Max Jammer : Concepts d’espace, une histoire des théories de l’espace en physique

C’est un fort précieux document que les éditions Vrin viennent de traduire sous la forme de l’ouvrage classique de Max Jammer, Concepts d’espace1 Dans cet ouvrage préfacé par Einstein lui-même, dont la première édition date de 1954, se trouve magistralement reproduite l’histoire des théories de l’espace, tant dans leur développement physique que dans leur soubassement métaphysique, tâche infiniment difficile que Jammer, historien des sciences ayant étudié à Vienne et Jérusalem et enseigné à Harvard ou Boston, accomplit avec bonheur. L’ordre retenu est évidemment historique, mais il s’agit là d’un ordre historique prenant toujours appui sur la science physique et sur le soubassement philosophique précis d’une époque ou d’une pensée, de sorte que nous n’ayons jamais vraiment affaire seulement à une histoire des idées, mais bien à une réflexion sur les implications de la physique et de la métaphysique.

Max Jammer commence son enquête avec l’Antiquité, plus particulièrement avec Hésiode où la première caractérisation poétique de l’espace est attribuée au chaos. Suit un passage en revue des descriptions antiques de l’espace, de Gorgias à Lucrèce, en passant par Pythagore et Platon, où se laisse déjà deviner un certain nombre de débats fondamentaux quant à la nature de la physique et de l’espace ; hélas, le langage obscur du Timée occulte plus qu’il ne promeut la dimension mathématique de l’espace, et si Platon décrit bien ce dernier en termes géométriques, il n’en demeure pas moins que la fortune paradoxale du Timée consistera à interdire, selon Jammer, l’investigation mathématique de l’espace.

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Le premier moment majeur sur lequel Jammer s’arrête abondamment est évidemment Physique IV d’Aristote. Là se trouve établie une des théories les plus durables – et les plus fausses – de l’espace, fondée sur le topos, le fameux lieu, dont Aristote tirera un certain nombre de conséquences à la postérité hélas énorme. « Le lieu est un accident qui a une existence réelle, mais non une existence indépendante au sens d’un étant substantiel. »2 Nous sommes là au cœur de l’aristotélisme physique, dont le Moyen Age et une très large partie de la Renaissance hériteront au détriment du progrès scientifique. Pourtant, il y a une certaine neutralité de Jammer, qui ne fait que décrire l’extraordinaire fortune de cette idée de lieu et s’il mentionne, bien évidemment, les problèmes que cette pensée a posés dans le cadre d’un développement libre de la science, il ne s’y attarde pas, tant son projet se borne à éclairer ce qui, métaphysiquement, justifie le choix aristotélicien. Le lieu aristotélicien désigne l’enveloppe de ce dont il est lieu ; à cet égard, le lieu est entièrement tributaire de ce qu’il enveloppe, mais surtout le lieu interdit de penser la notion même d’espace comme cela même dans quoi se trouveraient plusieurs étants. Toutefois, il ne faudrait pas condamner trop rapidement cette conception qui, comme le remarque Jammer avec acuité, n’est pas sans rappeler la notion de « champ de forces » ; on aurait une zone où se manifesteraient des forces créant une différenciation qualitative, le haut, le bas, et si le lieu est bien tributaire de ce qu’il contient, il n’y est toutefois pas identique : le lieu n’est pas l’étant dont il est l’enveloppe, bien qu’il ne soit pas sans cet étant, ce que Jammer interprète comme un lieu conçu comme champ de forces enveloppant l’étant. « La structure de champ dynamique, inhérente à l’espace, est conditionnée par la structure géométrique d’ensemble de l’espace. L’espace, tel qu’il est défini par Aristote comme la limite intérieure du contenant, est, si l’on peut dire, un système de référence qui ne vaut en général que pour un environnement proche. Le lieu du matelot est dans le bateau, le bateau lui-même est dans la rivière, et la rivière est dans le lit de la rivière. »3 La limite du lieu est ici évidente ; il ne vaut que pour un « environnement proche », c’est-à-dire qu’il perd tout son sens dès qu’il est question de penser une cosmologie véritable, si bien que le lieu ne semble jamais être que le différentiel entre deux objets, ce qui rend en effet une saisie conceptuelle de l’espace comme somme de tous les objets absolument impossible. Toutefois, bien que cet espace comme somme des objets demeure impossible, Aristote indique la possibilité de penser l’espace comme la somme des lieux ; mais, cela est évident, la somme des lieux signifie précisément une discontinuité de l’espace, car il n’est guère possible que chaque lieu entretienne avec les autres une relation systémique.

