Pierre de Jean Olivi : Traités des démons

1. Le renouveau olivien

Après huit siècles de sommeil parmi les fonds de manuscrits des bibliothèques, Petrus Ioannes Olivi, théologien franciscain de la seconde moitié du XIIIe siècle, est un des auteurs scolastiques qui suscitent l’intérêt nouveau des chercheurs depuis quelques années. On se met à l’éditer, on commence à le traduire, on lui consacre des études et des colloques1, une revue électronique, Oliviana, lui est même dédiée depuis 20032. Si le nombre des spécialistes concernés par son œuvre demeure encore modeste, le fait marquant de cette renaissance est la sortie progressive d’Olivi des champs d’études exclusivement théologiques.

Connu jusqu’ici pour sa défense de l’idéal de pauvreté selon une conception radicale de l’usus pauper3, ses déboires avec son ordre et les interdictions dont il fut frappé 4, on découvre peu à peu un penseur original, « qui a un pied dans la scolastique universitaire, un autre dans l’interprétation johachimite de l’histoire et dont la personnalité est structurée par son identité franciscaine. »5. C’est ainsi que son attitude vis à vis de la philosophie en général, sa critique d’Aristote et de l’averroïsme en particulier, aussi bien que ses positions relatives à la vie au sein de l’Église, sont intrinsèquement liées entre elles et, prises dans leur ensemble, liées à des attentes apocalyptiques. Tiziana Suarez-Nani, dans l’introduction au petit traité sur la matière d’Olivi (les questions 16 à 21 de ses Quaestionnes in secundum librum Sententiarum) donne un éclairage complémentaire au portrait du théologien-philosophe-franciscain en écrivant : « Olivi sait se conduire en philosophe parmi les philosophes, en théologien parmi les théologiens, en franciscain parmi les franciscains, sans se laisser enfermer dans l’une ou l’autre de ces catégories et sans jamais renoncer à une liberté d’esprit qui explique – du moins en partie – le destin ambivalent qui fut le sien. »6. A la lecture de ses textes, il semble qu’Olivi use parfois, sinon souvent, de la philosophie contre elle-même, d’une part afin d’en combattre la vanité et la fausseté païenne et, d’autre part, afin d’établir théoriquement son projet spirituel. Fidèle sur de nombreux points à la tradition augustinienne actualisée par l’école franciscaine, il s’en éloigne néanmoins sur d’autres et forge ainsi une pensée à l’écart de ses maîtres. Son œuvre, encore matériellement difficile d’accès, se compose, outre ses Questions sur les Sentences, de nombreuses questions quodlibétiques7 et d’exégèses bibliques.

2. La démonologie d’Olivi

Alain Boureau a déjà consacré plusieurs travaux à Olivi, parmi lesquels l’édition critique de son commentaire aux épitres de Paul8. Il nous propose aujourd’hui une édition bilingue du traité sur les démons rédigé par le franciscain entre 1288 et 12959. Les neuf questions qui le composent sont placées sous un titre propre (« Deinde pro peccato et casu demonum queruntur novem ») dans l’ensemble des questions diverses qu’Olivi assemblait en vue d’une somme qui ne fut jamais finalisée. Dans son introduction, Alain Boureau attire notre attention sur le fait que « le propos démonologique n’est ni banal ni courant en cette période » et le petit corpus sur le sujet qu’il a identifié est constitué par la seule question 16 du De malo de Thomas d’Aquin (vers 1272), neuf des Questions disputées (q. 23-31) de Richard de Mediavilla (vers 1290)10 et ces neufs questions d’Olivi. Que celui-ci y entre en discussion avec les deux précédents, et s’en distingue de façon notable, ne nous surprendra donc pas. Plus largement, malgré la reprise qu’il fait de certaines autorités, sa conception des démons – et du mal dont ils sont les manifestations exemplaires – est, de fait, très personnelle.

Refusant l’inexistence ontologique du mal, grande thèse augustinienne reprise par maintes doctrines, notamment chez Anselme, Olivi l’envisage comme le corrélat de la liberté des créatures rationnelles. Ainsi, toutes les créatures rationnelles et libres, à savoir les anges, les démons et les hommes, ont un statut fort proche, qui est aussi un statut mobile. De là se dégage la thèse selon laquelle la chute des démons participe d’un schéma eschatologique dans lequel la répartition hiérarchique des actions et des fonctions sera bouleversée afin de restaurer l’harmonie initiale de la Création divine. Par ailleurs, on peut se demander si ce traité sur les démons ne constitue pas aussi, indirectement, un petit traité d’anthropologie théologique.

