, mais on ne peut pas non plus faire abstraction du rôle des loges maçonniques où la notion de régénération est absolument centrale, voire constitue l’élément majeur de l’initiation. Cela est d’autant plus surprenant que lorsque la France adopte en 1793 la triade « Liberté Egalité Fraternité » qui est la devise que prononce en loge le maçon après l’acclamation écossaise, elle fait siens certains principes maçonniques qui invitent à creuser le sens précisément maçonnique de la régénération sur lequel Oswald Wirth avait toute sa vie durant sensiblement insisté4.

En somme, si le thème que mobilise Lucien Jaume nous semble plus que pertinent pour aborder la Révolution française et en comprendre un des éléments majeurs, il ne nous semble pas pour autant suffisamment référé à l’influence des loges, notamment au rôle de la loge des Neuf Sœurs qui eut un pouvoir intellectuel considérable. Sauf erreur de notre part, Lucien Jaume ne fait pas mention de la très influente parution du monde primitif qui connut 1200 souscriptions, ce qui peut paraître peu mais qu’il faut comparer aux 2000 souscriptions de l’Encyclopédie, et qui fut un des symptômes les plus manifestes de l’exigence de retour à un âge antérieur rendant possible la régénération de l’homme : « L’homme régénéré, écrit Elisabeth Liris, devient l’homme universel et un habitant de l’humanité. C’est alors que la nouvelle lecture rejoint la pensée utopique du XVIIIè siècle, à la recherche d’un monde sans conflit où règnent justice, égalité, liberté et fraternité. En effet, la maçonnerie du XVIIIè siècle s’élançait à la recherche d’un monde primitif mythique, prétendument détenteur d’une sagesse et d’une science mystérieuse. »5 Cette quête d’un monde primitif très présente dans la maçonnerie en général et chez les Neuf Sœurs en particulier – où régna Franklin – aurait sans doute gagné à être rapprochée des interrogations de Lucien Jaume autour de ce qu’il ne cesse d’appeler « ce retour à »6 et qui désigne un double sens : une nature perdue et un temps perdu. Cela aurait permis de comprendre d’ailleurs pourquoi cette régénération de la nature humaine équivaut à un retour à l’âge d’or perdu, très fréquemment symbolisé quelques dizaines d’années plus tard par les sculptures de Dalou, notamment place de la Nation à Paris où le char de la République est toujours accompagné de l’allégorie de l’âge d’or. Pourtant, Lucien Jaume est souvent proche de telles analyses, notamment lorsqu’il cite Mona Ozouf qui, dans L’école de la France7 écrit : « Un peuple qui recouvre sa liberté se retrouve à l’origine de la société ; il retourne au droit primitif, naturel. Il se reporte à cette époque heureuse où tous les hommes égaux entre eux se régissaient et se gouvernaient en commun. La France est un peuple nouveau ; en brisant ses fers, elle renaît dans l’enfance. »8 Renaître dans l’enfance, voilà qui aurait sans doute mérité de plus amples développements dans l’ouvrage.

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Enfin, avec l’Encyclopédie, la loge des Neuf Sœurs, les œuvres de Louis-Sébastien Mercier, les maçons dessinent donc un monde où la régénération du temps, de l’espace et des rapports humains devient systématique. Il faut changer le calendrier – rapport au temps –, l’architecture et la cité – rapport à l’espace – ainsi que les lois pour introduire des rapports plus égalitaires. « Dans ce regard vers la régénération et la construction d’un monde rêvé, où régneraient liberté, égalité et justice sociale, où se retrouvent des maçons en Révolution, on peut considérer dans un premier temps la mise en œuvre du calendrier républicain par Jérôme Lalande et Gilbert Romme et, dans un deuxième temps la mise en place de la régénération sociale, religieuse et politique lors de la mission Georges Couthon dans le Puy de Dôme en particulier pendant la Terreur. »9 Lucien Jaume évoque la question du calendrier mais ne s’appesantit pas sur le cas de Georges Couthon, rédacteur de la Constitution de l’an I, destructeur des droits féodaux, briseur des révoltes lyonnaises et membre du comité de salut public. Franc-maçon, initié à l’Orient de Clermont et ayant donné son nom à de nombreuses loges, il n’eut cesse de vouloir distinguer les « bons citoyens des mauvais », prônant l’extermination des mauvais citoyens afin de purifier le champ social de ses mauvais éléments. Il faut ici interroger l’importance de la purification du champ social, de l’extermination des « mauvais citoyens » comme condition de la régénération du corps national qui est comme parasité par ces individus qui empêchent l’humanité de retrouver sa véritable essence. Il eût été intéressant là aussi de se demander si les massacres de la Terreur ne s’inscrivaient pas dans quelque chose de métapolitique, de sacrificiel, par lequel on purgeait le corps social pour le régénérer.

