Pierre Boutang : Reprendre le pouvoir

Sous la direction de l’excellent Olivier Véron, auteur ici d’une préface aussi alerte qu’impliquée, les éditions Les Provinciales ont eu la bonne idée de rendre hommage à Pierre Boutang, qui aurait eu tout juste cent ans l’année dernière, en assurant la nouvelle publication de Reprendre le pouvoir (1978)1.

Écrit l’instant d’un été dans son cabanon de la forêt de Collobrières, cet essai de Pierre Boutang fonde une théorie du pouvoir soucieuse d’examiner la vraie nature du politique au point d’en manifester la question du salut.

« Sauve qui peut »

On ne peut échapper ni au pouvoir, ni au salut. Aux yeux de Pierre Boutang, le pouvoir, par-delà ses ordres, temporel ou spirituel, est en situation de « garder sauf » : il lui appartient de sauver. « Reprendre le pouvoir » implique une logique de rédemption, ce qui revient à découper le pouvoir politique tout entier afin d’en restituer la saveur de transcendance jusqu’ici oubliée, dissoute dans le transcendantal. Pour corriger cette vilaine habitude moderne, trop moderne, le métaphysicien épuise le sens de la souveraineté, ce qui le conduit à « retourner à la source » selon le titre du premier chapitre de sa deuxième partie consacrée au pouvoir légitime.

Le métaphysicien affirme constituer le « phénomène du souverain »2, dans la relation de fils au père, prenant pour fait et cause que « ce qui naît, c’est un enfant ; pas un homme » 3. C’est le moyen pour lui de retenir que ce lien fondateur est une réponse décisive aux théories du contrat qui se suivent dans le sillage de Rousseau, lien charnel qui ne saurait se confondre avec la dialectique de maître et de serviteur. L’expérience politique implique ici un face à face avec la découverte d’un autre « au-dessus », attaché à une étymologie significative : « Contre ne veut pas dire la contradiction. […] Contra, c’est ‘‘être en face de’’ » 4. En ce sens s’oppose-t-il férocement à la « maladie mortelle » 5 hégélienne qui pense selon lui « une annulation de la souveraineté par l’homme générique qui n’est plus fils, père, ni mari, comme il n’est plus maître de rien, mais dieu par abolition du divin. » 6. Avec parfois l’appui de Kojève, Boutang n’hésite pas à répondre à Hegel au risque de le présenter comme l’athée le plus spirituellement authentique de toute la philosophie 7 Si la paternité est selon Boutang au fondement même de toute pensée et l’origine de la société humaine, incluant le rôle de l’enfant jusque dans « l’épreuve mimétique de la saisie des choses » 8, la transcendance est ainsi reçue comme « transdescendance » d’après la notion qu’il reprend de Jean Wahl ou des Pères orientaux. Boutang comprend dès lors le phénomène du souverain et du politique tout entier en tant que « vrai domaine de la maïeutique » 9, entendu que « le pouvoir n’est pas dans l’instant, plutôt dans la durée du dialogue »10 où la naissance est principe réel de la connaissance 11. Autrement dit, si le souverain pré-existe, loin de « l’abstraction conçue dans la solitude de son âme » 12, la souveraineté pré-existe en tant que nécessité d’essence, ce qui suppose que le politique, selon Boutang, fait corps avec la métaphysique en raison d’une unité vivante : « Ce n’est pas un moi mais un nous qui a pris naissance dans le langage [où vit] la transcendance, nous fondateur de la politique comme de la morale. » 13

À l’opposé d’une telle unité, Foucault favorise, avec son archéologie des pouvoirs, une séparation toute libérale entre le politique et le métaphysique, ce qui le condamne à rester prisonnier de la caverne des soupçons en contournant la question de la légitimité, laquelle a pour foyer d’autorité la décision. Il est en outre très révélateur de constater, avec Rémi Soulié[Pour toutes ces questions, nous renvoyons le lecteur à l’étude de Rémi Soulié, Un grand catholique : Carl Schmitt, [à cette adresse [/efn_note] que Boutang retrouve ici les thèmes de prédilection de Carl Schmitt, surtout quand Reprendre le pouvoir laisse suggérer une sympathie à l’égard de la Ve République et de ses inspirations schmittiennes14. Le rapprochement s’arrête là, Boutang cherchant à dépasser le cadre strictement juridico-politique par l’union entre légitimité et consentement.

