Martin Heidegger : Introduction à la recherche phénoménologique (partie II)

Cet article constitue la deuxième partie de la recension dont on peut trouver la première ici.

E : Le renversement dont témoigne la phénoménologie husserlienne

La démarche heideggérienne va consister à penser un renversement qui s’est produit dans l’histoire de la philosophie. Ce que visait Aristote à titre de phainomena concernait le monde et la vie, et c’est bien ce qu’entend à nouveau faire Heidegger depuis son herméneutique de la vie facticielle, c’est bien pour cela qu’elle consiste dans une interprétation phénoménologique d’Aristote : « d’un côté l’être du monde et de l’autre la vie en tant qu’être dans un monde » (p. 61). Nous reconnaissons à travers ce Sein in einer Welt la première tentative de nommer ce qui devient dans Sein und Zeit l’être-au-monde, premier nom que nous avions déjà vu apparaître à la fin d’Ontologie herméneutique de la facticité. On comprend ici à quel point la phénoménologique heideggérienne consiste dans un retour à Aristote quand celle de Husserl consiste plutôt dans un retour à Descartes, même si dans les deux cas il ne s’agit nullement de répéter servilement ce à quoi on fait retour, mais d’y faire retour pour le questionner et le répéter au sens proprement heideggérien de cette « répétition » qui est l’historialité authentique selon Sein und Zeit, à savoir se saisir de possibilités passées qui étaient d’abord occultées. Mais un renversement de l’objet de la philosophie s’est produit et ce n’est plus cela qu’elle prend pour objet : « l’évolution de la philosophie tout entière connaît un renversement » (p. 60). Ce renversement a conduit à refouler le thème originaire de la considération phénoménologique, à savoir l’être du monde et celui de la vie en tant qu’être dans un monde, l’herméneutique heideggérienne étant un retour à l’originaire refoulé, comme elle l’est encore dans Sein und Zeit en tant qu’elle entend répéter la question de l’être tombée dans l’oubli après Aristote. Ce qui s’est passé, et qui règne encore chez Husserl, c’est que ce ne sont plus les phénomènes qui vont déterminer la manière dont on peut les connaître, comme c’est le cas chez Aristote, ce dernier insistant toujours sur l’idée de paideia, l’éducation nécessaire pour approcher les phénomènes d’une manière qui leur soient adéquate sans projeter sur eux une méthode qui ne leur conviendrait pas. A ce titre, le reproche fait à Husserl est grave, car il signifie qu’il ne se laisse pas donner les phénomènes, mais qu’il plaque déjà quelque chose sur eux, il ouvre un horizon à partir duquel ils doivent se donner, et à ce titre il n’est pas radicalement conforme à la méthode phénoménologique consistant à aller aux choses-mêmes, car aller aux choses-mêmes est en fait ici les contraindre à se plier à une idée préconçue de la science. En somme, le projet heideggérien consiste à être plus proprement phénoménologue que Husserl, qui n’aurait pas été à la hauteur de son propre projet. C’est là une affirmation constante de Heidegger, aussi bien dans ce cours que dans le § 7 de Sein und Zeit, que le concept de phénoménologie désigne avant tout une possibilité, pas l’effectivité de sa réalisation husserlienne, et que plus haute que l’effectivité se tient la possibilité : « il s’agit d’entendre la phénoménologie comme possibilité, et de la configurer plus avant » (p. 284). Mais quel est cet horizon qui va déterminer à l’avance le thème de la phénoménologie, la conscience, au lieu de se laisser prescrire la méthode par le thème ? C’est une certaine idée déterminée de la connaissance, une certaine idée de la science. On ne laisse pas les phénomènes eux-mêmes nous prescrire ce que peut signifier les approcher de manière scientifique, mais c’est inversement une idée préconçue de la science qui va prescrire aux phénomènes ce qu’ils doivent être pour être objet de science, et ainsi barrer l’accès à un certains nombres de phénomènes, ceux-là qu’entend justement prendre en vue l’herméneutique de la vie facticielle, à savoir la facticité et l’historicité de la vie ou du Dasein. Le thème de la phénoménologie a été déterminé par un retour à Aristote comme « phénomène », c’est-à-dire ce qui se montre en soi-même, et c’est là une détermination encore vide, encore en attente de détermination, c’est-à-dire typiquement ce que Heidegger appelle une indication formelle, mais par cette compréhension de la phénoménologie on ne préjuge pas de son thème, « phénomène » désignant un « comment », une manière de faire encontre, pas un « quoi » : « phainomena constitue le mode d’encontre le plus immédiat de l’étant dans son comment formel » (p. 63). Ce n’est à l’inverse pas ce que fait Husserl en donnant la conscience pour thème de la phénoménologie car il est guidé par une conception de la science comme connaissance absolue qui se règle sur l’évidence, sur la certitude, et on peut déjà pressentir à travers ces deux derniers termes qu’il doit cette idée à Descartes. Heidegger pourrait se limiter à constater ce fait pour expliquer ce renversement du thème de la philosophie maintenant orientée sur la conscience, mais toute la force de son interprétation va consister à utiliser les ressource de l’herméneutique de la vie facticielle élaborée à Fribourg pour rendre compte de ce fait, c’est-à-dire comprendre pourquoi cette conception de la science domine chez Husserl. En effet, Heidegger identifie immédiatement chez Husserl un certain mode du souci, le « souci d’atteindre une connaissance absolue » (p. 60). Ce concept de Sorge désigne dans Sein und Zeit l’être même du Dasein mais, nous l’avons vu dans Phénoménologie de la vie religieuse aussi bien que dans Ontologie. Herméneutique de la facticité, il désigne déjà à Fribourg l’être de la vie, en l’occurrence son sens relationnel, car sa relation au monde est un se-soucier avant toute prise en vue théorétique visant une connaissance. Heidegger va donc saisir la démarche de Husserl comme celle d’une vie facticielle, ou d’un Dasein, pas faire de l’histoire de la philosophie : « nos considérations n’ont rien d’un récit historiographique, mais sont le regard jeté concrètement au sein de possibilités bien déterminées de notre Dasein » (p. 65). En effet, si la phénoménologie doit être comprise comme une possibilité, se rapporter à des possibilités désigne justement ce que seul le Dasein fait : « vivre revient au même qu’être possible, avoir des possibilités bien déterminées » (p. 38). Par conséquent, la phénoménologie est une possibilité du Dasein, c’est lui qui fait de la phénoménologie et la manière dont il en fait peut être reconduite au souci qui le guide. Dégager le souci, c’était ce que faisait l’herméneutique de la vie facticielle et ce que fera encore l’analytique existentiale, de sorte que l’on peut dire que ce à quoi se livre ici Heidegger, c’est à une herméneutique de la vie facticielle du phénoménologue, une analytique existentiale de la phénoménologie. Plus encore, puisque cette analytique existentiale est en tant que telle une phénoménologie, c’est à une sorte de phénoménologie de la phénoménologie que se livre Heidegger. Cependant, au sein de ce redoublement de la phénoménologie, le terme n’a pas deux fois le même sens. Il s’agit en fait d’une phénoménologie heideggérienne (une herméneutique de la vie facticielle, une analytique existentiale) de la phénoménologie husserlienne (la science eidétique descriptive de la région conscience transcendantale). Ainsi, dans ce cours, Heidegger dépasse la phénoménologie husserlienne en l’intégrant dans sa propre phénoménologie comme ce dont elle est capable de rendre compte.

