Pierre-Henry de Bruyn : Le taoïsme, chemins de découvertes

C’est à un véritable besoin que répond l’ouvrage de Pierre-Henry de Bruyn, Le taoïsme1 en tant qu’il offre une initiation claire et didactique de ce qu’est le taoïsme, si mal connu en France. Cela est un tort, au regard de la richesse qu’offre cette pensée, et des points de contact qui s’établissent entre la philosophie occidentale et les problématiques taoïstes. De surcroît, la revalorisation spectaculaire du corps qu’opère la pensée occidentale depuis une quarantaine d’années trouverait une résonnance dans cette mystique du corps que semble être le taoïsme, dont l’essentiel de la pratique semble finalement être une tentative de domestiquer son propre corps. « Ni purement philosophique, ni uniquement religieux, le taoïsme est comme une lame profonde de la civilisation chinoise. Il repose sur la conviction que le corps, dans sa complexité et sa fragilité, est le creuset unique et indispensable dans lequel l’homme peut espérer à la fois s’accomplir et se transformer. »2 Cet entre-deux philosophico-théologique qu’est le taoïsme apparaît donc comme un interlocuteur essentiel et fondamental, quoiqu’ignoré, des philosophies occidentales et il faut savoir gré à Pierre-Henry de Bruyn de proposer une synthèse de ce courant.

A : Un travail éditorial à revoir

Avant d’aborder le fond du problème, il faut hélas signaler le déplorable travail éditorial dont pâtit cet ouvrage ; d’innombrables fautes de frappe émaillent régulièrement le texte ; les références en notes sont parfois erratiques, au point parfois de menacer le sens des phrases. Une des erreurs les plus récurrentes est la confusion entre « censé » et « sensé » ; par exemple, et entre vingt autres, on lit page 55 que le sang est « sensé [sic] contenir des vertus médicinales ». De la même manière, beaucoup de fautes d’accords ou de confusion entre les infinitifs et les participes passés, surviennent au cours du texte. On trouve page 53 cet accord étonnant : « comme l’a fait remarqué [sic] Isabelle Robinet (…). », tandis que page 79 se trouvent confondus un participe présent et un adjectif : les divinités sont ainsi dites être « correspondantes » [sic] aux cinq mouvements, etc., à tel point que la répétition d’erreurs aussi grossières finit par devenir lassante.

Outre ces innombrables fautes de frappe, dont je ne signale qu’une petite partie, s’ajoutent quelques problèmes en notes : les références sont parfois lacunaires, ou erratiques : un livre de K. Schipper est ainsi référencé : « K. Schipper, 1982 : Le corps taoïste, France, Fayard »3 L’année d’édition n’est pas à sa place, la ville d’édition disparaît au profit d’une improbable localisation du pays d’édition, ce qui paraît pour le moins surprenant, surtout pour une édition aussi sérieuse que celle du CNRS. Enfin, s’il est appréciable de voir figurer chacun des concepts majeurs évoqués dans sa graphie chinoise, il demeure dommageable que la graphie chinoise ne soit pas accompagnée de sa transcription en alphabet international.

Nonobstant une forme et un travail d’édition réellement contestables, voire stupéfiants, le contenu même de l’ouvrage n’en demeure pas moins digne d’intérêt, et c’est à ce dernier que nous allons nous consacrer à présent.