C : Qui est régénéré ? L’hésitation entre l’individu et le citoyen

Un autre aspect de l’ouvrage de Lucien Jaume consiste à interroger l’objet de la régénération ou, plus exactement, l’identité du régénéré : qui est réellement régénéré ? Est-ce l’individu ou est-ce le corps social en son entier ? C’est en fait retrouver l’éternelle question de la nature de la Révolution française tiraillée entre son versant libéral privilégiant l’individualité et son aspect républicain privilégiant la communauté. C’est aussi soulever le problème de l’émancipation : émancipe-t-on l’individu en tant qu’individu ou le citoyen en tant que membre du corps politique ?

Lucien Jaume analyse longuement la loi le Chapelier mettant fin aux corporations et montre que cette loi revient à dire que s’il n’y a plus que des citoyens, alors en tant que citoyen il n’est pas possible d’avoir des intérêts spécifiques et particuliers. Il y a la volonté de rendre le citoyen le plus anonyme possible, le moins charismatique possible afin d’éviter le morcellement du corps social. Mais alors la particularité tout entière se reporte sur l’individu ce qui crée une situation ambiguë : d’un côté, l’individu est affranchi des corporations et semble ainsi émancipé ; de l’autre, il n’acquiert de visibilité politique que sous l’angle du citoyen qui est délesté de toute particularité et qui est devenu totalement anonyme. Comment interpréter cette double promotion de l’individu et du citoyen qui est en même temps une exclusion de l’individu hors du champ politique et une éradication de la particularité du citoyen ? L’homme est-il régénéré en tant qu’individu ou en tant que citoyen ?

La réponse de Lucien Jaume est ici fort subtile : « Selon notre hypothèse, il n’y a pas deux régénérations mais une seule, qui adopte un mode opératoire et des cibles distincts : l’une est au service de l’individu (…), l’autre est d’esprit organique, communautaire. »10 La thèse de Lucien Jaume revient donc à défendre l’idée selon laquelle la régénération est un tronc commun donnant naissance à deux branches distinctes, l’une libérale, l’autre républicaine, l’une individualiste, l’autre organique. Soit, mais alors faut-il en conclure que la Révolution prétend régénérer tout autant l’individu que le citoyen ? Sans aucun doute oui à condition de comprendre que c’est par la forme du citoyen que l’individu retrouvera sa véritable humanité et son authentique accomplissement. En d’autres termes, cette régénération a certes deux branches mais l’une est la médiation de l’autre, le cadre politique est la médiation sans laquelle il n’est aucune régénération individuelle possible.

D : L’Eglise face à la régénération

L’un des paradoxes de l’ouvrage est que si la régénération se trouve souvent référée au baptême, elle s’oppose dans les faits à l’Institution qui opère le baptême, soit à l’Eglise elle-même. Par ce biais, on voit que la notion de régénération ne peut en aucun cas être comprise comme une simple reprise du sacrement chrétien, et doit être reliée à d’autres influences dont celle de la maçonnerie.