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Alain Boureau suggère que les neuf questions peuvent être regroupées en quatre ensembles thématiques dont il nous donne une rapide mais très éclairante analyse. Le découpage nous semble tout à fait juste. On propose d’inscrire cette partition dans une structure temporelle qui rend compte aussi bien des préoccupations que des modes d’argumentation d’Olivi : les quatre premières questions (40-43) traitent du passé, les cinq autres (44-48) traitent du présent et du futur proche, avant le Jugement dernier.

Les deux premières questions commencent par établir un cadre à la fois théologique et philosophique à la question du mal. La question 40 détermine qu’aucune catégorie d’êtres doués de raison et de liberté n’a pu être créée par Dieu indemne, par essence, de l’erreur et du péché. L’argumentation d’Olivi se développe suivants dix raisons mais repose principalement sur la nature des puissances considérées : il est de l’essence de la volonté qu’elle soit libre et il est de l’essence de l’intellect qu’il soit « librement mobile par rapport à la volonté »11 ; si l’intellect créé était par nature exempté d’erreur et si la volonté créé était par nature exemptée du péché, alors ou bien ni l’un ni l’autre ne serait libre (contradiction), ou bien la vertu serait substantielle à ces puissances, ce qui n’appartient qu’à Dieu (blasphème). La question 41 va aller plus loin en considérant le mal, sous l’aspect de la puissance apte à pécher (potentia peccandi), comme faisant partie de la liberté des créatures rationnelles ou intellectives. On notera qu’Olivi ne fait pas la distinction entre les deux, distinction pourtant importante puisqu’elle sépare traditionnellement la connaissance angélique (intellective) de la connaissance humaine (rationnelle). La peccabilitas n’est donc pas, selon lui, une simple possibilité de faire mais un mode d’être, commun à tous les êtres doués de raison et de liberté. En conséquence, les anges pécheurs ne sont pas un cas spécifique sur ce point.

Une fois établi ce cadre philosophico-théologique, les questions 42 et 43 traitent alors du moment de la chute angélique. « L’ange a-t-il pu pécher au premier moment de sa création? » (q. 42). Non seulement c’est une question « classique »12 mais encore on connaît, pour ainsi dire par avance, la réponse étant donné que « Tous les penseurs modernes s’accordent donc sur le fait que l’ange n’a pas péché, ni même pu pécher au premier instant de sa création »13. La véritable question sous-jacente concerne plutôt la juste explication de cette impossible coïncidence. Olivi examine sept raisons, proposées par Bonaventure, Hugues de Saint Victor, Thomas et Mediavilla, qu’il réfute, puis il donne la sienne, qu’il prouve longuement par de multiples arguments et que l’on résumera ainsi : le péché angélique du premier instant est une contradiction (et même une double contradiction), puisque l’ange aurait été à la fois dans la rectitude nécessaire de la création divine et dans l’obliquité contingente du péché. La solution d’Olivi consiste à montrer que l’ange n’a pu pécher que parce qu’il a été crée dans une disposition où il lui était possible de ne pas le faire. Cette disposition de liberté n’appartient pas à ses attributs naturels mais est un don divin spécifique fait aux créatures rationnelles. La question 43 n’en est pas vraiment une puisque Olivi signale simplement qu’il « ajoute un bref propos » (aliquid breviter de hoc subdo) à ce qui précède. Il y passe en revue les arguments des philosophes pour lesquels il est incroyable « que le premier ange ait péché à la façon que livre l’enseignement de la foi ». Mais, contrairement au breviter annoncé, Olivi emploie vingt-cinq pages à réfuter philosophiquement ces philosophes, faisant ainsi, finalement, de cette partie la plus longue du traité. La démonstration-réfutation olivienne est formellement imparable : les anges ont péché de leur libre volonté puisqu’ils ont choisit, en pleine conscience, ce qu’il pouvaient ne pas choisir.