F : Le souci qui détermine le thème « conscience »

Quel est ce thème que la phénoménologie husserlienne se laisse prescrire, non par les phénomènes eux-mêmes, mais par ce souci déterminé de connaissance absolue, certaine et évidente ? Heidegger renvoie à la célèbre définition des Ideen I, la phénoménologie est la science descriptive de la conscience pure transcendantale. La conscience, voilà le thème que se donne Husserl et que refuse Heidegger dès l’enseignement de Fribourg. Cela ne va pas de soi, car en effet rien dans le concept de phénoménologie tel qu’il a été éclairé à partir d’Aristote ne prescrit ce thème, et Heidegger de faire remarquer que la philosophie grecque ne connaît rien de tel que la conscience, de sorte que cela ne peut pas venir d’elle. Pour comprendre de quoi il s’agit, Heidegger revient aux Recherches logiques qu’il qualifie de moment de « percée » comme il le fera encore dans les Prolégomènes. C’est ce thème de la phénoménologie qui constitue le revirement quand l’ontologie grecque ne connaissant rien de tel que la conscience, avait en vue le monde et la vie dans leur relation, à savoir l’être au monde lui-même, Heidegger allant dans l’annexe jusqu’à cette audace consistant à traduire Peri psuchès par « Au sujet de l’être dans un monde » 1. Heidegger revient à la définition husserlienne de la conscience donnée au début de la cinquième recherche logique, c’est-à-dire la triple détermination de la conscience, d’abord comme région des vécus (la région conscience), puis comme vécu intentionnel (la conscience de quelque chose) et enfin comme perception interne des vécus (conscience réflexive, conscience des vécus). Mais dès les Recherches logiques, cette prise pour thème de la conscience a en vérité un objectif bien déterminé qui est de clarifier la connaissance, analyser les éléments fondamentaux de la logique à partir de la conscience qui les vise pour procurer à la connaissance un fondement sûr, donc en faire une connaissance absolue, selon le souci mis en évidence plus haut. Ce n’est donc pas par hasard que Husserl en vient à prendre pour thème la conscience, mais en étant motivé par un souci déterminé, un souci orienté sur la connaissance, et nous reconnaissons là le reproche classique de Heidegger à l’égard de Husserl, à savoir le reproche de théorétisme, le fait que la connaissance, la théorie, soit comprise comme le rapport premier et fondamental de la conscience au monde à partir duquel tous les autres sont dérivés et compris, et, pour Heidegger, mécompris : « Ce qui sert de fil directeur, c’est bien plutôt la classe des vécus de la connaissance théorique, et ce fil directeur sert en réalité à expliquer la structure de tous les enchaînements de vécus » (p. 100). Ce souci est appelé par Heidegger d’une formule étrange, le souci d’une connaissance connue. Il s’agit là de ce qu’il a déterminé comme un souci de connaissance absolue, certaine et évidente. Pour obtenir une telle connaissance, il faut opérer une clarification critique de la connaissance elle-même, c’est-à-dire élaborer une théorie de la connaissance, et c’est cela qu’il faut entendre par ce souci de connaissance connue, à savoir le souci d’une connaissance fondée absolument par une théorie de la connaissance, donc le souci d’une connaissance de la connaissance : « le souci concret qui conduit à configurer la conscience comme telle à titre de champ thématique (…) c’est le souci d’une connaissance connue » (p. 79).

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Heidegger va ensuite montrer comment c’est ce souci qui détermine l’explication de Husserl avec ses contemporains, sa critique du naturalisme aussi bien que de l’historicisme dans l’article célèbre de 1910 « La philosophie comme science rigoureuse » que le cours suit pas à pas. Le titre même de l’article montre bien que c’est une certaine idée de la science qui détermine la phénoménologie de Husserl et ouvre son champ thématique qu’est la conscience, alors que cette idée ne va pas de soi et est héritée historiquement d’une tradition. La critique du naturalisme vise en fait la naturalisation de la conscience, c’est-à-dire l’application à la conscience des méthodes d’investigation issues des sciences expérimentales de la nature. La conscience fait alors l’objet d’une psychologie expérimentale et conduit à la naturalisation des idées, c’est-à-dire au psychologisme, la légalité pure de la logique ou des mathématiques y étant comprise comme une légalité des processus psychologiques. C’est pour échapper au naturalisme que Husserl met en avant la méthode de l’intuition des essences : grâce à elle, la phénoménologie ne détermine pas des lois comme peuvent l’être celles des sciences de la nature, des généralisations empiriques qui peuvent être obtenues par induction, mais des légalités pures, des connexions idéales comme peuvent en découvrir la logique et les mathématique, c’est-à-dire des propositions scientifiques contraignantes, conformes à l’idée de philosophie comme science rigoureuse. A travers ce souci de purifier le champ conscience de toute réalité effective, de toute question de fait, au profit de lois d’essences, Heidegger retrouve ce souci de connaissance connue : en effet, le psychologisme et ces lois psychologiques simplement empiriques et contingentes met « en péril la conquête d’une évidence et d’une certitude absolues » (p. 89) qui sont l’objet de ce souci. Cette purification prend aussi pour les mêmes raisons le visage d’une purification transcendantale : ce n’est pas la conscience d’un être humain, mais la conscience transcendantale qui est prise pour thème, conscience qui n’appartient donc pas à la nature.

Parce que la critique husserlienne prend la forme d’une clarification des problèmes, Heidegger consacre tout un paragraphe à clarifier cette clarification en explicitant ce qu’est une question, et on trouve là sous doute l’origine de la distinction si importante dans l’introduction de Sein und Zeit entre le questionné, le demandé et l’interrogé qui sont les trois moments de toute question et permettent d’éclairer la structure de la question de l’être. L’explication de la structure de la question est néanmoins beaucoup plus complexe puisque là où Sein und Zeit, et déjà les Prolégomènes, dégage trois moments de la question, Heidegger en dégage douze (!). Il affirme à cette occasion que l’on peut comprendre Husserl mieux qu’il ne s’est compris lui-même et qu’il faut avant tout voir ce que Husserl fait effectivement plus que ce qu’il se propose explicitement de faire, les deux ne correspondant pas toujours, ce qui conduit Heidegger à cette affirmation osée : « L’interprétation que l’on donne de soi-même n’a aucune importance. Le plus souvent, là où quelque chose a été effectivement accompli, celui que cela concerne ne sait pas du tout de quoi il retourne » (p. 98). Osée, la formule l’est car on est tenté d’appliquer la formule à Heidegger lui-même, et on peut se demander s’il l’accepterait vraiment, lui qui n’a pas cessé de s’auto-interpréter et de revenir sur son chemin de pensée à chacune de ses étapes, ce qui semble bien présupposer qu’il est bien placé pour se comprendre lui-même et saisir la portée d’une œuvre comme Sein und Zeit et d’une idée comme la différence ontologique pour l’histoire de la métaphysique occidentale.

Heidegger précise encore son analyse en dégageant plusieurs moments au sein de ce souci de connaissance connue. D’abord, ce qu’Alain Boutot traduit par la ré-flection, c’est-à-dire le fait que le souci de certitude se focalise sur elle et tout n’est plus compris qu’à partir d’elle, ce qui signifie qu’on s’interdira d’avance l’accès à tout ce qui ne correspond pas à ce souci de certitude. C’est pourquoi ce trait de ce souci aboutit à une omission fondamentale de tout ce qui ne correspond pas à ce souci de certitude. Ce terme de Versäumnis est un des plus importants de ce cours puisque c’est lui qui caractérise la phénoménologie husserlienne, comme il le fera encore ensuite dans les Prolégomènes. Cette dimension du souci indique quelque chose de fort proche du refoulement freudien, comme le souligne Jean Greisch, car il n’est pas un processus passif, mais au contraire une action d’omettre. Le souci n’omet pas par hasard et par erreur, il omet sciemment et activement pour occulter quelque chose qui ne correspond pas à la certitude et à l’évidence qu’il recherche. A ce titre, ce souci se soucie en quelque sorte toujours d’omettre ce qui n’est pas son objet. Ce que le souci omet, il se soucie de l’omettre. Se soucier de quelque chose, ce n’est pas seulement ne pas soucier du reste, c’est aussi se soucier de rejeter activement le reste : « Ce qui est omis n’est pas oublié, il est tout bonnement exclu. Le souci se défend contre cela même qu’il omet » (p. 103). A travers ce trait du souci, et l’idée de défense, on peut déjà entrevoir ce que le § 40 de Sein und Zeit explique à propos de la fuite, qui en fuyant devant quelque chose indique en même temps ce qu’elle fuit puisqu’elle fait effort pour le rejeter, ce qui est un trait de cette mobilité du Dasein qu’il appelle la déchéance, où s’enracine l’existence inauthentique. Et c’est bien au Verfallen, à la déchéance, que Heidegger reconduit explicitement dans ce § 12 du cours le souci de connaissance connue comme il le fera en 1925 dans les Prolégomènes (cf. § 13 f) « Résultat de l’examen critique : l’omission de la question de l’être comme tel et de l’être de l’intentionnel se fonde sur la déchéance du Dasein lui-même »). Mais qu’est-ce qui est omis dans l’omission active propre au souci de connaissance connue ? Heidegger le montre en analysant la critique husserlienne de l’historicisme.