B : Quelques idées reçues

Avant que d’entrer dans les détails du taoïsme, l’auteur dissipe un malentendu : la Chine ne se réduit pas au bouddhisme, ni au confucianisme : le taoïsme apparaît ainsi comme le parent pauvre des sagesses ou des pensées chinoises, à telle enseigne que l’on ne peut pas aborder ce dernier sans en rappeler au préalable l’importance au sein de la pensée chinoise, et sans exposer les raisons circonstancielles qui ont pu conduire à un tel état. Le constat est pourtant là, sévère et implacable : « La philosophie humaniste du confucianisme a durant longtemps dominé la vision que les Occidentaux se faisaient de la Chine. Elle a donné l’impression que la Chine était un vaste empire où n’existait [sic] d’autres religions que celles de grands sages diffusant la vertu au sein du peuple par leurs exemples et leurs enseignements éthiques. »4 Cet oubli du taoïsme reçoit une double explication, nous dit l’auteur : d’abord, le confucianisme est officiellement associé à l’Empire chinois dès l’an 124, sur ordre de l’empereur Han Wudi. Par conséquent, dès le IIème siècle se trouvent étroitement associés la Chine elle-même et le confucianisme, et 19 siècles plus tard, l’association perdure dans l’imaginaire occidental. La seconde raison tient aux missionnaires jésuites qui, pour séduire les élites locales, crurent bon d’endosser les habits confucéens, avalisant ainsi l’idée selon laquelle la Chine était confucéenne, exclusivement confucéenne.

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Pour ces deux raisons essentielles, l’une presque antique, l’autre moderne, le taoïsme fait encore figure d’inconnu en Occident en général, en France en particulier. Il n’est guère étonnant, dans de telles conditions, de voir qu’il n’existe sur le taoïsme que deux livres d’ensemble en langue française : Le corps taoïste de Schipper et l’Histoire du taoïsme d’Isabelle Robinet. A cette relative méconnaissance du taoïsme s’ajoutent les idées fausses développées à son égard : ainsi, on a longtemps dissocié le taoïsme philosophique, inspiré de Laozi et Zhuangzi, très ancien, apparaissant vers – 500, et un taoïsme plus religieux, et bien plus récent, apparaissant au IIème siècle de notre ère, et se distribuant en d’innombrables sectes aux contenus différenciés. Contre cette tendance dissociationniste, les recherches récentes tendent à prouver qu’une telle séparation est artificielle, chacun des deux courants étant mêlé à l’autre.

Schématiquement toutefois, Laozi est associé à une personnification du Dao (ou Tao : le chemin, la voie), dont la légende dit qu’il connut 81 métamorphoses. Laissant quelques traces sous forme aphoristique, l’enseignement de Laozi semble flirter avec une dimension mystique, qui le rend de fait difficilement distinguable de celui de Zhuangzi. Quant à ce dernier, ses écrits apparaissent plus narratifs, moins aphoristiques, mais pour autant le sens n’en est guère plus transparent, et sollicite l’interprétation à chaque instant : chez lui, le dao renvoie à l’origine des choses, et le corps renvoie à l’univers en son entier car « tous les êtres du monde ne font qu’un. » Un travail sur le corps comme canalisation des souffles constituera le moyen essentiel d’atteindre la quiétude, le corps étant un « lieu privilégié pour cultiver la vie. »5

C : Taoïsme et pensée occidentale

Mais ce qui frappe le plus à la lecture de cet ouvrage, c’est l’extraordinaire parenté de problématiques avec la pensée occidentale : ainsi, dans l’enseignement de Laozi, au sein du daode jing nous trouvons décrites les trois contradictions majeures des facultés humaines : la première est le hiatus entre l’objet réel et l’objet perçu ; en d’autres termes, Laozi thématise on ne peut plus clairement la différence entre la chose en soi et la représentation qu’en a l’individu – on n’ose dire le sujet. Cela semble s’entendre en un sens moderne, au sens cartésien ou kantien, et non au sens platonicien, dans la mesure où les extraits que cite l’auteur ne semblent pas faire signe vers un monde intelligible dont le monde sensible ne serait que l’apparence. La deuxième contradiction majeure est celle de la différence entre l’effet recherché et l’effet obtenu au sein de l’action humaine, tandis que la dernière est la violation du principe de non-contradiction, à savoir le A = non A. En d’autres termes, la première contradiction rencontre une des questions essentielles des philosophies de la représentation, tandis que la troisième fait état de l’insuffisance du principe de non-contradiction dans le monde concret, ce qui n’est pas sans rappeler – toutes proportions gardées, cela s’entend – le geste hégélien.