A la suite de ces déterminations, Olivi entame l’examen de trois questions relatives non plus à ce qui est révolu mais à ce qui est présent, à savoir la vie des démons depuis leur chute. La question 44, demande d’abord si les démons peuvent apprendre et oublier quelque chose mais, en réalité, se concentre sur l’oubli (onze pages sur treize) et considère, à bien y regarder, « la » créature rationnelle et non les seuls démons. Selon les différents sens que l’on attribue à « apprendre » et à « oublier », les choses que l’on apprend et que l’on oublie ne sont pas les mêmes, les fonctions de l’oubli et de l’apprentissage varient également et, enfin, les possibilités d’apprendre et d’oublier divergent elles aussi. Le lecteur peut s’interroger sur les motivations et les enjeux de ce questionnement chez Olivi. En quoi la possibilité ou non d’oublier quelque chose est-elle importante dans un traité sur les démons ? Il semble que ce ne soit pas, en eux-mêmes, les processus cognitifs des anges déchus qui intéressent le franciscain mais plutôt leur relation à la volonté libre et au péché. D’autre part, en devenant essentiel dans la vie de l’esprit, l’oubli peut ainsi acquérir un autre statut que celui de défaillance accidentelle de la mémoire. Cela joue un rôle de premier ordre relativement au sentiment humain de culpabilité et relativement à la mauvaiseté des démons. La très courte question 45 (4 pages) détermine, par ailleurs, que cette mauvaiseté est définitive et qu’elle augmente, non en disposition mais en déploiement « de même qu’un arbre croît parfois en ses branches sans que son tronc et sa racine augmentent en eux-mêmes »14. En s’interrogeant sur leur vie affective, tourmentée par une spirale sans issue d’états de plaisir, de joie, de crainte et de désespoir, la question 46 propose alors une brève étude de psychopathologie démoniaque d’une grande finesse d’analyse. On ne répètera jamais assez combien les médiévaux ont su être de grands psychologues…

Enfin, de cette considération du tréfonds des états d’âme des démons on passe, dans un mouvement d’élargissement maximal assez vertigineux, à la considération d’un problème universel : celui de l’harmonie de la création divine. On le sait, l’harmonie est fondamentalement une affaire de proportion. Or, la chute des démons a déséquilibré quantitativement (et de là qualitativement) la hiérarchie céleste. L’Écriture dit que Dieu a restauré la complétude de la communauté angélique, mais Olivi emploie les deux dernières questions à donner des preuves par la raison de cette restauration et de ses modalités. « L’écroulement angélique est réparé par les hommes »15. Par leur propre mérite et par la grâce de Dieu, certains hommes, en dépit de leur nature corporelle d’une moindre dignité, sont élevés à la place laissée vacante par les anges déchus. Les anges demeurés purs participent eux-mêmes à réparer ce qu’ils ont perdu et le siège de Lucifer, premier et suprême chef des anges tombé au plus bas à cause de son orgueil, ne demeure pas vide car il est occupé par l’homme que son humilité à placé au plus haut degré de cette sainte communauté humaine, Saint François16.

3. L’apport de cette édition

L’édition latine apporte très peu de modifications – signalées en notes de bas de page – au texte établi en 1922 par le père Jansen17. Cette édition manifeste avant tout le souci d’Alain Boureau de faciliter la lecture, notamment par la ponctuation du texte et sa division en paragraphes. Quant aux références textuelles, faites explicitement ou implicitement par Olivi, elles sont juste précisées en 47 notes minimalistes.

La traduction française rend, évidemment, possible l’accès à ce texte pour des non latinistes. Mais le latiniste moyen, de même que le bon latiniste qui ne connait pas Olivi, y trouvent aussi leur compte, car la langue du franciscain n’est pas des plus aisées et la pensée qu’elle exprime n’est pas toujours des plus faciles à suivre. Dans son introduction, Alain Boureau nous fait part de ses deux choix méthodologiques principaux : d’une part la précision en contexte du lexique – il nous donne l’exemple du redoutable terme species pour expliciter les problèmes de sens qui s’y jouent selon son utilisation par des auteurs différents au sein de doctrines différentes – d’autre part la clarté syntaxique afin d’écarter, autant du possible, les ambiguïtés oliviennes – par exemple, les longues structures de propositions subordonnées ont été transformées et allégées.

Une courte introduction, une édition et une traduction qui privilégient la clarté et facilitent la compréhension du propos, peu de notes : il nous semble patent que l’objectif d’Alain Boureau est de proposer au lecteur une relation très directe avec ce texte plutôt qu’une mise en avant de son propre travail, ce qui est parfois le cas de certaines éditions érudites. C’est, néanmoins, dans la poursuite de son travail de recherches autour de « l’histoire de Satan », entrepris depuis déjà plusieurs années18, que cette publication vient prendre sa place, au même titre que sa récente édition de Mediavilla. Alain Bourreau se défend d’être un philosophe pour affirmer qu’il est un historien. Mais ce sont des textes philosophiques qui alimentent, en grande partie, sa recherche historique. Il faudra dire alors que son originalité est de faire de l’histoire à partir de la philosophie.