Qui connait un peu l’importance de la question de l’histoire chez Heidegger comprendra tout de suite qu’il ne suit pas du tout Husserl dans cette critique. L’historicité est une détermination ontologique du Dasein et l’ontologie fondamentale prend la forme d’une destruction phénoménologique de la tradition, donc d’une enquête historique. La re-compréhension de la phénoménologie comme discipline historique était déjà présente dans les premiers cours de Fribourg, la Phénoménologie de la vie religieuse déterminant déjà l’historicité comme un trait fondamentale de la facticité, donc la vie facticielle que Heidegger prend pour thème de son herméneutique. Et la reformulation même de la phénoménologie comme herméneutique implique l’histoire, puisque toute interprétation est située historiquement, cela appartient à sa situation herméneutique, et doit dès lors s’expliquer avec l’horizon herméneutique que lui fournit implicitement la tradition en le rendant explicite, et pour cela la destruction phénoménologique est déjà la méthode employée par Heidegger, par exemple pour interpréter Aristote. Heidegger signale que c’est Dilthey que vise Husserl à travers sa critique de l’historicisme, et on sait l’importance qu’a eue l’approche de Dilthey pour Heidegger, il lui consacre d’ailleurs en 1925 des conférences à Cassel 2. Ce que reproche Husserl à l’historicisme, c’est de tomber dans le relativisme et le scepticisme, là où précisément il est animé d’un souci de connaissance absolue et certaine. Ici se laisse voir ce que le souci de connaissance connue se soucie d’omettre au profit d’une connaissance absolue et certaine, à savoir le Dasein lui-même. C’est pourtant un Dasein qui fait de la phénoménologie, et on prétend accomplir l’idée d’humanité, l’idée de la rationalité humaine à travers l’assurance de la connaissance, mais ce qu’est cette humanité, donc le Dasein, n’est pas pris pour thème et même est omis par ce souci. Mais le souci est toujours le souci d’un Dasein, car le Dasein et lui seul se soucie, le souci est l’être du Dasein, le rapport au monde de la vie facticielle, de sorte que ce souci, qui est toujours d’abord un souci de soi, devient ici un « souci déficient » (p. 107), puisque il rate celui-là même qui se soucie, le Dasein, et cette déficiente nous semble être un autre nom de ce que Sein und Zeit fixera sous le terme d’inauthenticité. Mais une fois de plus, l’interrogation heideggérienne recule d’un cran, car il faut se demander ce qui suscite un tel souci de l’omettre dans le Dasein, qu’est-ce qui en lui dérange à ce point le souci de connaissance connue. Ce qui dérange est le caractère historique du Dasein, donc son historicité, et l’on sait que cela appartient au sens de la facticité que l’herméneutique heideggérienne entend élucider depuis les cours de Fribourg, et l’histoire est alors réduite à un ensemble de faits pouvant faire l’objet de la science historique, et cette dernière n’étant pas à la hauteur de l’idéal de scientificité pris pour modèle, celui de la rigueur logico-mathématiques, elle est écartée comme non-pertinente pour une philosophie devenue science rigoureuse : la science historique est simplement une science du fait quand la phénoménologie est une science eidétique qui se tient donc plus haute que toute science du fait et la rend possible. A l’objection consistant à dire que l’historicisme mène au relativisme et au scepticisme, la démarche de Heidegger ne consiste pas à montrer que c’est faux mais à se demander de quoi le souci de connaissance connue a tant peur dans le relativisme et le scepticisme. Ce souci recherche une validité absolue qu’il identifie à la vérité là où l’historicisme en récuse la possibilité. Il cherche alors à faire peur en brandissant le risque du scepticisme, le fait que rien de ce qu’on affirme ne puisse avoir de validité absolue, le risque que notre Dasein se trouve dans une situation d’insécurité là où au contraire une science ayant une validité absolue permet de le rassurer. C’est cette inquiétude qui appartient au Dasein qui est omise par le souci de connaissance connue, c’est contre elle que le souci entend se défendre. Mais pour Heidegger, cette relativité historique et cette impossibilité d’une validité absolue anhistorique et intemporelle ne sont rien d’autre que le Dasein lui-même, en tant que son être est l’historicité, qu’il existe facticement, et que sa compréhension est toujours historiquement située et dépendante d’une tradition. Par conséquent, cette peur du scepticisme témoigne en fait d’une fuite devant l’être même du Dasein. D’où l’affirmation de Heidegger qui est peut-être la plus importante de tout le cours : « Le souci d’une connaissance connue n’est rien d’autre que l’angoisse devant le Dasein » (p. 114). L’angoisse, cette disposition fondamentale du Dasein selon le § 40 de Sein und Zeit, trouve donc ici sa première détermination importante, quand les cours de Fribourg insistaient plus sur l’inquiétude ou la souciance qui transit la vie facticielle, première détermination qui ne trouvera son développement qu’en 1924 dans le manuscrit Der Begriff der Zeit (Ga 64). Cette formulation décisive se redouble d’une autre quelques pages plus loin : « Le souci d’une connaissance connue est une fuite devant le Dasein comme tel » (p. 129). Ce mot de Flucht est ce qui caractérise le mouvement de déchéance jusque dans Sein und Zeit, et cette seconde formulation s’éclaire par la première : le Dasein fuit devant lui-même parce qu’il est angoissé par son propre être. C’est cette angoisse devant le Dasein qui motive cette fuite devant le Dasein. C’est encore cette angoisse qui monte de l’être-au-monde lui-même qui motive la déchéance selon Sein und Zeit. C’est dire si les ressources de l’herméneutique de la vie facticielle qui est sur le point de devenir une analytique existentiale sont mobilisées pour rendre compte du Dasein philosophant : c’est un Dasein qui existe inauthentiquement, selon la déchéance, selon un souci déficient.

Le souci de connaissance connue fuit devant le Dasein historique et factice, motivé par une angoisse devant ce dernier. Mais vers quoi fuit-il ? Dans la prise pour thème de la phénoménologie de la conscience transcendantale plutôt que du Dasein. Mais pourquoi la conscience ? C’est là qu’émerge la nécessité de faire intervenir Descartes. C’est que le souci de connaissance connue est un souci, mais ce dernier appartient à l’être du Dasein, et ce dernier est caractérisé dès ces pages, comme il le sera encore ensuite, par la facticité : « La facticité fait partie de ce qu’est le souci lui-même. Cela signifie que le souci est une guise du Dasein. Le Dasein est en tant que tel factice » (p. 123). Cette facticité signifie le fait de l’être-là, de l’existence, que le Dasein existe, et ce fait de l’existence signifie une situation historique, l’historicité. Donc, le souci de connaissance connue est lui-même caractérisé par l’historicité que pourtant il omet activement, et historiquement c’est chez Descartes que l’on peut trouver ce souci se donnant pour champ thématique la conscience.