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En tant qu’exercice du pouvoir, l’autorité nécessite, toujours selon Boutang, un consentement : « Il n’y a pouvoir que dans la foi en un bien commun réel qui toujours trouve la matière du consentement. » 15 Cette reconnaissance participe à la légitimité d’un pouvoir en acte ; Boutang tient à cette précision : il s’agit d’un bien commun réel. On peut ici déceler les traces d’une réponse toute filiale à son maître Maurras. Le bien commun n’est pas un système abstrait – surtout s’il se réclame du naturalisme –, qui trouverait sa pleine suffisance dans une légitimité seulement historique, il appelle un consentement public. C’est la raison pour laquelle Boutang confie « n’avoir jamais cru au positivisme de Maurras, ni à sa ‘‘physique politique’’ ». 16 Le pouvoir ne doit donc pas seulement être pensé, il doit être pratiqué ; selon Boutang, en effet, une théorie du pouvoir n’a pour clef de voûte que celle du consentement, ce qui l’amène à réclamer une théorie du « vouloir […] jusque dans cette ambiguïté entre l’agir et le pâtir. » 17

De cette ambivalence dialectique, signalons que Maurice Blondel en avait constitué toute la science pratique dans son Action. Il est à ce titre saisissant de voir Boutang emprunter le chemin du Philosophe d’Aix, surtout lorsqu’il admet, à la toute fin de son essai, qu’il n’y a pas de « philosophie qui ne soit, d’un seul tenant, une pratique, qui n’ouvre une voie pour le plus proche prochain comme elle nous éprouve en notre âme et notre corps » 18. À cet égard, une telle définition de l’action oblige à s’affranchir inévitablement de l’activisme comme de la réaction dans la mesure où, pour fonder une dialectique du pouvoir, il faut prendre acte d’une souveraineté consentie comme le donnent à penser la notion de mixte que Boutang va reprendre du Philèbe de Platon.

Le salut de Boutang par l’ordre mixte

La relecture du mixte dans le Philèbe va sauver Boutang à son tour d’une tentation totalitaire. S’il convoque le concept de mixte, c’est pour manifester la légitimité du pouvoir où se jouerait le mixte d’autorité et de consentement populaire.

On le sait, la réflexion du Philèbe porte avant tout sur un problème éthique, celui de la vie bonne. Contre un certain rigorisme pythagoricien où le corps est dévalorisé, le plaisir fait ici partie de la vie bonne. Platon met également fin au thème des genres de vie différenciés amorcés par Pindare puisque vivre est le seul genre de vie qui engage la même question chez tous les vivants que sont les dieux, les hommes et les bœufs. Comme vivre est un genre à lui tout seul, surtout quand on opte pour la philosophie, nul ne peut échapper à la politique en tant que vie bonne à rechercher.

Boutang étend la réflexion dans le domaine politique, ce qui laisse suggérer une réponse implacable aux divagations de Karl Popper, désormais admises, nous exposant un Platon ennemi de la société ouverte. Le mixte va au contraire dégager Platon du statut de grand-père du totalitarisme. Œuvre tardive, le Philèbe ouvre sur Les Lois écrit juste après, et vient laver Platon de toute aspiration dogmatique : « Il n’y a en effet ni loi ni ordonnance qui soit plus puissante que le savoir, et il n’est pas permis non plus de soumettre l’intelligence à quoi que ce soit, ni d’en faire une esclave, elle qui gouverne toutes choses, à condition toutefois qu’elle soit une intelligence véritable, une intelligence réellement libre comme il est conforme à sa nature. » (Livre IX, 875 cd, trad. Robin). Dans le Philèbe, la dialectique s’identifie ici à la métrétique, sans s’y réduire pour autant ; c’est cette identification qui intéresse Boutang. Notre vie éthique souffre d’indétermination : il s’agit donc de saisir la proportion de plaisir et de pensée dans notre propre vie. Il revient à la politique de nous y aider, raison pour laquelle Boutang écrit, à la suite de Platon, que le pouvoir est une voie de salut.

D’emblée, force est de reconnaître que Boutang opère une extension audacieuse sur le Philèbe, d’abord essentiellement éthique avec une portée cosmologique, en éludant l’argument central à savoir l’acribeia (l’exactitude au sens de la juste mesure, à savoir le combien, la quantité) ; Boutang n’exploite pas cet argument et préfère gloser sur la fuite de l’Un vers le Multiple ou du Multiple à l’Un. Or, Platon reprend l’exemple du bœuf. Pour prévenir les métaphysiciens impatients qui passent de l’Un au Multiple sensible trop rapidement, il se réfère à la nature (Ousia et, parfois, Idea), que l’on pourrait traduire par Idée du bœuf, selon l’opération dialectique du rassemblement avant la division. Platon retient la complexité d’une telle nature sans remettre en cause la simplicité de l’Un ultime ; il appartient au dialecticien d’opérer des divisions très exactes, ce qui, sans doute, au niveau du Philèbe, est le cinquième genre non nommé, bien que toujours présent, à côté des quatre autres (l’illimité, la limite, le mixte, et la cause du mixte).

