Richard Kroner : De Kant à Hegel (volume I)

Figure majeure du néo-hégélianisme au siècle dernier, Richard Kroner (1884-1974) fit partie de ces philosophes qui contribuèrent considérablement à l’étude et à l’analyse de cette période prodigieuse, philosophiquement parlant, que furent les années 1780-1840. Son célèbre Von Kant bis Hegel dont les deux imposants volumes parurent en 1921 et 1924 constitue une des œuvres les plus claires et des plus décisives quant à l’approche des philosophies de Kant, Fichte, Maïmon, Schelling et Hegel. Conçu comme une sorte de ligne directrice issue de Kant et s’achevant glorieusement en Hegel, l’ouvrage montre comment l’auteur de la Critique de la raison pure crée de nouveaux problèmes – le transcendantal – dont finalement seul Hegel saura résoudre la signification. Résolument hégélien, l’auteur n’en rend pas moins hommage à la percée kantienne, au génie schellingien, à la force conceptuelle de Fichte ainsi qu’à Jacobi et Maïmon qui, pour être moins étudiés que les quatre figures précédentes, n’en font pas moins l’objet de belles et profondes analyses.

Loin d’être le premier à aborder le massif idéaliste allemand, il prenait la suite des travaux célèbres de Kuno Fischer1, rivalisait avec Nicolaï Hartmann qui, au même moment, publiait ses études sur l’idéalisme allemand2 et ouvrait la voie aux études fleuves de Karl Löwith3 malgré ses violentes accusations à son encontre, lui reprochant d’être « incompétent » en la matière, Luigi Pareyson4, Justus Hartnack (1912-2005)5 ou encore Dieter Henrich6. Plus récemment, et en français, il faut également mentionner la publication en deux volumes de la grande étude de Miklos Vetö, De Kant à Schelling. Les deux voies de l’idéalisme allemand7 ainsi que celle de Bernard Bourgeois, L’idéalisme allemand. Alternatives et progrès8. C’est peu dire, donc, que l’ouvrage de Kroner s’inscrit dans une tradition internationale de restitution de l’idéalisme allemand en son entier, Kroner faisant le pari herméneutique d’un développement linéaire – à l’encontre de Fischer ou de Vetö – de cet idéalisme, influençant en grande partie la lecture que feront beaucoup de ses successeurs, en particulier Jean Hyppolite.

C’est donc une très belle nouvelle que la publication des deux volumes de cette étude magistrale de Kroner, dont l’Harmattan a édité le texte français9. Cela vient combler un manque patent dans les études françaises concernant cette période, et augure peut-être d’une nouvelle série de traductions que nous appelons évidemment de nos vœux. Nous chroniquerons ici le premier volume, et réservons à plus tard la recension du second, compte-tenu du gigantisme de chacun d’entre eux (plus de 600 pages pour le seul premier volume dans l’édition allemande). La richesse des analyses de Kroner ne pourra être néanmoins parfaitement restituée ; nous nous contenterons d’en donner un aperçu en présentant la méthode et les thèses principales dictant d’ailleurs rétrospectivement la méthode adoptée.

A : La méthode de Kroner. L’unité de l’idéalisme allemand

Ainsi que nous le signalions précédemment, le topos qui a longtemps prévalu en matière d’études concernant l’idéalisme allemand, est celui d’une linéarité où les intuitions kantiennes n’auraient été portées à leur plein achèvement que par le génie hégélien, comprenant enfin ce que pouvait signifier le geste transcendantal. Cette lecture topique est fort bien résumée par M. Vetö dans l’introduction de son ouvrage consacré à l’idéalisme allemand : « Selon la version « reçue » et consacrée de l’historiographie, l’idéalisme allemand est pour l’essentiel un développement en ligne droite. Au commencement, la révolution kantienne limite les prétentions de la raison et repense les thèmes et les thèses de la philosophie à partir de la subjectivité a priori. Fichte et Schelling rendent plus systématique la problématique kantienne et la complètent. (…). Hegel (…) supprime les restes de l’inconnaissable et étend le savoir idéaliste sur le réel tout entier. »10 On a là résumé assez clairement le geste herméneutique qu’installe Kroner, et qui fut appelé à durer durant de longues décennies.