G : La destruction phénoménologique de la philosophie cartésienne

La deuxième partie du cours commence par une récapitulation qui entend expliciter la situation herméneutique du travail d’interprétation qui a été celui de Heidegger dans la première partie du cours et qui sera encore le sien dans la suite. Il explicite a posteriori ce qui était encore implicite dans la première partie du cours. Expliciter cette situation, dit Heidegger, c’est dégager l’acquis préalable, la vue préalable et la saisie préalable (Vorhabe, Vorsicht, Vorgriff). Ces notions ne sont pas nouvelles, nous avons déjà vu l’usage que fait Heidegger des notions de saisie préalable et d’acquis préalable dans Ontologie. Herméneutique de la facticité et nous y renvoyons. Il faut entendre ici l’insistance sur le Vor qui vise la dimension d’anticipation du sens, de projet, de précompréhension présente en tout interprétation, conformément à la circularité herméneutique, le fait qu’on interprète jamais à partir de rien mais toujours de manière située, depuis un horizon herméneutique, depuis un point de vue, depuis des présuppositions sur ce qui est à interpréter qui guident l’interprétation. Mais interpréter, ce doit être tirer au clair et déterminer cette situation, pas se laisser imposer ces présuppositions implicitement par une tradition jamais interrogée. La nouveauté par rapport au cours précédent est que Heidegger ajoute à la saisie préalable et l’acquis préalable la vue préalable, et avec ces trois traits, il possède enfin pleinement la structure de l’existential de la compréhension qu’il reprendra et explicitera à nouveau dans le § 32 de Sein und Zeit. Pour interpréter, il faut déjà posséder ce qui est à interpréter, être en contact avec lui, en avoir l’expérience, c’est-à-dire l’avoir déjà là pour porter le regard sur lui, c’est là l’acquis préalable. Mais même en ayant déjà là quelque chose pour l’interpréter, il y a plusieurs manières d’orienter notre regard sur lui, on ne l’a pas simplement là comme tel, on l’envisage selon un point de vue précis, c’est-à-dire qu’on vise quelque chose de précis, et c’est là la vue préalable. Quand à la saisie préalable, elle désigne proprement la compréhension préalable qu’on a déjà de ce qu’on cherche à interpréter, donc le sens anticipé, les concepts à partir desquels on va saisir ce qui est à interpréter. Cette structure de toute situation herméneutique doit être clarifiée concernant la situation herméneutique de l’interprétation que Heidegger réalise depuis le début de ce cours et qui s’apprête à prendre un nouveau départ en faisant retour à Descartes. Parce que l’interprétation heideggérienne est une herméneutique du Dasein, et c’est bien à partir du souci du Dasein qu’elle a interprété jusqu’à présent la phénoménologie husserlienne, elle s’appuie sur lui comme un acquis préalable pour l’interpréter. Mais on peut prendre en vue le Dasein selon des visées très différentes selon qu’on fasse de l’ethnologie, de la sociologie ou de la psychologie, car la visée est différente, le point de vue sur le Dasein est différent. Dans le cas de l’herméneutique du Dasein que met en place Heidegger, c’est l’être du Dasein qui est visé, c’est donc lui qui est la vue préalable. Mais selon quelle conceptualité va-t-il interpréter l’être du Dasein ? Quels sont ces concepts qui sont les saisies préalables du sens à partir duquel interpréter ? Parce qu’il s’agit d’interpréter les caractères d’être du Dasein et que cet être est l’existence, alors cette conceptualité est celle des existentiaux. On peut lire cette page 128 absolument essentielle de ce cours comme la mise en place de la situation herméneutique qui sera en fait celle de l’analytique existentiale, même si ce nom n’est pas encore présent.

La situation herméneutique une fois clarifiée, il s’agit de déterminer la méthode, et c’est cette fois-ci la destruction phénoménologique qu’explique Heidegger, puisque c’est bien elle qu’il va mettre en œuvre à propos de Descartes, et Heidegger anticipe grandement en ce § 20 sur le § 6 de Sein und Zeit. C’est que, puisque le Dasein fait l’objet d’une omission, que l’on fuit devant le Dasein, alors il est d’abord recouvert par la tradition sous des déterminations qui se transmettent historiquement et passent pour évidente, comme celle de « conscience », de sorte qu’il faut d’abord libérer l’accès au Dasein, le désobstruer. Pour cela, il faut déconstruire les concepts traditionnels de conscience, de personne ou de sujet, qui barrent cet accès, c’est-à-dire montrer d’où ils tirent leur origine pour pouvoir s’en libérer : « La libération du Dasein qui s’accomplit sur le chemin de la déconstruction, de la destruction, reconduit les concepts à leur origine spécifique » (p. 135). L’ensemble de la méthode se fonde donc sur l’historicité du Dasein là où au contraire la méthode husserlienne de réduction transcendantale et eidétique l’omet activement, et l’on voit ici que la destruction est le rapport au passé qui fait pendant à l’omission, de sorte que l’on peut lire déjà ici ce qui devient dans Sein und Zeit l’historicité authentique ou inauthentique du Dasein déterminées comme répétition ou oubli.

Faire retour à Descartes, c’est ici appliquer cette méthode au souci de connaissance connue pour éclairer sa provenance au lieu de se le laisser prescrire comme s’il allait de soi, afin de rompre avec lui, lui qui barre l’accès au Dasein. C’est ce souci que Heidegger découvre à l’œuvre dans le critère cartésien de la perception claire et distincte, dans la recherche de la vérité comme certitude et évidence, et la démarche consiste ici à montrer comment Descartes est encore déterminé par l’idée de vérité appartenant à l’ontologie scolastique, c’est-à-dire à revenir à saint Thomas d’Aquin, ce retour à la scolastique étant véritablement le trait de l’interprétation heideggérienne de Descartes là où il est plus traditionnellement présenté comme celui qui rompt avec la scolastique : « Descartes reste à proprement parler de part en part un médiéval » (p. 147). Le dégagement des sources de sa philosophie devait même remonter à saint Anselme, puis saint Augustin, jusqu’à Aristote, signale la page 150, mais cela n’a pas été réalisé, Heidegger a sans doute été pris par le temps pour pouvoir terminer son cours en revenant in fine à Husserl comme cela était prévu.