Rappelons que l’Eglise jouit à l’époque par le concordat de Bologne (1516) de la reconnaissance du catholicisme comme religion d’Etat. Le clergé est un ordre privilégié, il gère l’état civil, les actes de la vie, tout en versant à l’Etat le don gratuit de façon libérale, par choix libre ; il prodigue services d’assistance (hôpitaux, enseignement). L’Eglise possède 10% des terres, et les dignitaires issus de la noblesse jouissent de dotations spécifiques dont le roi négocie avec la Curie l’étendue. L’Assemblée constituante veut donc atteindre l’Eglise dans son statut de corps, d’Etat dans l’Etat et cela se fait au nom de l’individu et de la liberté, c’est-à-dire au nom du libéralisme : quelque chose écrase l’individu et pour régénérer ce dernier la lutte contre l’Eglise en tant que corps institutionnel devient un objectif décisif.

Lucien Jaume consacre d’excellentes pages au rapport Martineau. Louis-Simon Martineau fut rapporteur des travaux de l’Assemblée Constituante s’arrogeant le droit d’introduire depuis le politique une réforme dans le religieux ; on voit par là l’importance de l’événement dans la thèse de Lucien Jaume puisque si le politique peut réformer le religieux, cela signifie au moins que les cloisons ne sont pas étanches, et que si le religieux se trouve en apparence ainsi dominé par le politique, il est tout aussi légitime d’y voir une certaine religion cherchant à en contenir une autre. Le rapport Martineau met ainsi l’Eglise dans la Révolution pour revenir à l’Eglise primitive : c’est là l’intérêt de la régénération et le paradoxe du geste de Martineau : ce dernier s’autorise d’une force politique pour réformer un pouvoir religieux en tant qu’il est lui-même devenu un corps : mais loin de faire de l’Eglise une simple annexe politique, il exalte le retour à l’Eglise primitive, soit à un mouvement bien plus spirituel qu’institutionnel, de sorte que le rapport change de sens : ce n’est plus le politique qui détruit le pouvoir religieux, c’est le politique qui cherche à exalter le spirituel dans le religieux et éliminer la strate politique que ce dernier avait fait naître.

Martineau évoque ainsi cette célèbre formule voulant qu’il faille « uniquement revenir à la discipline de l’Eglise primitive », ce qui ne manque pas d’audace. Tout est fait pour atomiser les composantes de l’Eglise afin de réduire au maximum son pouvoir hiérarchique. On veut que l’évêque soit élu un dimanche, dans l’église du chef-lieu du département, à l’issue de la messe paroissiale à laquelle sont tenus d’assister tous les électeurs (II, article 6) « Dans cette conception, le prêtre et l’évêque deviennent, dans l’ordre moral, de véritables agents ou administrateurs de la société. Tel était l’espoir que Robespierre entretenait, de concert avec les Gallicans de la Constituante, de façon à restituer un prestige à l’Eglise, tandis que ses biens territoriaux lui sont enlevés. »11

Cela étant, cette Eglise primitive est jugée légitime parce qu’elle est jugée conforme aux idéaux de la Révolution ; de ce fait, on contraint le religieux à parler le nouveau langage de la nation, des droits de l’homme, de l’égalité des individus. Et les évêques en accord avec ces idées enverront au pape en 1791 le texte suivant : « Nous avons désiré établir le véritable empire de la liberté politique dans une monarchie héréditaire, et nous avons reconnu sans peine cette égalité naturelle qui n’exclut aucun citoyen des places auxquelles la Providence l’appelle par la voie de ses talents et de ses vertus. On peut étendre ou restreindre l’égalité politique, selon les différentes formes de gouvernement. »12

