Olivier Jouanjan (coord.) : Hans Kelsen. Forme du droit et politique de l’autonomie

L’ouvrage Hans Kelsen – Forme du droit et politique de l’autonomie1 est un collectif coordonné par Olivier Jouanjan. Paru en septembre 2010, dans la collection « Débats philosophiques » des Presses Universitaires de France (224 p.), il rassemble, pour l’essentiel, des contributions de Professeurs de droit public (Carlos-Miguel Herrera, Matthias Jestaedt, Oliver Lepsius, Christoph Schönberger, Alexander Somek). Olivier Jouanjan, le directeur de cette publication, a traduit les différents textes, excepté celui de Carlos-Miguel Herrera, et rédigé l’introduction de l’ensemble de cette entreprise audacieuse dont la vocation est de diffuser la pensée de Hans Kelsen (1881-1973), en France. Sa présentation, intitulée « Formalisme juridique, dynamique du droit et théorie de la démocratie : la problématique de Hans Kelsen » situe clairement le positionnement des auteurs du collectif. Il ne s’agit ni de se contenter d’une apologie du juriste autrichien, ni de faire une critique de son formalisme radical. L’objectif est plutôt de s’intéresser de près à la « problématique » de Hans Kelsen, c’est-à-dire à la manière dont celui-ci a pensé un lien inextricable et indéfectible entre une théorie du droit (« Forme du droit ») et une théorie de la démocratie (« Politique de l’autonomie »).

La théorie du droit : une dynamique du droit

Certains voient en Hans Kelsen un des plus grands juristes du XXème siècle ; d’autres ne retiennent de son œuvre que les attaques féroces de son premier et, peut-être, plus grand adversaire, Carl Schmitt. C’est en 1911 que paraît Hauptprobleme der Staatsrechtslehre2. Un an après cette thèse d’habilitation de Hans Kelsen, Carl Schmitt rend publiques ses premières attaques, celles qui concernent les fondements de la norme, et surtout cette prise de position induisant que la légalité est insuffisante à légitimer la décision (p. 14). Avec les Hauptprobleme, le jeune Kelsen n’est pas encore en mesure de pallier les lacunes théoriques de son travail. Olivier Jouanjan montre bien que celui-ci va donc œuvrer à la construction d’une dynamique du droit, construction qui trouvera son achèvement dans la Théorie pure du droit. Se préoccuper de la dynamique interne du système juridique, suppose de retracer le processus de formation du droit. Ainsi, une norme « a été adoptée d’une manière précise, produite conformément à une règle très précise, posée conformément à une méthode spécifique »3. Olivier Jouanjan met en évidence la manière dont cette dynamique de l’ordre juridique donne la possibilité d’une théorie de la norme fondamentale. La norme est, chez Hans Kelsen, la signification objective d’un acte de volonté. Elle implique, en effet, un devoir-être – il s’agit de fixer la conduite d’autrui – mais aussi d’être partagée « du point de vue des tiers désintéressés » (p. 19), c’est-à-dire avoir une « signification objective ». Pour objectiver la signification d’un acte de volonté, posant un devoir-être, seule une norme est en mesure de fournir à une autre norme son fondement de validité.

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La présentation d’Olivier Jouanjan expose les difficultés auxquelles confronte la dynamique kelsenienne du droit. En effet, cette dynamique laisse peu de place à la question de l’interprétation du droit, ou plus exactement au cadre cognitif de l’interprétation. Le juge, par un acte cognitif, détermine le cadre d’interprétations, puis, par un acte volitif, ouvre un choix de possibilités. La théorie pure du droit est bien une connaissance du droit positif ; elle ne prétend donc pas apporter de réponses au problème de savoir ce que seraient de bonnes décisions à partir du cadre des lois. Cependant, son lien avec la théorie politique importe davantage. La préférence de Hans Kelsen pour la démocratie trouve son fondement ailleurs que dans des normes éthiques, mais plutôt au regard de ce que celle-ci suppose. La démocratie représente d’abord « une « méthode » et son concept est procédural » (p. 39). Comme il y a une dynamique du droit, les rapports entre l’État et la démocratie s’inscrivent dans un ordre qui n’est pas statique : l’État est un ordre de production de normes juridiques ; la démocratie se définit comme une forme de production d’un ordre juridique.