Parce que le souci d’une connaissance connue est le souci d’une vérité absolue, certaine, alors retrouver ce souci chez Descartes doit signifier commencer par interpréter l’idée cartésienne de la vérité. Pour cela, Heidegger ne suit pas véritablement l’ordre des textes cartésiens et n’hésite pas à sauter d’une œuvre à une autre ou d’un chapitre à l’autre. Ainsi, il ne commence pas par l’étude de la première méditation et de la démarche du doute, mais plutôt par la mise en évidence du critère cartésien de la vérité, à savoir la perception claire et distincte, c’est-à-dire la règle générale de la troisième méditation. Il analyse ensuite la classification de la multiplicité des types de pensées abordées au début de cette troisième méditation afin d’aboutir à la détermination du jugement comme le lieu de la vérité et de l’erreur. Puis, la distinction entre la réalité objective et la réalité formelle des idées dans la même méditation. Il passe alors à une interprétation de la quatrième médiation pour expliquer comment l’erreur est rendue possible par la liberté de la volonté, plus précisément par le concours de l’entendement et de la volonté, ce qui lui permet d’aborder la question de la distinction entre la liberté d’indifférence et la vraie liberté. Le § 27 est l’occasion d’une remise en perspective historique de cette question de la liberté d’indifférence à partir du contexte des controverses théologiques de l’époque, à savoir le problème de la grâce, c’est-à-dire la compatibilité entre l’efficace de la grâce de Dieu et la réalité de la liberté humaine. Heidegger rappelle la controverse entre la doctrine luthérienne du serf-arbitre et celle des Jésuites comme Molina qui défendent la liberté humaine, puis l’opposition de Jansénius au molinisme en montrant comment on trouve déjà l’origine de cette controverse dans l’opposition de saint Augustin au pélagianisme. L’idée de Heidegger est que Descartes reprend à son compte sur ce point les idées d’Augustin et de Jansénius, car si pour Augustin la vraie liberté n’est pas l’indifférence mais la détermination se soumettant au bien que la grâce rend possible, Descartes a en fait transposé cette idée de la grâce divine dans l’esprit humain à travers l’influence sur la volonté de l’entendement qui perçoit clairement et distinctement : « Descartes transpose ce qu’on appelle, en théologie, l’efficace de la grâce divine à l’influence exercée par l’intellect sur la volonté. La clara et distincta perceptio joue le rôle de la grâce » (p. 175). Comme souvent dans l’histoire de la philosophie, ses concepts sont en fait des concepts déthéologisés, ce qui conduit Heidegger à dénier à Descartes une partie son originalité : « cette quatrième Méditation en son entier ne présente pas la moindre originalité » (p. 331). La vérité et l’erreur trouvent alors leur origine pour Descartes dans un bon ou un mauvais usage de la liberté humaine.

Il s’agit alors pour Heidegger de montrer en quoi Descartes est resté un médiéval déterminé par l’ontologie scolastique, et pour cela il consacre un long chapitre à l’interprétation du De veritate puis du passage de la Somme théologique où saint Thomas expose ses preuves de l’existence de Dieu. Ce qui intéresse ici Heidegger est la détermination de la vérité comme adéquation de la chose et de l’intellect, qu’il s’agisse de celui de Dieu ou de celui de l’homme, qui aboutit au fait que la vérité est dans l’intellect qui la connait, et Heidegger trouve dans cette saisie de la vérité déjà l’idée de la réflexion de l’intellect sur ses actes, c’est-à-dire la conscience réflexive, puisque la vérité est connue par l’intellect quand il fait retour sur son acte de saisie. L’intellect ne saisit pas seulement la chose, il saisit son acte de saisie, il se connait lui-même. Dans ce retour de l’intellect sur son acte de saisie de la chose, Heidegger voit déjà ce souci que la connaissance soit elle-même connue, le souci de la connaissance connue que l’on retrouve jusque chez Husserl. Si la vérité est dans l’intellect, c’est avant tout dans l’intellect divin pour saint Thomas, de sorte que la vérité se trouve fondée sur Dieu comme elle le sera chez Descartes puisque la règle générale est fondée sur la véracité divine. Heidegger expose alors les cinq preuves thomistes de l’existence du Dieu avant de revenir à Descartes.

Puisqu’il a été montré que l’erreur trouve son origine non en Dieu mais dans la liberté de notre volonté, alors cette liberté doit être réglée, se soumettre à une règle qui lui permette de ne pas tomber dans l’erreur, et Heidegger consacre alors un paragraphe à l’explicitation de la règle générale de la perception claire et distincte dans les Principes de la philosophie avant de monter comment cette règle s’enracine dans l’idée cartésienne de la science qui est exposée dans les Règles pour la direction de l’esprit (on trouve aussi dans l’annexe, p. 328, un bref exposé des quatre règles présentées dans le Discours de la méthode), à savoir la détermination de la science comme une connaissance certaine et évidente, la distinction entre l’intuition et la déduction, de sorte qu’on retrouve bien ici l’origine de ce souci de connaissance certaine et évidente mis en évidence chez Husserl. Et Descartes trouve ici ce modèle de scientificité dans l’arithmétique et la géométrie comme Husserl trouve son idée de science rigoureuse en réglant la phénoménologie sur les légalités pures logico-mathématiques. On trouve déjà chez Descartes la réflection caractéristique du souci de connaissance connue, puisqu’en se souciant du certain et de l’évident, on ouvre un horizon au sein duquel on interdit à l’avance tout un ensemble de phénomènes d’entrer et de constituer de légitimes objets de science : « L’idée de science prédessine la constitution fondamentale de ce qui peut être objet de science » (p. 230). Implicitement, la scientificité des sciences historiques est écartée, et la critique husserlienne de l’historicisme trouverait là son origine : « Le fondement de cette tendance spécifique à considérer l’histoire avec une certaine hostilité se trouve chez Descartes » (p. 232). C’est seulement une fois conquise la clarification de l’idée cartésienne de science et le souci de certitude, la détermination de la vérité comme certitude, que Heidegger en vient à l’étude de la première méditation et de la démarche du doute. A première vue, on peut s’étonner d’un tel ordre qui ne correspond pas à l’ordre cartésien, car la règle générale est obtenue après la conquête du cogito et évoquée au début de la troisième méditation. Mais Heidegger a bien conscience de ce qu’il fait, il le fait sciemment, et l’objectif est de montrer que c’est l’ordre de son exposé qui est l’ordre véritable car en réalité la règle générale, et les idées de science et de vérité qu’elle contient, ne serait pas conquise au cours des méditations mais en vérité présupposée sans être interrogée et ainsi la démarche de remise en cause radicale par Descartes de son propre savoir, de toutes les connaissances qu’il a acquises depuis son enfance, ne serait que faussement radicale : « On va voir que le chemin du doute méthodique n’est qu’une simple apparence, et que la méditation radicale n’est radicale qu’en apparence ; elle ne fait qu’expliciter des possibilités et des principes préconçus bien déterminés » (p. 243).

L’interprétation de Descartes s’achève sur un chapitre consacré à la conquête de la res cogitans, pour montrer que si le souci de connaissance connue conduit Husserl à déterminer la conscience comme champ thématique de la phénoménologie, l’origine de ce choix se trouve déjà dans le même souci présent chez Descartes, puisque le souci d’une vérité comme certitude qui ouvre la première méditation le conduira à tout exclure jusqu’à se saisir en définitive de la res cogitans comme ce qui seul peut correspondre à ce souci. Montrer comment le souci de certitude en vient à accéder au cogito, c’est cela qui implique pour l’interprétation heideggérienne de repartir du début de la première méditation pour expliquer la démarche du doute. L’idée est que le cogito a le rôle d’un fondement indubitable pour la science, mais s’il est totalement conforme à la règle générale, c’est qu’il est en fait trouvé depuis la présupposition de la règle générale, qui est déjà implicitement là dans la démarche du doute qui prétend chercher un « quelque chose de certain », quelque chose de ferme et de constant dans les sciences, donc depuis une idée déterminée et préconçue de la vérité comme certitude et de l’idée de science qui lui correspond et qu’il tire de l’arithmétique et de la géométrie. Le chemin du doute est tout entier conduit sous l’égide de la regula generalis qui n’est pas radicalement questionnée : « Le doute méthodique en son entier ne montre lui-même rien d’autre sinon l’efficacité singulière de la regula generalis. De ce point de vue, Descartes manifeste en fait ici une admirable radicalité du philosopher. Ce qu’il faut cependant lui contester, c’est que l’origine de la règle soit elle-même philosophiquement radicale » (p. 252). Heidegger relit les passages concernant l’argument du rêve puis la remise en question des mathématiques par l’argument du Dieu trompeur mais on peut s’étonner qu’il passe totalement sous silence son approfondissement sous la figure du malin génie. Etonnante est aussi son interprétation de ce qu’il appelle la situation terminale du doute, à savoir qu’à la fin de la première méditation Descartes se placerait « devant le rien et dans le rien » (p. 258), formule qui rend un son très heideggérien mais par contre fort peu cartésien, Descartes n’évoquant pas le néant avant la troisième méditation, et s’il exclut le ciel, l’air, la terre, toutes les figures, les couleurs, les sons, il n’indique pas explicitement qu’il ne resterait rien, ni même le rien en tant que tel. On pourrait même interpréter la trouvaille du cogito comme une impossibilité qu’il n’y ait rien et qu’on soit ainsi placé devant le rien et dans le rien.