Un des mérites remarquables du livre de Jammer est de présenter, à la suite de l’investigation antique, une description de l’espace tel qu’il fut appréhendé dans le judéo-christianisme ; le titre est un peu trompeur, Jammer examine en réalité des pensées individuelles, la plupart du temps liées à la Kabbale et plus que du judéo-christianisme, c’est des penseurs judéo-chrétiens qu’il est ici question. La référence à Philon qui ouvre le chapitre est à cet égard fort significative : « Outre la métaphysique et la physique proprement dites, la théologie a joué un rôle de première importance dans l’élaboration des théories de l’espace, depuis l’époque de Philon jusqu’à l’ère newtonienne, et même au-delà. »4 Autant le dire tout de suite, cette partie du livre de Jammer est époustouflante et passionnante : l’intelligence y côtoie à chaque page la précision des sources, et l’auteur apporte une lumière décisive sur des choix prétendument physiques de Newton, pour ne citer que le plus célèbre. Ainsi, lorsque ce dernier affirme que l’espace est comme le sensorium de Dieu, Jammer montre avec talent que cette affirmation n’est compréhensible que si l’on remonte aux sources du judaïsme palestinien de la période alexandrine, où le terme même de « lieu » (magom) était un des noms de Dieu. « La métonymie juive palestinienne ne doit pas être prise pour une simple métaphore, mais elle est évidemment le résultat d’un long processus de pensée théologique qui culmina dans le concept de l’Omniprésence divine. Et s’il en est ainsi, c’est un élément supplémentaire à l’appui de l’hypothèse de l’origine palestinienne. »5 Le Zohar reprend une telle association, tout comme la Kabbale dont Newton avait pris connaissance. C’est ainsi toute la longue chaîne de transmission, plus ou moins hermétique, que restitue Jammer, afin de montrer que même les théories les plus novatrices en physique demeurent tributaires d’indéniables présupposés théologiques.

Patrizi, physicien de la Renaissance, reçoit lui aussi un éclairage digne de la plus grande attention ; Jammer résume en ces termes la gageure qui était la sienne : « Comme la plupart des philosophes de la nature au XVIè siècle, il était confronté à la tâche formidable d’incorporer le monde surnaturel hérité du Moyen Age au monde de la nature, nouvellement découvert, de la Renaissance. Le problème était de savoir comment unifier le monde concret corporel de la nature et le monde incorporel de l’esprit. »6 Et la solution qui apparut comme évidente à Patrizi fut celle de l’espace ; en effet, ce dernier n’est pas corporel, et à ce titre il peut incarner le monde de l’esprit, mais il n’est pas non plus immatériel puisqu’il accueille la matière et à cet égard il satisfait le monde concret naturel. Là encore, Jammer est convaincant lorsqu’il expose les problèmes métaphysiques ou théologiques que les physiciens héritent, avant même de penser le problème du point de vue physique. C’est donc là une des grandes leçons de ce livre, à savoir qu’une histoire des sciences qui ne prendrait pas en compte les déterminations théologiques demeurerait unijambiste et rendrait artificielle la présentation qui serait faite des solutions et des problèmes physiques tels que les scientifiques cherchèrent à les résoudre. En d’autres termes, Jammer démontre magistralement qu’il y a plus dans la physique que de simples problèmes physiques.

Henry More n’est pas en reste, au point que Jammer en fait le produit le plus abouti de l’influence des textes judaïques, exotériques ou ésotériques. « Quiconque a lu le Sefer Yezira, ou Livre de la création, qui traite de problèmes cosmogoniques, ou qui connaît la notion kabbalistique, due à Luria, du Zimzum, l’auto-contraction divine, créant l’espace par auto-restriction, acceptera certainement la thèse selon laquelle une interprétation en quelque façon panthéiste de la Kabbale devait nécessairement conduire à la conception de l’espace de More. »7