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Ce geste est évidemment revendiqué par l’auteur, qui est ainsi amené à conférer à Kant, Maïmon, Jacobi, Fichte, Schelling et Hegel une certaine unité, tant stylistique que conceptuelle, leurs différences s’étageant davantage autour de la compréhension des problèmes initiés par Kant qu’à travers leur propre problématique. Il n’est donc pas anodin que Kroner commence son livre par le constat d’un enthousiasme commun et vertigineux qui permet d’emblée d’indiquer l’unité de style face à cette nouvelle philosophie qui émerge ; il faut lire le ton enjoué de l’auteur devant cette exaltation que fut celle née des années 1780. « La rapidité haletante avec laquelle le système succède ici au système – autour de 1800, le tempo donne presque le vertige –, le caractère explosif de l’émergence des créations, qui semble condenser l’ensemble du développement en un instant immense et unique, recèlent en bonne partie le secret de la force extraordinaire avec laquelle ces penseurs saisissaient les problèmes et cherchaient à en venir à bout. Cette époque était traversée par quelque chose du souffle des espoirs eschatologiques de la période du christianisme naissant ; c’est maintenant ou jamais que doit poindre le jour de la vérité, nous sommes appelés à le faire venir. »11 Ce « souffle » que décrit Kroner lui permet de susurrer que quelque chose d’unique se joue en cette période et cette unicité du moment philosophique détermine son unité.

Mais alors, quelle est précisément cette unité revendiquée par l’auteur ? « L’esprit humain a pris en lui un élan incomparablement grandiose pour résoudre le problème qu’il constitue lui-même, et qui était devenu pour lui le problème du monde. »12 L’unité de l’idéalisme allemand, c’est bel et bien son problème, soit la question de l’esprit ; qu’est-ce que l’esprit, et comment l’esprit peut-il parler de l’esprit ? Voilà le fil directeur de l’idéalisme allemand, que Kant conceptualise comme problème et que Hegel résoudra en montrant que l’être lui-même est idée. Et Kroner de décrire ce mouvement ascensionnel de Kant à Hegel, tournant autour de ce problème : « L’opposition formulée par Kant de l’idée et de la matière réelle, qui chez lui déjà n’est pas fixée, mais a le sens d’une multiplicité et d’une réciprocité de conditionnalité et de portage, d’intrication et d’enchevêtrement, aspire à une fusion et à une réconciliation toujours plus intimes, l’idée conquérant à un niveau toujours plus élevé le primat et devenant principe synthétique qui s’embrasse elle-même et embrasse son opposé, la matière. A côté de cette opposition fondamentale, qui connaît dans son contenu un enrichissement constant au cours du développement, une deuxième se fait valoir de façon encore plus significative, celle que l’on peut qualifier populairement comme l’opposition du moi et du monde. Les deux couples d’opposés entretiennent une relation étroite. Dans le moi, l’idée et la matière se rencontrent. […]. La pensée ne parvient à son terme que quand, revenant à soi-même depuis le monde, elle reconnaît en soi comme son essence la plus propre, la plus intime, Dieu, et que de nouveau le monde se reconstruit à partir de Dieu : voilà le chemin long et sublime que parcourt l’idéalisme allemand. »13

B : Vertus et limites de cette méthode

Cette méthode est à la fois extrêmement séduisante en ceci qu’elle confère à ce vaste mouvement un fil directeur aidant grandement à son intelligibilité et est en même temps contestable pour au moins trois raisons.

La première tient à la détermination de la singularité du problème qui noue l’unité de l’idéalisme allemand. Kroner ne reconnaît à cette période qu’une seule antériorité ou qu’une seule préfiguration, à savoir celle de Maître Eckhart et de Böhme, laissant d’ailleurs curieusement dans l’ombre Nicolas de Cues. Ainsi le retour de Kant à l’intérieur du sujet serait-il « parfaitement conforme à la direction qu’avaient empruntée Eckhart, Böhme et Leibniz, la rigueur conceptuelle avec laquelle Kant procède, la formalisation déterminée du problème et sa solution restent entièrement sa priorité. »14 Soit ; mais que faire alors du moment cartésien, voire lockéen et humien ? Kroner passe complètement sous silence la révolution cartésienne comme si cette dernière n’avait en rien attiré l’attention vers une inflexion du regard tourné désormais vers l’activité constituante du sujet ; ne pas mentionner Descartes pour penser le retour « à l’intérieur du sujet », alors même que c’est là l’un des gestes majeurs de la philosophie cartésienne, peut paraître étonnant, pour ne pas dire lacunaire du point de vue historique. Pis encore, les Essais sur l’entendement humain de Locke, ou encore le Traité de la nature humaine de Hume témoignent, par leur titre même, de cette inflexion dont Descartes avait préparé le terrain. Sans doute Kroner n’échappe-t-il pas tout à fait à une certaine forme d’exaltation de l’esprit national au détriment de la subtilité des transmissions en considérant que se joue une sorte de pont entre le génie grec et le génie allemand, permettant de se dispenser de la médiation cartésienne, puisque la philosophie kantienne est d’emblée présentée comme un « renouvellement de l’idéalisme platonicien par l’esprit allemand. »15