Heidegger passe ensuite à l’interprétation de l’être du cogito, donc à la seconde méditation, mais il passe tout de suite à la question cartésienne demandant ce qu’est l’être trouvé dans le cogito, à savoir une chose qui pense. Il y a dans le commentaire heideggérien une étrange ellipse puisqu’il ne cite pas tout et ne commente pas non plus le paragraphe essentiel du début de la méditation où Descartes en vient à affirmer que « je suis, j’existe » est certain toutes les fois que je le conçois ou le prononce en mon esprit. On peut aussi s’étonner du fait que Heidegger ne distingue pas la formulation du Discours de la méthode de celle des Méditations métaphysiques, et qu’il évoque « le cogito ergo sum » (p. 264) alors que cette formulation n’est justement pas présente dans le texte des Méditations qu’il est en train de commenter.

Heidegger préfère passer tout de suite à la manière dont Descartes détermine l’essence de celui qui pense en suivant la règle générale. La réponse est que je suis une chose qui pense, et Heidegger voit dans cette réponse le fait que c’est le sens traditionnel et implicite de l’être de la chose dotée de propriétés, l’ontologie catégoriale qui n’est pas à la mesure du Dasein, qui est présente, et Sein und Zeit s’appuiera sur la même interprétation de la res cogitans pour montrer comment elle implique le sens de l’être comme Vorhandenheit qui n’est pas à la mesure du Dasein et ne peut qu’en barrer l’accès : « Remarquons que Descartes perçoit son propre Dasein comme une chose dotée de propriétés déterminées, il le voit dans les déterminations catégoriales qui sont celles d’une chose donnée pourvue de propriétés » (p. 260). Mais cette idée développée dans Sein und Zeit selon laquelle Descartes découvre le ego sum mais n’interroge pas le sens d’être du sum et le présuppose n’intervient qu’ensuite, dans la troisième partie du cours. Avant d’en venir là, l’idée de Heidegger est que le souci de Descartes étant celui d’une connaissance certaine, ce qu’il cherche et découvre, ce n’est au fond pas une chose, pas une res, c’est en fait une proposition conforme à l’idéal de scientificité présupposé dans la règle générale. Le souci de connaissance connue est en quête de propositions absolument contraignantes, certaines, et c’est cela qu’il trouve dans le cogito, bien plus qu’un étant, car il a besoin de cette proposition pour jouer le rôle de fondement pour la science déductive : « ce qui satisfait au certum recherché, ce n’est pas une res mais une veritas, une proposition, une validité. Le souci de certitude cherche et trouve une validité qui soit universellement contraignante. Dans la mesure où le souci de connaître subit chez Descartes un revirement avec l’interprétation du verum en tant que certum, dans cette mesure même la découverte fondamentale n’est pas une res, mais une veritas, une proposition certaine » (p. 264).

Le passage à la dernière partie du cours lui permet de conclure son interprétation de Descartes : le souci de connaissance connue a ouvert un champ qui est celui de la res cogitans mais a omit la question de l’être, geste traditionnel qui détermine de nos jours la phénoménologie husserlienne à la même omission. En mettant au jour la res cogitans depuis la règle générale cherchant du certain, on croit avoir trouvé cette sphère certaine, puisque toutes les pensées sont en elles-mêmes certaines, on ne peut douter qu’on pense, qu’on imagine, qu’on sent, mais dans le même temps on omet de s’interroger sur le caractère d’être de cette région obtenue. Heidegger fournit ici une explication à cette omission qu’on ne trouve pas, à notre connaissance, ailleurs que dans ce cours : si Descartes omet d’interroger l’être de la res cogitans, c’est que le souci de certitude qui le motive n’est pas dirigé sur un étant, qu’il s’agirait ensuite de questionner quant à son être, mais uniquement sur une proposition, et ce qu’on lui demande est d’être conforme à la règle générale et de satisfaire le souci de certitude afin de jouer le rôle de fondement pour la déduction. On demande simplement à la chose qui pense de permettre cette proposition, on ne s’intéresse pas à son être. Mais Heidegger voit tout de même dans le geste cartésien ramenant l’imagination et le sentir sous la classe plus générale de « pensée » un geste montrant qu’il a déjà en vue la conscience de soi. En effet, sentir, c’est penser qu’on sent, imaginer est penser qu’on imagine, voir est penser qu’on voit. En somme, penser est toujours penser qu’on pense, et on ne peut en douter, la chose qui pense possède elle-même sa pensée quand elle pense, elle revient sur soi et se possède elle-même et cette idée détermine encore Husserl, puisque c’est là l’origine de la conscience au sens de la perception interne des vécus, donc la réflexion, la conscience de soi : « On qualifiera plus tard cette détermination de conscience de soi, de conscience interne qui accompagne chaque acte de conscience » (p. 271). C’est à cette occasion que Heidegger montre une fois de plus comment l’ontologie scolastique détermine encore implicitement la pensée de Descartes, puisqu’on retrouve dans ce rapport à soi de la chose qui pense ce retour sur son acte de saisie de l’intellect qui permet la vérité qui a été interprété à partir du De veritate de saint Thomas d’Aquin. Cette conscience de soi, Heidegger l’identifie dans la formule « cogito me cogitare » qui connaitra une grande fortune dans l’interprétation heideggérienne de Descartes puisqu’on la retrouve encore dans le Nietzsche. Cependant, on pourrait répondre à Heidegger que cette formule ne se trouve jamais sous la plume de Descartes, en tout cas à notre connaissance, et Heidegger ne dit pas où il la trouve. Le plus probable est que Heidegger le sait bien, et que quand il écrit que « cogito veut dire cogito me cogitare » (p. 151), il ait parfaitement conscience de traduire Descartes, de révéler le fond de sa pensée qui serait demeuré implicite, ou que Descartes n’aurait pas compris lui-même. Est-ce à dire que Heidegger comprend mieux Descartes que Descartes ne s’est compris lui-même ? C’est le principe herméneutique qu’il avançait p. 98 à propos de Husserl, nous l’avons vu plus haut, et on peut supposer qu’il s’applique tout autant à Descartes, sans doute à tout auteur qui fait l’objet d’une destruction phénoménologique.

H : Le retour à Husserl, l’omission de la question de l’être et la libération du Dasein

Après ce long détour par Descartes, le cours se clôt par un retour in fine à Husserl. Il s’agit de montrer que ce dernier a radicalement omis la question de l’être et n’interroge pas l’être de la conscience, et en cela est déterminé par Descartes qui omet l’interrogation sur le sens de l’être de la res cogitans : « il n’entre pas du tout dans ses intentions de poser la question de l’être » (p. 278). Dans les deux cas, l’origine de cette omission se trouve dans un identique souci de connaissance connue. On pourrait alors croire que Heidegger dénie à Husserl toute originalité par rapport à Descartes, ce qui serait une foncière ingratitude tant il lui doit lui-même, ce qu’il reconnaît en offrant Sein und Zeit à Husserl en témoignage d’amitié et de gratitude. La destruction phénoménologique, si elle rattache à une tradition, ne consiste pas à dénier aux auteurs leur originalité, et Heidegger a bien conscience de tout ce qui sépare Husserl de Descartes et y consacre tout le § 46. Au fond, s’il y a une proximité entre Husserl et Descartes, c’est peut-être moins dans leur approche de la conscience, fort différente, que dans ce qu’ils omettent, à savoir la question de l’être. Mais la réduction phénoménologique n’est pas le doute cartésien, la phénoménologie est une science descriptive de la conscience quand le cogito est le fondement intuitif pour permettre des déductions, l’intentionnalité n’est pas prise en vue par Descartes, ce dernier cherche à démontrer l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme, ce qui n’est nullement l’objectif de Husserl, etc. Là où ce dernier se sépare radicalement de Descartes est surtout dans le fait de l’auto-évidence de la conscience, c’est-à-dire que la saisie évidente dans l’intuition est un critère lui-même évident là où Descartes cherchait au contraire à fonder son critère de l’évidence comme perception claire et distincte grâce à la véracité divine à partir de la troisième méditation, ce que Heidegger lit dans une formule très parlante de Husserl qu’il prétend tirer d’un de ses séminaires : « Si Descartes en était resté à la deuxième Méditation, il serait arrivé à la phénoménologie » (p. 290). Heidegger ne précise pas cependant dans quel séminaire a été prononcé cette formule et nous ne savons pas s’il la cite de mémoire où bien si elle est exacte.