Il est fondamental d’insister sur ce rapport compliqué à l’Eglise qui n’est donc pas uniquement perçue comme un obstacle en tant que telle : seule sa dimension politique et institutionnelle est jugée problématique et fait l’objet d’attaques précises et ciblées. Mais nous pourrions nourrir un second regret envers l’ouvrage : pourquoi les partisans de la Régénération n’ont-ils pas vu dans l’Eglise primitive un obstacle alors même qu’ils n’eurent de cesse de substituer au Dieu chrétien et au Christ l’Etre suprême ? Pourquoi, en dépit de ces changements sémantiques fort signifiants l’Eglise primitive est-elle jugée compatible avec les idéaux révolutionnaires ? Et plus encore : ne faudrait-il pas alors interroger les lien de la maçonnerie avec le christianisme primitif pour mieux comprendre certaines problématiques ?[Nous nous permettons de renvoyer sur ces questions-là aux travaux de Jérôme Rousse-Lacordaire ainsi qu’à l’entretien que nous avions réalisé avec ce dernier à cette [adresse [/efn_note]

E : La Fête de la Régénération : Isis aux commandes

Il reste à s’interroger désormais sur ce qu’il convient de nettoyer, de purifier, de laver en chaque homme. Si le baptême chrétien lave l’homme du péché et lui donne une seconde naissance, une renaissance spirituelle après la naissance biologique, qu’en est-il chez les tenants d’une régénération politico-mystique ? Paradoxalement une fois encore, le registre du péché n’est jamais loin ou, plus exactement, le registre du mal : la régénération consiste à s’éloigner du mal, à presque contraindre l’homme à ne plus pouvoir qu’accomplir le bien, et c’est pour cela que les lois occupent un rôle si central. Lucien Jaume cite à cet effet Morelly : « Trouver une situation dans laquelle il soit presque impossible que l’homme soit dépravé ou méchant, ou du moins minima de malis. »13

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Ce refus du mal, cet encadrement par la loi qui aide l’homme à ne plus pouvoir accomplir que le bien est donc au centre de cette notion de régénération qu’il faut également mettre en scène. Le 10 août, les protagonistes de la Convention s’accordent autour de l’établissement d’une « fête de la régénération », épisode fondamental de la Révolution française qu’évoque Lucien Jaume à très juste titre sans toutefois en tirer, là non plus, toutes les conséquences.

De quoi est-il question dans cette fête ? Il s’agit d’une fontaine ou, plus exactement d’une statue d’Isis montée en fontaine qui parcourra Paris et à la poitrine de laquelle devront s’abreuver les parisiens massés en masse sur son parcours, lequel connaîtra cinq étapes de la Bastille au Champ de Mars en passant par les Invalides et le boulevard Poissonnière. De ses seins sort « une eau qu’il faut dire lustrale (purificatrice) et à laquelle les délégués boivent pour renaître. »14 Bien que Lucien Jaume mentionne le rôle lustral de l’eau jaillissant du sein d’Isis, il ne nous semble pas mener l’analyse jusqu’au bout. L’eau qui jaillit du sein d’Isis renvoie à la Mère nourricière universelle, à laquelle doit s’abreuver désormais le Citoyen des Temps nouveaux. Se substituant au Corps et au Sang du Christ, la nouvelle eau régénère les individus meurtris par plusieurs siècles d’obscurantisme chrétien. Et c’est là que se joue l’essentiel : lorsque Jean Favier rappelle que la Révolution puis la Terreur est une « déchristianisation de la société »15, il faut alors y lire non pas une laïcisation de celle-ci mais bien plutôt l’opération par laquelle se substitue un culte à un autre. Lucien Jaume ne prête par exemple pas attention au parcours de la statue, qui se dirige de l’Est vers l’Ouest, qui prend donc son essor au Levant, et qui symboliquement inscrit son action sous le règne solaire que signalent les deux lions aux pieds d’Isis, animaux solaires par excellence.