De ce point de vue, Bernard Bourgeois, maintenant l’unité rationaliste de l’idéalisme allemand, nous semble plus raisonnable en insérant l’une des problématiques majeures de l’idéalisme allemand la question du cogito présentée en ces termes : « Le premier duel envisagé, véritablement principiel pour l’idéalisme allemand, oppose les deux déploiements critiques du cogito encore dogmatiquement inséré dans l’être par Descartes : la philosophie kantienne du « Je pense » comme texte accompagnant originairement tout texte ayant sens pour l’esprit, et la philosophie fichtéenne du « Moi=Moi » comme texte produisant par son auto-analyse tout le contexte rationnellement justifié de la conscience de l’être. Ce duel se déroule sur fond de limitation du sujet pensant, sujet humain fixé en sa finitude, chez Kant, par la relation extérieure qu’il présuppose, comme entendement identifiant, à la différence dont la sensibilité le nourrit, ou chez Fichte, par la relation encore extérieure, mais au sein même de la raison pensante, entre l’acte de la position du Moi par lui-même et celui de sa position du Non-Moi (…). »16

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Ensuite, et c’est là son présupposé hégélien, une telle méthode présuppose justement un ordre a priori dans l’histoire des idées ; celle-ci ne se déploie pas selon la contingence des penseurs mais bien au contraire selon une logique rigoureuse qui se laisse restituer, et qui présente une dimension téléologique.

Enfin, cela peut écraser la multiplicité qui anime l’idéalisme allemand, d’autant plus que cette unité est pensée à partir des critiques formulées par Hegel contre les premiers écrits de Fichte et Schelling, alors même que Schelling survécut 24 ans à Hegel et publia une philosophie dont on put dire qu’elle résolut les apories hégéliennes. En d’autres termes, c’est une démarche qui, pour défendable qu’elle soit, prend pour acquises les critiques de Hegel contre les jeunes Fichte et Schelling, alors même que ces derniers continuèrent à écrire après que furent émises de telles critiques. D’où d’ailleurs le scepticisme d’un Vetö à l’encontre de cette idée d’unité de l’idéalisme allemand, précisément parce que Schelling chercha à faire émerger de l’irréductible face à la subjectivité transcendantale : à ses yeux, le kantisme est à l’origine de deux voies : « L’une qui progresse sur la lancée de la découverte du pouvoir a priori de la subjectivité pour aboutir à l’idéalisme absolu. L’autre qui reconnaît les limites de la subjectivité et la réalité irréductible de la transcendance. »17

C’est pourquoi la méthode de Kroner est à la fois fort séduisante, extrêmement efficace en matière didactique car la linéarité ou la courbe ascendante confère à ce moment philosophique une intelligibilité considérable, mais elle ne saurait être admise comme telle sans réserve. Kroner affirme en effet que « L’idéalisme allemand de Kant à Hegel doit, dans son développement, être appréhendé comme un tout : comme une ligne qui, conformément à une loi qui lui est inhérente, mais qui ne s’imprime qu’en elle, s’élance dans une courbe grandiose. Notre présentation veut faire re-vivre la force d’où sourd ce mouvement ; elle veut appréhender les systèmes in statu nascendi ou bien les replacer dans cet état, elle veut non seulement restituer les « doctrines » dans leur contenu doctrinal dogmatique, mais encore les replonger dans le courant de l’évolution, à l’origine de l’esprit vivant, et les laisser ressurgir de cet élément fluide sous une nouvelle forme. »18 Mais ce « tout » a sans doute davantage de marges qu’il ne veut bien le dire, marges qui tiennent tant aux solutions proposées au problème kantien – et cartésien – qu’au style qui, pour enthousiaste qu’il soit, ne saurait être écrasé sous l’unité de cet enthousiasme. Une fois encore, B. Bourgeois a peut-être une position plus modérée et plus juste quand il admet à la fois la diversité de l’idéalisme et l’unité réelle de la foi de ses acteurs en la raison. D’où sa synthèse subtile : « Tout en fixant, à chaque fois, les différences entre les apports de Kant, Fichte, Schelling et Hegel, nous avons eu le souci de faire apparaître en sa signification commune le grand geste rationaliste qu’ils ont illustré chacun à leur manière et dont il nous semble qu’il peut et doit encore constituer pour nous une incitation vraiment exemplaire à faire face aux grands problèmes de l’heure en les pensant vraiment. »19