Nul doute que ce petit traité sur les démons contribue activement à la sortie d’Olivi des seules études de théologie, et peut-être même du petit monde restreint des « spécialistes de la spécialité », que ceux-ci soient théologiens, historiens ou philosophes.

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  1. Voir, entre autres, Alain Boureau et Sylvain Piron (éds.), Pierre de Jean Olivi. Pensée scolastique, dissidence spirituelle et société, actes du colloque de Narbonne (mars 1998), Paris, Vrin, coll. « Études de philosophie médiévale », 1999 ; Catherine König-Pralong, Olivier Ribordy et Tiziana Suarez-Nani (éds.), Pierre de Jean Olivi. Philosophe et théologien, actes du colloque de Fribourg (24-25 oct. 2008), Berlin, De Gruyter, coll. « Scrinium Friburgense », 2010.
  2. Cf. http://oliviana.revue.org/. La revue est consacrée à des travaux d’étude et d’édition d’Olivi mais également des courants dissidents franciscains des XIIIe et XIVe siècles.
  3. Voir son Tractatus de usu paupere, David Burr (ed.), in P.I.Olivi, De Usu paupere. The Quaestio and the Tractatus, Firenze-Perth, Olschky-University of W. Australia Press, 1992, pp. 87-148.
  4. Voir David Burr, The persecution of Peter Olivi, trad. fr. de François-Xavier Putallaz, L’histoire de Pierre Olivi franciscain persécuté, Fribourg-Paris, Éd. du Cerf, coll. « Vestigia », 1997.
  5. Sylvain Piron, « Le métier de théologien selon Olivi. Philosophie, théologie, exégèse et pauvreté », in Pierre de Jean Olivi. Philosophe et théologien, p. 17.
  6. Pierre de Jean Olivi, La Matière, texte latin introduit, traduit et annoté par Tiziana, Suarez-Nani, Catherine König-Pralong, Olivier Ribordy et Andrea Robiglio, Paris, Vrin, coll. « Translatio », 2009, p. 47. Signalons que l’ouvrage propose une bibliographie olivienne très complète pp. 49-60.
  7. Consultables en ligne sur Quodlibase, base de données des quodlibets théologiques de 1230 à 1350. Quodlibase est une réalisation du Groupe d’Anthropologie Scolastique, Centre de recherches historiques (CNRS-EHESS, UMR 8558) dont le responsable scientifique est Sylvain Piron (EHESS) et les co-éditeurs Alain Boureau (EHESS), Bill Duba (Fribourg) et Chris Schabel (Nicosie).
  8. Petri Iohannis Olivi Lecturae super Pauli Epistolas, cura et studio Alain Boureau, Corpus Christianorum, Continuatio Medievalis (233), Turnhout, Brepols, 2010. On peut en lire les deux prologues, édités en ligne dans Oliviana, n° 2, 2006, http://oliviana.revues.org/document48.html, ainsi que la riche introduction qu’en donne Alain Bourreau (http://oliviana.revues.org/document46.html)
  9. Pierre de Jean Olivi, Traités des démons (Summa, II, q. 40-48), trad. fr. Alain Boureau, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Bibliothèque scolastique », 2011.
  10. Cf. Richard de Mediavilla, Questions disputées, tome IV (questions 23-31) : Les Démons, édition critique et traduction par Alain Boureau, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Bibliothèque scolastique », 2011.
  11. Olivi, Traités des démons, p. 5-7.
  12. Voir, notamment, Thomas d’Aquin, De Malo, q. 16 art.4 et Richard de Mediavilla, Questions disputées. Les démons, q. 24.
  13. Olivi, Traités des démons, p. 63.
  14. Ibid., p. 171.
  15. Ibid., p. 197.
  16. Cf. Ibid., p. 191.
  17. Cf. Quaestiones in IIm librum Sententiarum, tome I, Quaracchi, 1922, pp. 683-763.
  18. Voir, notamment, Satan hérétique. Histoire de la démonologie (1280-1330), Paris, Odile Jacob, coll. « Histoire », 2004.
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