Rien ne se révèle donc moins athée que le Monde Nouveau que veulent faire advenir les Républicains de 1792 et de la Troisième République, et rien ne saurait être plus religieux ni même plus pieux que celui-ci. Raphaël Aurillac, auteur du guide de référence sur le symbolisme maçonnique à Paris, peut ainsi écrire que les citoyens vêtus à l’Antique venus s’abreuver à la Fontaine « comme pour puiser aux sources d’une nouvelle spiritualité procédant du culte de l’Etre Suprême et de ses médiateurs, les dieux de la lumière de l’Egypte et des mondes grecs et latins »16 expriment la dimension religieuse et spirituelle de la cérémonie du 10 août 1793. Et cette fête ne fut pas un épiphénomène de faible portée : pour en marquer l’importance, on frappa dès l’année suivante les pièces de monnaie à son effigie. Toutefois, peu solide parce que construite en plâtre, la statue d’Isis fut rapidement détruite avant que le projet d’une autre fontaine – eau régénératrice – ne vît le jour, celui d’un gigantesque éléphant-fontaine devant orner la place de la Bastille, départ symbolique et évidemment oriental d’une humanité régénérée depuis le 14 juillet.

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Lucien Jaume nous permet donc de mettre l’histoire en perspective et de nous décentrer par rapport à nos préjugés les plus ancrés : « La Révolution ne pouvait renoncer au religieux (qu’il faut distinguer du sacré), comme attitude subjective. »17 Avec Robespierre, le mouvement régénérateur atteint une forme extrême que certains opposants comme Mme de Staël ont baptisée « religion politique ». Michelet lui-même attendait une nouvelle religion en 1793 qui n’est pas venue. « La Révolution ferma un moment l’église et ne créa pas le temple » écrit Michelet18 Il fallait un « dogme neuf et fort, ou la Révolution devait s’attendre à périr »19 Michelet n’y inclut pas la religion de Robespierre qu’il déteste.

F : Marxisme et Révolution française

Le dernier chapitre de l’ouvrage est consacré à Marx et à la place du religieux dans son œuvre. Cela peut surprendre car tout le livre a eu pour objet de démontrer la nature religieuse de la Révolution française alors que la pensée de Marx est généralement présentée comme athée, et comme une pensée où l’athéisme radical joue même le rôle du fondement. Telle est par exemple la lecture de Raymond Aron dans ses leçons sur le marxisme : « L’athéisme n’est pas un élément surajouté au marxisme de Marx, c’en est un élément intrinsèque, l’inspiration profonde. »20 Ou encore : « Je veux dire simplement que le marxisme de Marx commence par une critique de la religion et que cette critique de la religion est fondamentalement athée. »21 Si l’on donne raison à Aron dans sa lecture du marxisme, comment peut-on alors relier Marx à la Révolution française dès lors que celle-ci serait structurellement religieuse ?

Lucien Jaume propose des médiations extrêmement intéressantes qu’il résume ainsi : « En fait, la régénération montagnarde et jacobine ne put devenir une religion politique (comme le culte d’Auguste à Rome, par exemple), mais elle a transmis son credo, à travers Babeuf et Buonarroti au socialisme révolutionnaire, puis au marxisme-léninisme : être « des Jacobins avec le peuple » devint, pour Lénine, un raccourci du bolchevisme, non sans diverses hésitations. »22 Toutefois, une telle analyse ne concerne pas Marx directement qui, on le sait, critiquait le jacobinisme qu’il considérait comme déphasé par rapport à la société civile bourgeoise ; en outre, Marx est plus que critique à l’encontre des Droits de l’Homme ainsi qu’à l’encontre de l’humanisme bourgeois.

Mais Lucien Jaume note malgré tout que si Marx rejette la Révolution française par bien de ses aspects, il n’en reprend pas moins le thème de la régénération qui est explicite dans les très discutés Manuscrits de 1844 que cite abondamment l’auteur : « De même que tout ce qui est naturel doit naître, de même l’homme a aussi son acte de naissance, l’histoire. »23 Le communisme est quant à lui « appropriation réelle de l’essence humaine par l’homme et pour l’homme, donc retour total de l’homme pour soi en tant qu’homme social »24 Marx est-il alors héritier de la Révolution par le truchement de cette idée de régénération de l’homme social ? Non répond Lucien Jaume. Il s’immunise contre la reconnaissance de l’héritage par deux moyens : 1) l’histoire naturelle de l’homme est la clef et non les efforts de la vertu. 2) la connaissance scientifique des contradictions du capitalisme montre que la réalité produit d’elle-même le sentiment d’oppression chez les travailleurs et la modification de l’être humain. La réalité sociale (le capitalisme) produit l’émergence de la force collective qui va la refuser en retour.