C : La démarche critique : l’insuffisante réflexion kantienne

La conséquence de la méthode de Kroner est que si l’idéalisme allemand est une courbe menant de Kant à Hegel, alors tout ce qui précède Hegel est lacunaire ou très imparfait, quoique marqué par le sceau du grandiose. Cela amène Kroner à une démarche double, sans cesse renouvelée, qui consiste à opérer systématiquement en deux temps. D’abord, il présente la thèse de l’auteur en un domaine précis, puis il en propose une approche critique, souvent d’inspiration hégélienne, afin de montrer à la fois les contradictions de la thèse et la nécessité de les résoudre sous une forme précisément hégélienne. Il faut reconnaître à Kroner un double mérite : tout d’abord la présentation qu’il fait de la pensée de Kant et de Fichte est admirable ; il essaie en effet de les rendre claires, précises, et en restitue la teneur d’une façon extrêmement convaincante ; sans doute n’existe-t-il pas en français, à la notable exception des leçons de Jacques Rivelaygue, de présentation plus éclairante de la philosophie kantienne que ce texte. Par ailleurs, les critiques qu’il formule, pour hégéliennes qu’elles soient, n’en sont pas moins souvent pertinentes, et bien plus essentielles que les pointes d’épingle sur lesquelles peuvent parfois discuter les spécialistes. Nous sommes avec Kroner dans un cadre où les questions que pose le kantisme sont abordées comme telles, avec le souci majeur de tester leur cohérence et leur sens. On est loin, très loin, des problèmes de seconde main portant sur la nature de la pensée kantienne (est-elle conforme à la nature que lui a prêtée Heidegger ?) et l’on se voit ainsi ramené à l’essentiel.

Cela a pour effet de faire du tiers du premier volume le lieu de critiques, souvent fines et argumentées, contre les pensées de Kant, Jacobi, Fichte ou Schelling dont on aura compris qu’ils apparaissent comme des penseurs à la fois considérables et en même temps acculés à de nombreuses apories faute d’avoir tiré toutes les conséquences du geste transcendantal comme le fera Hegel. Observons à titre d’exemple une critique menée contre la Critique de la raison pure qui se voit accusée de commettre en cercle quand, pour fonder l’expérience, elle sollicite cette dernière comme un fait. « Si l’on présuppose que la science de la nature est « effective », c’est-à-dire que sa connaissance est vraie, alors elle doit à vrai dire être aussi possible, et tous les énoncés qui sont les conditions de sa possibilité doivent entrer en vigueur. Mais d’où vient la certitude que la science de la nature est une connaissance vraie ? Il est sans doute facile de récuser cette objection en l’accordant et en disant que l’affaire de la critique n’est pas du tout de vaincre des doutes sur l’effectivité de la science ; que le cercle existe sans doute, que la marche de la preuve n’est qu’hypothétique, mais que la critique ne veut rien d’autre. »20 Il y aurait un cercle ruineux si la déduction faisait des principes fondamentaux les prémisses de lois particulières et en démontrant par cette subordination la possibilité de lois particulières. « Toutefois, il ne faut pas mettre l’accent sur le fait que la preuve par la subsomption tourne en rond, mais sur le fait que cette démarche probante est impossible parce qu’il ne peut pas s’agir de subsumer l’expérience effective sous l’expérience possible et de fonder ainsi la possibilité de l’expérience effective, mais de concevoir comment l’expérience effective décomposée en ses facteurs : matériel empirique et forme a priori peut être rassemblé par synthèse à partir de ces facteurs. La possibilité de l’expérience repose sur ce rassemblement. L’expérience ne peut pas être atteinte par subsomption, mais seulement par synthèse. »21 L’expérience effective ne subsume pas sous des principes, mais elle est synthétique, elle lie les formes pures avec le matériel empirique.