On accordera à Boutang que cette page renferme en effet une portée ontologique : cette capacité suprême et supérieure du dialecticien à diviser, découper, propre à une aptitude épistémologique, une capacité éminente que seul le philosophe politique saura exercer, d’où le passage de Boutang, tout à fait compréhensible, à des considérations politiques, ce qui suppose un processus dialectique de différenciation de la nature (Idea) dans l’existence. Dans ce cas ontologique, la diaresis devient diakrisis, c’est-à-dire séparation, dissociation. Nous sommes ici au cœur de la méthodologie platonicienne, non définitive, toutefois, puisque fondée sur l’horizon d’un cosmos harmonieux.

Dès lors, la figure de Socrate intervient non plus comme un parménidien mais comme un intermédiaire en acte, un trait d’union entre le plan intelligible et le plan sensible, ce qui réduit d’ailleurs à néant toutes les gloses sur le dualisme platonicien qui portent particulièrement à faux dans un dialogue comme celui du Philèbe. On serait plutôt enclin à parler davantage d’un « coup d’éclat » du Philèbe, que d’une révélation, puisqu’on anticipe sur la diaresis, les capacités dialectiques que l’on doit établir ; il s’agit du cercle méthodologique bien connu : il faut utiliser à titre de méthode ce qui sera établi plus tard comme réalité métaphysique. En découpant tout ce qui existe comme vivant, la dialectique assume une indétermination, à savoir tout ce qui vit, pour trancher dans quatre genres suprêmes qui se conjuguent, en plus d’un implicite, la diaresis, cet instrument de détermination. Science des rassemblements et de division, la dialectique, par elle-même, permet cette discrimination, discernant ce qui existe réellement du simulacre et de l’apparence. En venant à bout de tous les paradoxes, elle constitue bien la science suprême.

Le coup d’éclat deviendra pleine lumière à la fin du dialogue : c’est un débat de Platon avec lui-même, Platon se voulant le nouvel Homère, restaurant l’unité éclatée par les sophistes, lesquels ont dissocié le plan de la nature, de la cité et des dieux, qui était uni dans la cosmologie homérique. Pour Platon, cette opération désastreuse des sophistes a été possible parce que l’unité de l’univers d’Homère avait pour ciment l’imaginaire du muthos. Platon, nouvel Homère, complétant, purifiant, certains points du Timée, entend restaurer l’unité indissociable de ces trois plans, mais selon une unité rationnelle, supra-rationnelle. Or, le paradoxe veut que le souci de rectitude de Platon dans le Timée le contraigne à admettre qu’il n’a produit dans ce Timée qu’un discours « vraisemblable » ; il convient donc de réexposer l’ordre et l’ordonnancement présents dans le Timée, en dépit de la tendance actuelle des commentateurs à ne voir qu’une concordance parfaite entre le Philèbe et le Timée. Rappelons tout de même ce fait de texte : le démiurge est absent dans le Philèbe. C’est dire si l’ordre d’exposition pose problème pour Platon quand on sait qu’il change dans le Philèbe. Dans le Timée, on part des Idées du Démiurge qui utilisent des solides mathématiques pour structurer le Cosmos, alors que dans le Philèbe, on part de l’âme humaine comme cause animatrice du vivant pour aller jusqu’à l’âme du monde communiquée par ce qu’il y a de plus pur et de meilleur, à savoir l’âme royale de Zeus.

Boutang s’autorise à étendre au domaine politique l’analyse purement éthique avec une portée ontologique dans le Philèbe car, Platon, par la solidarité des genres suprêmes, du limitant et de l’illimité, postule un cosmos de toute éternité : nous ne sommes plus dans le schéma du démiurge avec l’opération de mise en ordre. On comprend mieux la prédilection du Timée en site chrétien non au regard de circonstances purement empiriques mais par rapport direct avec la thématique de la métaphysique de la Création.

Depuis Jamblique, on répète à l’envi que le Philèbe est le « dialogue ultime » de Platon, l’aboutissement total de sa pensée, et, derechef, on se souvient des vifs conseils de Jamblique à contourner le Philèbe au profit d’une lecture approfondie du Timée pour préserver, en retour, dans l’optique néoplatonicienne, toute la glose sur la question des hypostases… Chemin que Platon prend soin d’éviter dans le Philèbe y compris en laissant de côté la question oblique de l’être en tant qu’être qui continue de hanter bien des enfiévrés du concept.