Le troisième chapitre est consacré aux moyens déployés pour sortir de la chape étouffante de l’aristotélisme ; celui-ci repose, en fin de compte, sur l’impossibilité du vide, impossibilité qui est en réalité remise en cause dès l’époque aristotélicienne, y compris par ses disciples, puisque Théophraste lui-même, suivi de Philopon, en affirmèrent la possibilité, remettant ainsi en cause le fondement absolu de la pensée physique de leur maître. Jammer montre donc qu’il ne faut pas attendre la deuxième Renaissance pour que le lieu aristotélicien reçoive de solides et violentes attaques ; tout commence dès Aristote, mais par une ironie du sort, il faut attendre près de 1700 ans pour que l’édifice s’effondre enfin. C’est du reste là quelque chose de mystérieux que l’histoire nous présente, et qui semble étonner Jammer lui-même : pourquoi tant de longévité de l’aristotélisme ? Cette interrogation redouble lorsqu’on constate par exemple que la pensée de l’atome a été développée de manière précoce afin de penser l’espace comme une structure atomistique, et que la pensée arabophone et juive a repris et transmis de telles idées ; or, il est surprenant de constater que les auteurs scolastiques qui avaient lu les penseurs arabophones et juifs, ne prirent jamais en compte la théorie atomiste de l’espace. « On sait de façon sûre que les travaux d’al-Ghazali et de Maïmonide, qui contiennent de nombreuses références aux théories atomistes de l’espace du Kalam, ont été largement lus par les scolastiques. Le Guide des égarés a très probablement été traduit en latin dès le milieu du XIIIè siècle à la cour de l’empereur Frédéric II. Est-il possible que la théorie atomiste de l’espace ait pu échapper à l’attention de Guillaume d’Auvergne, de François de Sales, de Vincent de Beauvais, d’Albert le Grand, de Thomas d’Aquin, de Duns Scot et de beaucoup d’autres, lesquels avaient tous une bonne connaissance du Guide de Maïmonide ? »8 Nous sommes là face à un mystère de l’histoire : mais que s’est-il passé pour qu’Aristote dominât aussi outrageusement les esprits ?

Vers 1400, Jammer identifie la percée de Crescas, qui va littéralement bousculer l’aristotélisme, bien plus qu’un Guillaume d’Ockham, étrangement soumis à Aristote dans le domaine physique, en pensant le problème de manière générale : où est l’univers ? L’univers ne saurait être dans un lieu, remarque Crescas, puisque l’univers est ce qu’il y a de plus grand et que s’il était dans un lieu, il faudrait penser quelque chose de plus grand que l’univers, ce qui impliquerait contradiction. En outre, afin de montrer l’absurdité locale du lieu, il remarque que des figures amputées ont un lieu plus vaste que des figures plus grandes. Ainsi, un cercle amputé d’un quart nécessite un lieu plus étendu qu’un cercle entier. Loin de tout dogme, ce penseur juif révèle donc l’absurdité du topos aristotélicien, et pense l’espace comme un gigantesque vide immobile accueillant la matière. « L’espace est un infini, et n’est pas susceptible de mouvement. Par l’incorporation de la matière, le vide infini devient l’extension des corps physiques. »9 Crescas devient ainsi le premier penseur à apporter de solides contre-arguments logiques à la pensée aristotélicienne, et seul Nicolas de Cues, au Cinquecento fera preuve d’une pareille pénétration d’esprit. A titre personnel, je regrette d’ailleurs le peu de développements consacrés à ce dernier, mais il est vrai qu’en moins de 300 pages, on ne peut satisfaire tout le monde.

Jammer aborde ensuite les principaux penseurs italiens de l’espace, Patrizi, Bruno, Campanella, et l’absence remarquable de Ficin prouve combien ce dernier, tout néoplatonicien qu’il était, demeura entièrement tributaire d’une élaboration aristotélicienne du lieu – à titre édifiant, le mot d’espace n’apparaît même pas dans la Théologie platonicienne… Ce qui est intéressant dans ces quelques passages, c’est la manière dont Jammer présente la lutte de ces penseurs contre leurs propres présupposés pour parvenir à sortir de ce lieu obsédant ; il y a comme un combat terrible contre le schéma de la substance et de l’accident, que mènent ces physiciens pétris de métaphysique et dont les intuitions scientifiques procèdent, en réalité, du rejet métaphysique de la substance.

Le quatrième chapitre est, lui aussi, somptueux. Jammer y mène une analyse de l’espace absolu, et propose une lecture magnifique de Newton, replacé avec brio dans le contexte religieux de son époque. Jammer insiste longuement sur le rôle de l’espace absolu dans l’économie du système newtonien, au point d’écrire ceci : « Pour Newton, l’espace absolu est une nécessité logique et ontologique. Il s’agit en premier lieu d’un préréquisit nécessaire à la validité de la première loi du mouvement (…). »10 Il est fascinant de voir se reconstruire patiemment la logique interne de la pensée newtonienne, à partir du problème de l’espace et de la dimension métaphysique de celui-ci. Il y a là parmi les plus belles pages de l’ouvrage et Einstein, dans sa préface, ne s’y était pas trompé en soulignant l’extraordinaire qualité des passages consacrés à Newton – et Galilée. « Le concept d’espace, écrit Einstein, fut enrichi et gagna en complexité avec Galilée et Newton qui établirent que l’espace doit être posé comme cause indépendante du comportement inertiel des corps si l’on veut donner une signification exacte au principe d’inertie classique, et par suite à la loi du mouvement classique. Avoir pleinement et clairement pris la mesure de cette exigence est, à mon sens, l’un des plus grands mérites de Newton. »11 Le débat entre Leibniz et Clarke se trouve parfaitement restitué, et l’on sort de ce chapitre avec un sentiment de compréhension inédite des problèmes physiques de l’ère moderne.