Des prémices de la théorie pure du droit à l’essai sur la séparation des pouvoirs

Dans un chapitre intitulé « De l’État comme substance à l’État comme fonction : les débuts de la théorie pure du droit dans les Hauptprobleme der Staatsrechtslehre » (p. 47-69), Christoph Schönberger s’intéresse au travail universitaire de Hans Kelsen de 1911. L’ambition scientifique que l’auteur des Hauptprobleme nourrit dès l’âge de trente ans est d’entreprendre l’analyse des possibilités et des limites de la connaissance juridique du droit public (p. 49). Elle nécessite de bien distinguer la science juridique des sciences humaines et sociales qui se développent au début du XXème siècle. Afin d’éviter une sociologie ou une psychologie du droit, l’objectif d’une science du droit public est de cerner son objet : la normativité des règles de droit (p. 52).
Ainsi, les Hauptprobleme permettent à Hans Kelsen de construire les concepts fondamentaux d’une science juridique. Mais, comme le souligne Christoph Schönberger, son auteur ne s’intéresse pas délibérément au problème de la production du droit ou à celui de son application pour s’occuper exclusivement des règles de droit. Si Hans Kelsen esquisse déjà son programme libéral, en revanche, l’heure n’est pas encore à la construction d’une dynamique du droit qui sera à l’œuvre dans La théorie pure du droit.
Alexander Somek apporte des précisions concernant la dynamique juridique. Son chapitre sur « Dynamique juridique : une brève explication » (p. 71-97) est plus précisément consacré à l’essai de Hans Kelsen sur la séparation des pouvoirs (1924). Considérée comme peu originale (p. 82), la théorie de la séparation des pouvoirs donne la possibilité de comprendre les subtilités de la dynamique juridique, notamment la distinction entre la production et l’application du droit. En effet, la séparation des pouvoirs se détermine, pour Hans Kelsen, en fonction du degré de création du droit. Elle a donc tout à voir avec la production du droit.

L’explication d’Alexander Somek a pour caractéristique de définir – sur ce point relatif à la production du droit – ce que l’on doit entendre par norme fondamentale. Elle soulève un problème épineux, voire une aporie, de la théorie pure du droit. Nous savons que, pour Hans Kelsen, la Constitution de l’État ne représente pas la norme première. Quel est alors le fondement ultime de cette norme ? La question du fondement se pose donc avec acuité. Comme le souligne également Olivier Jouanjan, dans sa présentation, elle est insoluble parce que Hans Kelsen n’a cessé de radicaliser son point de vue en exigeant que les solutions apportées par la logique demeurent inopérantes dans le domaine des normes juridiques dans la mesure où celles-ci n’obéissent pas aux règles de la pensée ; celles-ci représentent la signification d’actes de volonté (p. 33). Alexander Somek ajoute que la norme fondamentale n’est ni le contrat social, ni le pouvoir constituant de la nation : il s’agit d’un symbole, d’une idée (p. 97). À cette explication portant sur la théorie du droit, succèdent, dans cet ouvrage réunissant plusieurs contributions, quelques textes sur les conceptions politiques développées par Hans Kelsen.

Science, politique et démocratie

Carlos-Miguel Herrera se penche, dans « Science et politique chez Hans Kelsen »
(p. 99-133), sur les débats des années 50-60. Alors qu’il évolue désormais dans une culture anglo-saxonne, Hans Kelsen contribue à la distinction entre science et théorie politique. Une théorie politique est une théorie de l’État (p. 110), tandis qu’une science politique est une science dont l’objet porte sur les normes en provenance des autorités politiques et les prescriptions des acteurs politiques (p. 114). Ainsi, pour Hans Kelsen, il ne s’agit pas de faire de la philosophie politique. Il est plutôt question de participer à la construction d’une réflexion sur la science politique. D’un point de vue épistémologique, cette science doit faire abstraction de toute dimension axiologique. Elle est aussi, pour Hans Kelsen, la science pour laquelle la question de l’objectivité de la connaissance est la plus problématique (p. 119). Pour surmonter cet obstacle, elle doit se fixer comme objectif de déterminer des moyens en vue de fins. Par exemple, il serait erroné d’analyser la paix sous l’angle de son but moral ; un consensus peut être trouvé quant à sa nécessité. La démocratie, à l’instar de la paix, n’est pas le « meilleur » des régimes. Elle est « la forme la plus rationnelle de domination » (p. 133).
La démocratie est un objet de la science politique. De ce point de vue, Hans Kelsen, bien que connu comme théoricien du droit, l’analyse comme une forme d’organisation qui produit un système de domination. Dans un chapitre qui porte sur « Kelsen, théoricien de la démocratie » (p. 135-170), Oliver Lepsius resitue la réflexion de Hans Kelsen dans le contexte de la discussion – qui a eu lieu en Allemagne – sur le passage du principe monarchique à celui de la souveraineté populaire. Le problème porte alors plus précisément sur la conciliation d’une légitimité accordée au peuple avec la reconnaissance de l’autonomie de l’individu. Comme le souligne Oliver Lepsius, c’est sous l’angle du droit que Hans Kelsen envisage la question. D’un côté, l’État est un ordre juridique ; de l’autre, la souveraineté populaire est une catégorie construite par le droit constitutionnel. Le peuple se définit donc comme un corps institué dans l’État (p. 151).
La démocratie représente également le régime favorable à la science. Dans « La science comme vision du monde : science du droit et conception de la démocratie chez Hans Kelsen » (p. 171-220), Matthias Jestaedt reprend le projet scientifique de l’auteur de la Théorie pure du droit. Il rappelle très justement que la « pureté » porte bien sur la théorie du droit et non sur le droit. En effet, « Pour Kelsen, la pureté n’est rien moins qu’un synonyme pour la scientificité de la discipline juridique » (p. 183). Mise à part la scientificité, la connaissance du droit doit viser une unité, pour résister aux tentations d’influence idéologique, puis une relativité. Alors qu’Albert Einstein élabore ses théories physiques, Hans Kelsen utilise cette expression de « relativité » pour désigner ce qui se rapporte aux relations juridiques. Par exemple, l’État ou la personne n’existent pas comme « choses en soi », mais seulement comme relations. Hans Kelsen écarte toute ontologie juridique. Enfin, cette théorie juridique qui repose sur ces trois principes – pureté, unité et relation – est indissociable de la théorie de la démocratie parce que si la démocratie se définit comme forme de domination, c’est parce qu’elle est une « méthode de justification de la domination par la procédure » (p. 210). La démocratie n’est donc pas seulement une forme d’organisation de la domination, elle suppose la justification par le droit.