On voit par cette démarche que Kroner affronte les questions immédiates qui viennent à l’esprit lorsqu’on lit la Critique de la raison pure et que, loin de vouloir à chaque instant la prendre en défaut, il peut tout à fait au contraire montrer que tel ou tel problème qui pourrait surgir à la lecture du texte ne doit pourtant pas être surconsidéré car il demeure extérieur à la visée de la Critique. Cela étant, le reproche récurrent qu’adresse Kroner à Kant est l’incapacité de ce dernier à réfléchir correctement l’activité du Moi ou, plus exactement, le sens de l’activité du Moi. Tel est le motif récurrent qui anime cette lecture et qui conduira de Kant à Hegel. « L’unité originelle-synthétique est refoulée par l’unité analytique est refoulée par l’unité analytique, la concrète par l’abstraite ; Kant soulève bien dans sa profondeur le problème de la conscience transcendantale, mais il abandonne à ses successeurs la solution qui correspond à cette profondeur. »22 Et plus fondamentalement encore, Kroner reproche à Kant de maintenir partout des scissions, faute d’avoir su réfléchir correctement l’activité du Moi. « Il ne fait pas le pas crucial : unir au plus intime analytique et dialectique, entendement et raison, et les concevoir tous deux à partir de l’idée de leur unité. »23 Il ne voit pas que si la raison se réfléchit, si elle réfléchit son auto-limitation, elle limite la limitation, et détruit la division, donc elle rétablit son inconditionnalité, ce qui revient à reprendre très exactement les critiques hégéliennes, d’où le verdict, attendu : « Kant ne parvient pas à cette hauteur de spéculation à laquelle seul Hegel s’élève. »24 Il ruine la métaphysique d’entendement mais succombe en même temps à son charme. Il n’y a pas de connaissance spéculative de soi chez Kant. Les choses sont analysées, donc séparées, fixées dans leur séparation, et si elles sont reliées, ce n’est que par l’observation extérieure du sujet.

A chaque instant point la visée hégélienne du propos qui, tout à la fois critique les insuffisances kantiennes et en même temps annonce les solutions hégéliennes ; ainsi en va-t-il de la question de la totalité, elle aussi conçue à partir du problème de la réflexion : « L’idée de la totalité du tout de l’expérience, que Kant conçoit comme une tâche insoluble qu’il n’est possible de résoudre que par approximation progressive, doit alors être entièrement refondue. Cette tâche est insoluble parce que le monde sensible, dans son infinité spatio-temporelle, ne se laisse pas embrasser par des concepts de l’entendement, mais exige, pour être dominé, une infinité, c’est-à-dire une série numériquement et temporellement inépuisable, sans fin, jamais achevable, de pas de l’entendement. »25 Il faut penser l’auto-mouvement de la raison par lequel les concepts purs de la logique se spécifient en concepts de la philosophie de la nature du fait que la raison se borne elle-même et s’extériorise par là partir de soi comme son objet, comme totalité objective, comme nature. Ici seulement s’accomplit la réconciliation de l’a posteriori et de l’a priori.

C’est la raison pour laquelle, d’ailleurs, Kroner défendra contre Kant la nécessité de faire appel y compris dans la Critique à une intuition intellectuelle, dans la mesure où si l’on s’en passe, on ne comprend plus à partir de quoi les principes peuvent être démontrés. D’où la situation extrêmement convaincante que, là encore, brandit Kroner : les principes ne peuvent être démontrés à partir de simples concepts, ils ne peuvent l’être à partir de l’expérience, et s’ils le sont à partir du concept de l’expérience possible, ce serait à partir de simples concepts. « Ce que Kant a à l’esprit, c’est l’intuition intellectuelle de l’expérience effective en tant que l’intuition des actes synthétiques de la conscience transcendantale, mais il n’en est pas conscient. » (note 41, p. 73) Donc en fait il faut dire, pour sortir du cercle : « l’expérience est possible parce que la synthèse en général est effective, or celle-ci est à la fois effective et possible parce que l’expérience dans la réflexion transcendantale-logique se dévoile comme conscience d’expérience, et parce que cette conscience sans autre forme de procès est effective – parce qu’elle se conditionne elle-même et parce qu’en tant que condition de soi-même elle est condition absolue, c’est-à-dire identité de la condition et du conditionné, ou unité originelle-synthétique. »26

D : La philosophie pratique comme vérité de la philosophie kantienne

Kroner va être également amené à faire de la philosophie pratique la vérité de la philosophie kantienne, ouvrant donc grandes les voies fichtéennes. Le passage consacré à l’éthique chez Kant est, là encore, très éclairant, mais présente surtout l’intérêt de montrer combien Kant approche l’acmé de sa pensée avec cette raison capable de s’auto-déterminer, et de découvrir son infinité à travers l’autonomie. D’où l’éloge répété de la Critique de la raison pratique auquel s’adonne Kroner. « C’est uniquement quand on l’interprète ainsi que la pensée de l’entendement fini, et même humain, trouve un sens tenable. L’entendement est fini, car il ne fait jamais qu’aspirer à devenir infini, mais il est entendement transcendantal, et cela veut dire infini, parce que dans cette aspiration, l’idéal de la raison se réalise pas à pas. »27 En termes clairs, Kroner veut montrer que la logique transcendantale enseigne déjà le point de vue pratique et, partant, que Fichte a intrinsèquement raison dans sa démarche, quand bien même ne parviendra-t-il pas à aller jusqu’au bout de celle-ci.