En outre, l’un des trois préceptes essentiels de Laozi n’est pas sans évoquer une certaine attitude stoïcienne ; en effet, contre l’inéluctable déception qu’impose le monde, et dont la deuxième contradiction avait établi la nature presque ontologique, il convient de réprimer ses désirs. Contre cette nature déceptive du monde, donc, Laozi propose une recette toute stoïcienne dans l’exacte mesure où il suggère de réduire ses désirs et de fuir les conflits, afin d’être épargné par la dureté du monde. Un repli intérieur s’avère alors nécessaire, repli qui n’est pas sans rappeler ce que Pierre Hadot, pour qualifier la pensée de Marc-Aurèle, appelait la « citadelle intérieure ». Mais si l’on se tourne vers la pensée de Zhuangzi, force est de constater qu’on y retrouve un des topoi de la pensée néoplatonicienne en général, renaissante en particulier : l’individu est conçu comme un modèle en réduction de l’univers tout entier : l’univers est ainsi constitué d’une force unique, parcourant tous les êtres, et dont l’individu est un concentré microcosmique.

Cette parenté avec les grandes pensées occidentales ne se réduit pas aux deux pôles fondateurs du taoïsme : on retrouve également l’idée de révélation, chère au judéo-christianisme – mais aussi au platonisme comme au pythagorisme, ce que l’on oublie bien souvent –, dont le taoïsme fait un usage tout à fait défini : en l’an 142, sur le mont Hemming, Zhang Daoling reçoit pour mission d’instaurer une législation universelle, laquelle est appelée « Un orthodoxe ». Toute ressemblance avec Moïse recevant la législation divine sur le Mont Sinaï n’est pas nécessairement fortuite… Le taoïsme neidan ira jusqu’à développer une idée que l’on pouvait croire très spécifiquement chrétienne, à savoir proposer l’immortalité non seulement de l’esprit, mais aussi, et peut-être même surtout, du corps, au point de rappeler très étrangement la résurrection chrétienne des corps. Et pourquoi ne pas voir dans cette déclaration de Siddartha Gautama : « On peut conquérir des milliers et des milliers d’hommes dans une bataille ; mais celui qui se conquiert lui-même, lui seul est le plus noble de ses conquérants. » quelque chose qui rappelle fortement l’interprétation soufie du Djihad ?

D : La spécificité taoïste : l’importance du corps

Sur quoi donc le taoïsme se distingue-t-il de la pensée occidentale ? Il me semble que la réponse tient en quatre mots : le rôle du corps. Le taoïsme semble être avant tout une discipline du corps, que l’on ne retrouve pas, à ma connaissance, dans la pensée occidentale. Ce n’est évidemment pas un hasard si chacun des chapitres que comporte cet ouvrage inclut le mot « corps » dans les titres : il s’agit bien de domestiquer, de purifier, voire d’exorciser son corps, en vue de le rendre immortel ou de préparer un terreau favorable à l’immortalité de l’esprit. Cela va évidemment avoir pour effet de réévaluer considérablement à la hausse le rôle de la sexualité, conçue comme le moyen privilégié de réaliser les potentialités de ce dernier. « La puissance particulièrement forte que l’énergie sexuelle peut déployer à l’intérieur du corps, non seulement individuel mais aussi social, est un fait biologique et anthropologique qu’une tradition religieuse centrée essentiellement sur le corps, comme l’est le taoïsme, ne pouvait ignorer. »6