Un ouvrage fondamental sur un auteur mal connu en France

Hans Kelsen – Forme du droit et politique de l’autonomie représente un ouvrage fondamental sur un auteur mal connu en France. Tout d’abord, Hans Kelsen n’a pas la reconnaissance du lectorat français qu’il mérite à cause de ce que Philippe Raynaud appelle un « désenchantement du droit ». En effet, de manière générale, la popularité des ouvrages de philosophie du droit est soumise à des aléas liés à la confiance plus ou moins accordée à l’arbitrage que permet le droit. Rendons hommage à l’œuvre de Philippe Raynaud, notamment à Le juge et le philosophe4, qui fait de la pensée du droit une pensée encore bien vivante.
Lorsque Hans Kelsen est connu, il l’est parfois pour de mauvaises raisons. En effet, il l’est au prisme de la polémique entamée par Carl Schmitt. Sans entrer dans les détails de cette controverse5, le débat suscité par le théoricien de l’État d’exception porte sur l’indétermination de la règle de droit. Si la science juridique s’intéresse au droit comme hiérarchie de normes, elle se préoccuperait peu de l’application du droit. À un vrai problème, Carl Schmitt apporte une réponse discutable. En effet, nous pouvons considérer que le droit suppose l’énonciation dans la mise en œuvre de la norme juridique. Ludwig Wittgenstein a bien montré que les mots acquièrent leur signification à la fois grâce au contexte, aux signes non verbaux et à la relation qui existe entre les interlocuteurs. De plus, du point de vue de la philosophie du droit, le principe de la discussion juridique, peut aujourd’hui sembler apporter une réponse au problème de l’indétermination de la règle. Associé à une philosophie du langage, il trouve son point culminant théorique dans l’entreprise menée par Jürgen Habermas dans Droit et Démocratie (1992, 1997).
De leur côté, les auteurs du collectif sur Hans Kelsen ont pour ambition de soulever la « problématique » de Hans Kelsen, c’est-à-dire le lien que la théorie du droit (« Forme du droit ») entretient avec une théorie de la démocratie (« Politique de l’autonomie »). Cette problématique tisse le fil conducteur de l’ensemble des contributions. Les auteurs entendent bien la soulever, plutôt que d’inscrire la pensée de Hans Kelsen dans une histoire. Toutefois, davantage de repères historiques auraient permis une meilleure compréhension du contexte dans lequel s’ancre la théorie pure du droit. Dans sa contribution, Oliver Lepsius apporte sur ce point quelques précisions. Il aurait donc peut-être été utile de placer celle-ci en amont de l’ouvrage. Le mérite de cette entreprise reste cependant de retracer la généalogie de la théorie du droit, afin d’en éviter de mauvaises interprétations, et de faire découvrir la théorie de la démocratie. Il reste à souhaiter que cet ouvrage donne une impulsion aux traductions des livres de Hans Kelsen en France.

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Regards croisés

  1. Olivier Jouanjan (coord.), Hans Kelsen. Forme du droit et politique de l’autonomie., PUF, coll. Débats philosophiques, 2010
  2. Grands problèmes de la doctrine du droit est un texte non traduit en français.
  3. Théorie pure du droit, p. 114, cité p. 17.
  4. Philippe RAYNAUD, Le juge et le philosophe, Armand Colin, 2008, 288 p.
  5. Sur ce point, voir le livre de Jürgen Habermas, Droit et démocratie (Gallimard, 1992, 1997, p. 265 et s.) qui en éclaire vraiment les enjeux.
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