Jammer fait ainsi de l’espace absolu le centre du quatrième chapitre, mais en réalité c’est là le sujet des trois derniers chapitres ; qu’en est-il de l’absoluité de l’espace ? Il va en traquer toutes les formes, tous les avatars, et l’éther, par exemple, apparaîtra comme son ultime avatar avant qu’il ne soit définitivement déclaré impossible. C’est le sens de la postface de Marc Lachièze-Rey qui résume ainsi l’ouvrage : « Le point essentiel réside, me semble-t-il, dans la disparition complète et définitive de l’espace absolu. »12

Les deux derniers chapitres de Jammer sont un peu moins plaisants à lire, bien qu’ils demeurent excellents, car il semble que l’auteur cherche à « caser » le maximum de thèses, au détriment peut-être, de la clarté de l’ouvrage. Cela est particulièrement vrai du sixième chapitre, où chaque page contient entre trois et six thèses auxquelles correspondent autant de noms, et le lecteur non spécialiste des dernières avancées de la physique, risque de s’y perdre un peu. L’usage des mathématiques qui y est proposé demeure certes accessible, mais le tourbillon de thèses citées fait peut-être perdre de vue le problème principal, d’autant plus que Jammer abandonne l’ordre chronologique ; on passe ainsi de Penrose à Einstein, des années 70 aux années 20, parfois même on revient à Planck, et le beau cheminement historique des premiers chapitres se trouve noyé sous l’avalanche de débats dont le degré de généralité est bien moindre que celui des quatre premiers chapitres. Il n’en demeure pas moins que de remarquables développements consacrés à la tridimensionnalité de l’espace sont offerts au lecteur, et que les raisons faisant que Poincaré ne put asseoir lui-même la relativité sont très clairement expliquées. On notera également de superbes passages consacrés à Riemann, pour lequel la structure métrique de l’espace est déterminée par la distribution de la matière.

Il s’agit là d’un ouvrage vraiment remarquable, que toute personne s’intéressant de près ou de loin à la science se doit d’avoir lu : l’intelligence du propos, la clarté des explications, la rigueur des démonstrations font de ce livre une référence – unique – quant à la compréhension de l’espace en physique, mais, plus encore, nous trouvons là la marche de l’esprit en tant qu’il se refuse à être cloisonné dans des cases disciplinaires : la philosophie, la métaphysique, la théologie, la physique, voilà les lieux – si j’ose dire – où se meut l’esprit vrai, et c’est dans ce déploiement libre de l’esprit, hors de ses habituels enfermements sclérosants voulus par la spécialisation outrancière, que se trouve peut-être l’ultime jubilation offerte par ce très bel ouvrage.

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  1. cf. Max Jammer, Concepts d’espace, Une histoire des théories de l’espace en physique, Traduction Laurent Mayet et Ivahn Smadja, Vrin, 2008
  2. Ibid. p. 32
  3. Ibid. p. 33
  4. Ibid. p. 41
  5. Ibid. p. 46
  6. Ibid. p. 55
  7. Ibid. p. 63
  8. Ibid. p. 84
  9. Ibid. p. 95
  10. Ibid. p. 117
  11. Ibid. p. 13
  12. Ibid. p. 257
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Ancien élève de l’ENS Lyon, agrégé et docteur en Philosophie, Thibaut Gress est professeur de Philosophie en Première Supérieure au lycée Blomet. Spécialiste de Descartes, il a publié Apprendre à philosopher avec Descartes (Ellipses), Descartes et la précarité du monde (CNRS-Editions), Descartes, admiration et sensibilité (PUF), Leçons sur les Méditations Métaphysiques (Ellipses) ainsi que le Dictionnaire Descartes (Ellipses). Il a également dirigé un collectif, Cheminer avec Descartes (Classiques Garnier). Il est par ailleurs l’auteur d’une étude de philosophie de l’art consacrée à la peinture renaissante italienne, L’œil et l’intelligible (Kimé), et a publié avec Paul Mirault une histoire des intelligences extraterrestres en philosophie, La philosophie au risque de l’intelligence extraterrestre (Vrin). Enfin, il a publié six volumes de balades philosophiques sur les traces des philosophes à Paris, Balades philosophiques (Ipagine).