Le corps va donc être le lieu de toutes les transformations, de toutes les concentrations, de tous les possibles. Le taiping jing voudra l’unifier afin de restaurer un état d’Harmonie qu’on devine originel, tandis que Ge Hong voudra le rendre immortel, en rédigeant pour l’occasion quelque 900 biographies d’hommes immortels. Mieux que cela, avec l’école Shangqing, le corps va devenir le domicile des dieux eux-mêmes. « Par conséquent, après la naissance de l’école Shangqing, le corps dans la tradition taoïste ne sera plus seulement considéré comme un lieu à exorciser, ni non plus comme un endroit d’immortalité physique potentielle mais deviendra avant tout un temple habité par d’innombrables divinités que chacun devra visiter par un effort mental personnel de méditation et de visualisation. »7 L’école Shangqing propose ainsi des méthodes permettant aux individus un accès direct aux dieux qui les habitent et à ceux qui les transcendent. « Une transformation qui permet, par un travail sur le corps, dans le corps et avec le corps, d’accéder au monde spirituel des dieux. »8

Le corolaire presque évident de cette discipline du corps est le développement d’une médecine idoine, une « médecine d’immortalité » souvent faite d’élixirs susceptibles de transformer la substance intime du corps. Cette naissance d’une médecine corrélative de la pensée taoïste daterait de Zou Yan (350 -270), mais cette date est sujette à caution. Quoi qu’il en soit, cette médecine d’immortalité du corps est appelée « alchimie externe » (en opposition à l’alchimie interne qui vise une transformation intérieure). Un texte sera fondateur de cette alchimie taoïste : le Zouyi Cantongqi. « L’alchimie chinoise représente une tentative méthodique de réaliser une cosmogonie à rebours. La compréhension de la cosmo-génèse sous-jacente est par conséquent essentielle pour pouvoir appréhender la logique poursuivie dans la tradition du waidan. »9 Tout cela nous permet de conclure avec l’auteur, sur l’importance du corps : « Le taoïsme est inséparable du corps partiellement parce que sa pertinence anthropologique se mesure essentiellement à l’aune du corps physique des pratiquants qui s’y réfèrent dans la conduite concrète de leur vie. Cet aspect « concret » du Tao est fondamental et originel à l’aventure taoïste. »10

Ce livre constitue donc une très bonne approche du taoïsme pour qui en est absolument ignorant : il permet de dresser une carte plutôt claire de cette pensée magnifique, si proche par certains aspects des grandes pensées et théologies occidentales ou issues du judéo-christianisme. Pour autant, on peut déplorer le travail d’édition, très insuffisant, tout comme on peut éventuellement déplorer l’organisation de l’ouvrage : certes on comprend l’importance du corps, et le travail qu’il implique, mais peut-être aurait-il gagné à proposer une approche chronologique qui eût probablement été plus claire en tant qu’elle eût permis de montrer les évolutions du taoïsme, son mouvement, ses hésitations, ses contradictions, bref sa vie interne.

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  1. Pierre-Henry de Bruyn, Le taoïsme. Chemins de découverte, CNRS éditions, 2009
  2. Ibid. p. 263
  3. cf. p. 221
  4. Ibid p. 7
  5. Ibid. p. 34
  6. Ibid. p. 261
  7. Ibid. p. 114
  8. Ibid. p. 121
  9. Ibid. p. 148
  10. Ibid. p. 229
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Ancien élève de l’ENS Lyon, agrégé et docteur en Philosophie, Thibaut Gress est professeur de Philosophie en Première Supérieure au lycée Blomet. Spécialiste de Descartes, il a publié Apprendre à philosopher avec Descartes (Ellipses), Descartes et la précarité du monde (CNRS-Editions), Descartes, admiration et sensibilité (PUF), Leçons sur les Méditations Métaphysiques (Ellipses) ainsi que le Dictionnaire Descartes (Ellipses). Il a également dirigé un collectif, Cheminer avec Descartes (Classiques Garnier). Il est par ailleurs l’auteur d’une étude de philosophie de l’art consacrée à la peinture renaissante italienne, L’œil et l’intelligible (Kimé), et a publié avec Paul Mirault une histoire des intelligences extraterrestres en philosophie, La philosophie au risque de l’intelligence extraterrestre (Vrin). Enfin, il a publié six volumes de balades philosophiques sur les traces des philosophes à Paris, Balades philosophiques (Ipagine).