Le cours s’achève sur un dernier chapitre essentiel où Heidegger va montrer comment cet héritage cartésien du souci de certitude a conduit Husserl à mécomprendre ce qu’il avait pourtant contribué à mettre au jour dans le moment de percée représenté par les Recherches logiques. On trouve ici dès ce cours la structure percée/omission que l’on retrouve dans l’interprétation de Husserl des Prolégomènes. La découverte de l’intentionnalité appartient à ce moment de percée, et Heidegger reconnait volontiers une dette à cet égard, mais le souci cartésien de certitude qui détermine toujours Husserl le conduit à se méprendre sur sa découverte et à l’interpréter comme un comportement théorique, c’est-à-dire la visée de connaissance d’un objet à connaître. Nous retrouvons là la critique récurrente chez Heidegger du théorétisme husserlien qui fait de la connaissance le rapport premier et fondamental de la conscience au monde à partir duquel tous les autres ne sont que dérivés, critique que l’on retrouve, entre autre, dans le § 13 de Sein und Zeit où Heidegger montre que c’est à l’inverse la connaissance qui est un rapport à l’étant dérivé à partir de la préoccupation quotidienne. Heidegger écrit que « l’étude de l’intentionnalité est orientée préférentiellement sur la nature intentionelle du connaître. C’est un malentendu méthodique que de conduire la recherche sur les vécus émotionnels en procédant par analogie avec la connaissance » (p. 294). Cette critique du théorétisme de l’approche husserlienne des vécus émotionnels est reprise dans le § 29 de Sein und Zeit qui démontre que l’affectivité, comprise comme dimension de l’être-au-monde lui-même, la tonalité de cette ouverture, est originaire et ne saurait être expliquée par une simple coloration affective après coup de visées théoriques. L’interprétation heideggérienne de la disposition et des Stimmungen n’est certes pas encore présente en ce début d’année 1924, mais on voit que Heidegger possède déjà la base qui lui permettra de l’élaborer dans les années qui viennent, puisqu’il en fournira déjà une présentation très riche dans les Prolégomènes de 1925. Corrélativement à ce primat du théorétique, l’étant dont le sens est premier pour cette approche est celui qui se donne à la visée théorique, c’est-à-dire la simple chose dotée de propriétés, le vorhanden selon le vocabulaire de Sein und Zeit qu’il n’utilise pas ici, la chose naturelle objet des sciences de la nature, qui constitue le sens premier de l’étant sur lequel Husserl superposera par couches les déterminations de valeur, les déterminations appartenant à la culture. On trouve déjà dans ces lignes le fondement de la critique que Heidegger adresse à Husserl dans les paragraphes consacrés par Sein und Zeit à la Zuhandenheit, à savoir la priorité de cette dernière sur la Vorhandenheit, seulement dérivée de la Zuhandenheit comme le comportement de connaissance l’est à partir de la préoccupation quotidienne pour du zuhanden, contre l’idée husserlienne d’un primat de la chose naturelle par rapport à la chose dotée de prédicats de valeurs. C’est encore le théorétisme venant du souci cartésien de certitude que Heidegger retrouve dans la compréhension husserlienne de l’évidence. Cette dernière appartient au moment de percée dans la mesure où elle signifie la volonté d’aller aux choses mêmes, de se laisser donner les choses dans l’intuition, donc de laisser l’étant se découvrir, et c’est bien une telle monstration de l’étant lui-même sur laquelle entend s’appuyer l’ontologie phénoménologique de Heidegger. Mais une fois encore orienté sur le théorique, Husserl n’accorde qu’un sens théorique à l’évidence, et au fond cette critique ne fait que suivre la critique de la compréhension théorétique de l’intentionnalité. L’évidence signifiant le remplissement intuitif de l’intention, puisque cette dernière est comprise comme un comportement théorique, son remplissement en tant qu’évidence ne pourra qu’être lui aussi compris que comme l’évidence qui correspond au comportement théorique.

Heidegger peut terminer son cours en montrant ce qui a été obtenu, à savoir une nouvelle tâche pour la phénoménologie. Ce qu’a montré toute la démarche du cours, c’est qu’il n’est pas du tout suffisant pour la phénoménologie d’en appeler à un retour aux choses mêmes telles qu’elles se donnent dans l’intuition, car cela présuppose que les phénomènes se donnent effectivement déjà dans l’intuition, donc que notre accès aux chose n’est pas obstrué. Le principe des principes selon lequel on doit décrire les choses telles qu’elles sont données dans l’intuition donatrice originaire est gravement insuffisant car nous n’avons justement pas une intuition où les choses seraient données de manière originaire. Au contraire, notre accès aux choses dans l’intuition est déterminé sans le savoir explicitement par une tradition qui demeure inaperçue, par tout un ensemble de préjugés, et la manière dont les choses se donnent dans la phénoménologie husserlienne est en fait déterminée à l’avance par son préjugé qui est le théorétisme, et qui lui vient de la tradition cartésienne et du souci de certitude qui la caractérise. L’accès aux phénomènes au sens qui a été dégagé au début du cours à partir d’Aristote, à savoir ce qui se montre en soi-même, est donc d’abord obstrué et a besoin d’être dégagé, les phénomènes doivent être libérés, et nous reconnaissons là la nécessité de la destruction phénoménologique de la tradition : « Pour arriver aux choses mêmes, il faut d’abord que celles-ci soient libérées » (p. 297). Mais cette destruction phénoménologique permettant de désobstruer l’accès au phénomène qu’il se propose pour thème n’est-il pas ce qui vient d’être réalisé tout au long de ce cours ? Oui, même si elle n’est pas terminée, et les cours de Marbourg constitueront tous eux aussi des exercices de destruction phénoménologique, et si cette destruction a considéré ici le souci de connaitre qui se porte sur la vérité, de l’aletheia au verum et au certum, Heidegger précise qu’une autre ligne de recherche déconstructrice devrait être suivie concernant la transformation de l’agathon en valeur, et Heidegger précise qu’il le fera dans son prochain cours sur Augustin. Il s’agit là manifestement d’un projet qui n’a pas été réalisé car, à notre connaissance, aucun cours n’est donné à Marbourg sur Augustin, le seul cours qu’il lui consacre étant celui de 1921 à Fribourg. Mais si le souci de connaissance connue et son ouverture de la conscience comme thème est ce qui obstrue l’accès au Dasein et que ce souci a été déconstruit dans ce cours, alors le Dasein vient d’être libéré et Heidegger se tient ici sur le seuil de l’analytique existentiale. Si cette dernière, même si son nom n’est pas encore présent, prend pour acquis préalable le Dasein afin de le viser quant à son être et de le saisir à travers les concepts qui lui conviennent, les existentiaux, alors cette libération de cet acquis préalable qui rend possible une herméneutique du Dasein vient d’être réalisée par la destruction phénoménologique dans ce cours.