Et pourtant… A la suite de nombreux auteurs parmi lesquels se distingue particulièrement Eric Voegelin25 Lucien Jaume souligne la dimension messianique du marxisme. Marx lui-même est « animé d’une espérance messianique qui se masque à elle-même par l’affirmation de l’athéisme. »26 Les manuscrits de 1844 développement même une mystique du communisme réalisé : un seul corps composé de membres différents, vit à travers les jeux de miroir que se donnent entre eux les frères humains, selon certaines traditions néoplatoniciennes et mystiques.

Et Lucien Jaume de s’interroger : « Le paradoxe de Marx n’est-il pas que sa recherche de ce qu’il appelle un humanisme réel en 1844 passe, l’année précédente, par une virulente critique des Droits de l’Homme ? »27 Chez Marx, la dictature du prolétariat révèle la nature générique de l’homme ; l’homme de la Gemeinwesen, l’homme qui recouvre son essence. « Il ramène en soi ce que la Révolution française lui enlève en le clivant entre homme et citoyen. »28 Du point de vue lexical, Marx emploie le terme de Vindikation qui signifie « récupération » et qui s’apparente à cette humanité régénérée qui récupère ainsi son humanité propre. L’homme qui rejette la domination et abolit le rapport salarial capitaliste retrouve la vie réelle ; il jouit de la vie réelle, la vie proprement humaine.

Conclusion

Ce livre de Lucien Jaume est assurément passionnant et a le mérite d’introduire parmi les études universitaires une thématique opérante pour comprendre certains enjeux – sans évidemment les épuiser – qui ont animé dans sa structure la Révolution. Montrant que cette dernière ne saurait être comprise comme une entreprise areligieuse, purement politique, l’auteur démontre que la question religieuse est au cœur du mouvement révolutionnaire, non pour évincer la religion mais au contraire pour restituer une religion conforme à la nouvelle humanité, comme si donc l’humanité et la religion se trouvaient régénérées. Et à cet égard, l’ouvrage est plus que précieux.

Néanmoins, et c’est notre regret central, le livre est beaucoup trop bref pour envisager toutes les implications et même toutes les sources d’une telle thèse ; la franc-maçonnerie n’est que très peu présente alors que l’idée de régénération innerve intégralement la pensée maçonnique qui, elle-même, innerve le mouvement révolutionnaire. De la même manière, la Fête de la Régénération est certes mentionnée mais tout l’aspect hermétique de la présence d’Isis est laissé de côté alors qu’il contribue grandement à l’intelligibilité de la fête. L’alchimie est totalement absente de l’ouvrage, alors que pour elle aussi la notion de régénération est cruciale, et l’on sait à quel point la symbolique maçonnique et la symbolique alchimique peuvent être proches. La déclaration des Droits de l’Homme ne fait quant à elle l’objet d’aucune analyse lexicale ni iconographique : la présence du serpent qui se mord la queue – ouroboros – dans la représentation iconographique des Droits de l’Homme aurait pourtant dû être interrogée puisque la question du rapport au temps est envisagée dès les premières pages de l’ouvrage ; or, qu’est-ce que l’ouroboros sinon une manière de signifier que le temps circulaire – donc autorisant un retour ! – se substitue au temps linéaire judéo-chrétien qui n’accueille que l’inédit ?