Vers la modification du pouvoir

Après avoir constitué ontologiquement l’ordre mixte, Boutang reconnaît qu’« il n’y a pas d’idée chrétienne du pouvoir, mais une modification de tout pouvoir par le Christ » 19. Loin de confondre le christianisme à un quelconque empirisme, encore moins à une esthétique, Boutang lance le défi à tous les agités du logos : « À quelle source vous abreuvez-vous ? » 20

La question de la transcendance, étant entendu que la « modification du pouvoir humain passe par la foi », conduit à penser l’amour souverain. « Le pouvoir véritable est donc en effet l’acte de déposer sa vie par amour » 21. Ici, rien de l’effusion sentimentale propre à toute aspiration romantique, mais acte de reconnaissance dans un lien mutuel qui unit le pouvoir avec la question du salut. C’est parce qu’il maintient le principe d’une légitimité nécessaire qu’il justifie un dialogue entre autorité et consentement populaire. De la sorte, Reprendre le pouvoir n’est pas seulement un tour de force dans la philosophie politique, il s’élève en véritable Eurêka de métaphysique, pour s’affranchir d’une apologie totalitaire en embrassant l’origine de la souveraineté elle-même. Pierre Boutang prolonge en ce sens le catholicisme social inspiré de François-René de La Tour du Pin ou d’Albert de Mun.

Le philosophe enrichit la pensée chrétienne d’une visée métapolitique d’autant plus forte qu’elle se refuse toute fuite hors du monde, toute fuite hors d’un monde, celui des concepts, celui de l’écriture, certain que les « ailleurs sont clos ou pourris » 22.

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Regards croisés

  1. Pierre Boutang, Reprendre le pouvoir, Les Provinciales, 2016
  2. Pierre Boutang, Reprendre le pouvoir, Les Provinciales, Paris, 2016, p.74.
  3. Ibid., p.67.
  4. Ibid., p.154.
  5. Ibid., p.200.
  6. Ibid., p.74.
  7. Ibid., Les Provinciales, Paris, 2016, p.194.
  8. Ibid., p.70.
  9. Pierre Boutang, La Politique, la politique considérée comme souci, Les Provinciales, Paris, 2014, p.39.
  10. Pierre Boutang, Reprendre le pouvoir, Les Provinciales, Paris, 2016, p.124.
  11. « Je n’en reste pas moins fidèle à la fois à l’intuition qui dominait cette Politique, celle de la naissance, c’est-à-dire le paradoxe d’une liaison absolue à la contingence même, comme fondement de la société humaine. », Ibid., p.81.
  12. Cité dans Henri du Buit, Le petit boutang des philosophes, Les Provinciales, Paris, 2016, p. 32.
  13. Ibid.,p.10.
  14. Outre les sources nombreuses de la Constitution de la Ve République, signalons qu’un de ses inspirateurs, René Capitant, avait été impressionné par la lecture de Carl Schmitt. Cf. Gwénaël Le Brazidec, René Capitant, Carl Schmitt : crise et réforme du parlementarisme : de Weimar à la cinquième République, L’Harmattan, Paris, 2000.
  15. Pierre Boutang, Reprendre le pouvoir, Les Provinciales, Paris, 2016, p.131.
  16. Ibid., p.146.
  17. Ibid., p.147.
  18. Ibid., p.213.
  19. Ibid., p.144.
  20. Ibid., p.51.
  21. Ibid., p.167.
  22. Ibid.,p.37.
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Attentif aux recompositions du religieux et à ses déclinaisons gnostiques dans le paysage culturel contemporain, Jérémy-Marie Pichon s’inscrit dans l’héritage de René Girard, de Claude Tresmontant et de Maurice Blondel pour développer une lecture anthropo-théologique de la sécularisation.
Membre des Amis de Maurice Blondel et de l’Association Recherches Mimétiques, il travaille également une thèse de Littérature à Paris IV Sorbonne (La pensée baroque d’Honoré de Balzac dans la Comédie Humaine).
Diplômé de Sciences-Po Aix et titulaire d’un Master 2 de Philosophie à Paris IV Sorbonne (La question de la Création dans la pensée de Saint Thomas d’Aquin, une lecture de Claude Tresmontant), il enseigne la philosophie de la religion et l’anthropologie au séminaire d’Aix-en-Provence et à l’ISFEC Jean Cassien de Marseille (Master Sciences de l’éducation et Anthropologie de la religion).