C’est pourquoi ce dernier s’achève sur un ultime paragraphe 50 qui entend fournir cette première explicitation du Dasein qui vient d’être libéré en dégageant certaines de ces déterminations fondamentales. C’est donc à une sorte d’analytique existentiale en miniature, une simple esquisse de ce qui sera développé à partir de 1924, que nous avons affaire dans ce dernier paragraphe. Pour cela, il repart du souci qui a été présent tout au long de ce cours, le souci de connaissance connue, afin de montrer qu’en tant qu’il est une guise d’être du Dasein il se soucie du Dasein lui-même, même si dans le cas du souci de connaissance connue il se soucie justement de l’omettre, et que ce souci de soi caractéristique du Dasein est la manière dont le Dasein est en rapport à soi, se possède lui-même, mais cette fois-ci correctement interprétée, quand Descartes et Husserl le mécomprenaient comme une réflexion, une conscience de soi, rapport à soi du Dasein dans le souci que Heidegger appelle ici d’un nom étrange, « la distorsion » (p. 309), terminologie qui ne sera plus du tout reprise ensuite, à notre connaissance tout au moins. Le souci de connaissance connue dans son omission active du Dasein désigne donc une détermination fondamentale du Dasein en tant qu’il s’omet lui-même. Les traits du souci de connaissance connue mis au jour dans le cours sont maintenant réinterprétés comme des déterminations fondamentales du Dasein puisque ce souci est une guise d’être du Dasein : « nous allons interpréter les caractères du souci que nous avons dégagés à titre de caractères du Dasein » (p. 301). Ces caractères sont ceux que mettait en évidence le paragraphe 12 : omission, déchéance, méprise et préstruction. L’analyse se fait ici très rapide, manque vraiment d’explication, et on sent Heidegger pris par le temps et tentant d’achever comme il peut son cours. Toutes les déterminations du Dasein que Heidegger met au jour dans ce paragraphe, et dont la plupart ne seront pas reprises dans Sein und Zeit, ou en tout cas pas sous ce nom, relèvent au fond de la déchéance. Un premier groupe trouve son sens dans un « éloignement loin de l’être » (p. 303) dans lequel on peut voir ce que Heidegger appelle dans Sein und Zeit un oubli de l’être, ou encore le fait que le Dasein est ontologiquement au plus loin de lui-même. Un deuxième groupe trouve son sens dans une absence de la temporalité du Dasein, c’est-à-dire une sorte d’oubli de la temporalité et de l’historialité qui conduit à une incapacité à se libérer de la tradition sous-jacente puisqu’elle n’est pas aperçue. Enfin, un troisième groupe de phénomènes trouve son sens dans le « nivellement de l’être » (p. 305), par quoi il faut entendre que le souci de connaissance connue rabat tout être sur un seul plan, où l’on reconnait le fait que, comme le montrera Sein und Zeit, c’est l’être de tout étant qui est nivelé sur un unique sens de l’être, la Vorhandenheit. La fuite devant le Dasein caractérisant le souci de certitude, et ce dernier étant une guise d’être du Dasein, cette fuite est réinterprétée comme une fuite du Dasein devant lui-même, et nous reconnaissons là une fois de plus le caractère d’être de la déchéance. Tout comme la fuite déchéante indique selon Sein und Zeit ce qu’elle fuit et permet de le prendre en vue dans l’analytique existentiale, la fuite du Dasein permet déjà ici de prendre en vue ce qu’il fuit, à savoir l’être dans un monde, celui-ci étant explicité comme un être-à-découvert (Entdecktheit) qu’il faut entendre au sens de l’ouverture, de l’Erschlossenheit, la terminologie heideggérienne qui sera celle de Sein und Zeit n’étant pas encore bien fixée sur ce point. Mais pourquoi fuir devant l’être dans un monde, qu’a-t-il de si dérangeant ? Il est caractérisé par la facticité, le fait de l’existence, et c’est contre ce fait que le Dasein se défend, qui est la menace qu’il fuit dans son souci de connaissance certaine. Mais pourquoi le fait qu’il est menace le Dasein ? Parce que cette facticité de son être dans un monde est caractérisée par l’étrangeté, l’Unheimlichkeit, et c’est d’elle que la certitude doit nous rassurer : « ce devant quoi fuit le Dasein, dans la guise du souci de certitude, c’est l’étrangeté » (p. 311). C’est là, toujours à notre connaissance, la toute première intervention et analyse de ce phénomène fondamental qu’est l’Unheimlichkeit qu’élucide le § 40 de Sein und Zeit pour montrer ce qui angoisse le Dasein et motive cette fuite dans la familiarité du monde ambiant de la quotidienneté. Heidegger détermine ici le rejet de cette étrangeté comme un rassurement, et on reconnait là une des déterminations fondamentales de la déchéance du § 38 de Sein und Zeit. C’est que la connaissance rassure et permet de fuir l’étrangeté en cela que connaître c’est toujours se rendre familier l’étant d’abord inconnu. L’étant cesse de nous inquiéter pour devenir bien connu. Si dans le souci de certitude le Dasein fuit l’étrangèreté, il fuit dans la connaissance au sens où il fuit dans la familiarité d’un monde enfin connu, et donc rassurant. Etrangeté, familiarité, rassurement, Heidegger est en cette toute fin du cours en pleine possession de tous ces concepts essentiels qui rendront possible l’analytique existentiale. Il achève son cours précipitamment, manifestement pris par le temps, mais on sent bien que tout est déjà là et qu’il est prêt à exposer l’essentiel. C’est qu’en ce début d’année 1924, il va justement s’atteler à la tâche consistant à rédiger le manuscrit Der Begriff der Zeit (Ga 64) qui constitue la toute première rédaction complète de l’analytique existentiale. Le complément 30 de l’annexe permet cependant de poursuivre encore un peu cet exposé et fournit une première caractérisation de la temporalité et de l’historialité du Dasein. C’est que le souci caractérise l’être dans un monde en tant que tension vers le monde qui se préoccupe des choses, il est une anticipation, une extension du Dasein vers ce qui n’est pas encore là et qu’il se préoccupe de réaliser, donc vers l’avenir. On peut deviner dans ces quelques lignes l’être-en-avant-de-soi, le projet, la transcendance, le caractère extatique de la temporalité, mais Heidegger n’est pas encore en possession de ces concepts. On peut trouver déjà une première tentative de saisir ce qui ne s’appelle pas encore l’unité extatique des extases de la temporalité mais force est de constater qu’il ne s’agit encore que d’une ébauche, bien loin encore des paragraphes 65 à 68 de Sein und Zeit, et il reviendra justement au manuscrit Der Begriff der Zeit et à la conférence du même nom, et comme leur nom l’indique, d’approfondir la compréhension de la temporalité.

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  1. Cf. p. 315 : « Aristote, De anima. Si on traduit : « De l’âme », c’est aujourd’hui compris de travers en un sens psychologique. Si nous nous en tenons nous pas à la lettre mais à ce qui vient en discussion dans la recherche d’Aristote, nous traduisons : « Au sujet de l’être dans un monde ». »
  2. cf. Conférences de Cassel, Vrin, 2003.
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Etienne Pinat est professeur agrégé de philosophie dans le secondaire. Il a étudié la philosophie à la Sorbonne. Il s'occupe des recensions des livres de ou sur Heidegger ou Blanchot, recrute de nouveaux contributeurs et contacte les éditeurs. Il est l'auteur de "Les deux morts de Maurice Blanchot. Une phénoménologie", paru chez Zetabooks en 2014, et de "Heidegger et Kierkegaard. La résolution et l'éthique", par en 2018 chez Kimé.