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Enfin, et peut-être est-ce là l’aspect le plus intinterrogé de l’ouvrage, si Lucien Jaume nous semble avoir plus que raison de pointer l’importance du religieux dans la Révolution, il laisse de côté la question de l’identité du Dieu qui est célébré. Qui est l’Être suprême sous les auspices duquel s’inscrivent par exemple les Droits de l’Homme ? Qui est cette Isis qui vient régénérer de son sein lustrant l’ensemble des Parisiens disposés sur son passage ? Qui est le Dieu du christianisme primitif que les révolutionnaires jugent parfaitement compatible avec leur entreprise ? Voilà autant de questions que le livre donne envie de se poser mais que, malheureusement, il ne pose pas lui-même, et ce en dépit des pistes riches et denses qu’il ouvre par ailleurs. Livre profond, donc, mais qui risque de gêner une partie de son public : d’une part parce qu’il aborde une question souvent mal vue par les historiens qui rechignent à interpréter la Révolution en termes religieux et, plus encore, en termes « magiques » et ce malgré les preuves pourtant abondantes de ce phénomène, d’autre part parce qu’il ouvre de si riches perspectives que sa courte taille peut générer quelque frustration.

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Regards croisés

  1. Lucien Jaume, Le religieux et le politique dans la Révolution française. L’idée de régénération, Paris, PUF, coll. Léviathan, 2015
  2. Rappelons à cet effet que Lucien Jaume est un spécialiste de la pensée de Tocqueville auquel il a consacré un Tocqueville. Les sources aristocratiques de la liberté, Paris, Fayard, 2008
  3. Ibid., p. 5
  4. L’ouvrage le plus récent sur le sujet est dirigé par Sub Rosa (dir.), Franc-maçonnerie, l’indispensable régénération, Sub Rosa, 2015
  5. Elisabeth Liris, « Franc-maçonnerie entre symbolisme et régénération sociale et culturelle pendant la Révolution française », in Lumières, Franc-maçonnerie et politique au siècle des Lumières, n°7, 2006, p. 102
  6. Lucien Jaume, op. cit., p. 1
  7. 1984, p. 271
  8. Ibid, cité p. 41
  9. Elisabeth Liris, art. cit., p. 103
  10. Lucien Jaume, op. cit., p. 37
  11. Ibid., p. 68
  12. texte cité p. 76
  13. cité p. 80
  14. Ibid., p. 82
  15. Jean Favier, Paris, Paris, Fayard, 1997, p. 855
  16. Raphaël Aurillac, Guide du Paris maçonnique, Paris, Dervy, 1998, p. 150
  17. Lucien Jaume, op. cit., p. 88
  18. cité p. 100
  19. Ibid.
  20. Raymond Aron, Le marxisme de Marx, Paris, Fallois, 2002, p. 83
  21. Ibid., p. 83
  22. Lucien Jaume, op. cit., p. 100
  23. cité p. 121
  24. cité p. 122
  25. cf. Eric Voegelin, Les religions politiques, Traduction Jacob Schmutz, Paris, le Cerf, 1994
  26. Lucien Jaume, op. cit., p. 125
  27. Ibid., p. 126
  28. Ibid., p. 128
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Ancien élève de l’ENS Lyon, agrégé et docteur en Philosophie, Thibaut Gress est professeur de Philosophie en Première Supérieure au lycée Blomet. Spécialiste de Descartes, il a publié Apprendre à philosopher avec Descartes (Ellipses), Descartes et la précarité du monde (CNRS-Editions), Descartes, admiration et sensibilité (PUF), Leçons sur les Méditations Métaphysiques (Ellipses) ainsi que le Dictionnaire Descartes (Ellipses). Il a également dirigé un collectif, Cheminer avec Descartes (Classiques Garnier). Il est par ailleurs l’auteur d’une étude de philosophie de l’art consacrée à la peinture renaissante italienne, L’œil et l’intelligible (Kimé), et a publié avec Paul Mirault une histoire des intelligences extraterrestres en philosophie, La philosophie au risque de l’intelligence extraterrestre (Vrin). Enfin, il a publié six volumes de balades philosophiques sur les traces des philosophes à Paris, Balades philosophiques (Ipagine).