Seule la volonté éthique peut combler l’abîme entre l’idéal et la réalité de notre conscience. « La connaissance-de-soi philosophique est au fond connaissance du soi éthique ; même déjà dans la logique. Connaissance-de-soi éthique : c’est le sens le plus profond de la philosophie critique transcendantale, c’est ce qui la rend critique et transcendantale. »28 Et Kroner d’argumenter de la sorte : le soi éthique est éthique du fait qu’il aspire au-delà de soi, à l’absoluité. « La position particulière de Fichte entre Kant et l’idéalisme absolu de Schelling et de Hegel est caractérisé par le fait qu’il édifie l’idéalisme critique-éthique en idéalisme systématique-éthique. »29

Cela n’empêchera pas Kroner d’adresser à nouveau, dans l’aspect pratique, de nombreux reproches à Kant. Une fois encore, ce dernier a aperçu l’essentiel mais sans le comprendre – sous-entendu : sans le comprendre de manière hégélienne. Le drame de Kant est au fond de ne pas être Hegel, tel est le sens fondamental du livre de Kroner. La philosophie pratique de Kant est ainsi la vérité de ce dernier en un double sens : d’abord parce que l’activité est la vérité de la logique transcendantale, ensuite parce que les contradictions qui se révèlent en elle sont le symptôme de tous les problèmes kantiens. « Nulle part, le caractère analytique de la pensée kantienne ne se manifeste de façon plus perturbatrice qu’ici, où doit être accomplie la synthèse la plus élevée, celle qui mobilise le plus vivement l’intérêt de la raison. »30 L’objection la plus grave tient au fait qu’en la croyance de la raison, la raison théorique et pratique se lient de manière nébuleuse. « Kant ne voit pas que la résolution de l’antinomie de la raison pratique pure, qu’il croit pouvoir mener à bonne fin dans les postulats de la croyance, est pour ainsi dire anticipée par la pensée du bien suprême en tant qu’objet purement pratique, et par là précisément gênée. Elle est censée surmonter l’être-opposé du vouloir dans le vouloir-déjà, alors que la croyance ne le surmonte que pour les connaissances pratiques postulées à partir de ce vouloir. »31 On ne comprend en fait pas comment la vertu peut se réaliser dans le sensible, chez Kant, car l’on ne comprend pas bien non plus comment se concilient causalité naturelle et causalité intelligible. Le mérite de Kroner consiste selon nous à toujours prendre Kant là où le fonctionnement logique de sa pensée devient délicat, pour ne pas dire fautif : à ce titre, les arguments de Kroner – dont nous redisons à quel point ils sont empruntés à Hegel – frappent fort et souvent juste car ils se glissent dans les rouages de la pensée kantienne et en interrogent la possibilité même. Cette approche logique est extrêmement séduisante, et ne s’épuise aucunement en une étude aride de la cohérence de la pensée kantienne.

E : Fichte comme étape transitoire

Dans ces conditions, il devient évident que le passage par Fichte se trouve rendu doublement nécessaire : d’une part à travers le sens que Kroner attribue à la philosophie pratique, d’autre part en raison de la lecture hégélienne que produit Kroner de l’histoire de la philosophie. En effet, une philosophie effective présente une nécessité propre dont l’histoire n’est jamais que le témoin, ce que rappelle Kroner dans une phrase qui, lue autrement que de manière hégélienne, serait étonnante : « Demander si le passage par la Doctrine de la science de Fichte est nécessaire en termes de système n’a pas de sens ; car l’idéalisme allemand est en tant que tout non pas un système, mais une pensée créatrice qui se déploie en systèmes et s’annonce dans des systèmes, et qui ne peut être comprise dans sa continuité que d’un point de vue historique. »32

A ce titre, et comme l’établit très clairement Isabelle Thomas-Fogiel, Fichte ne saurait être qu’une étape « transitoire » dans l’idéalisme allemand, un pont entre Kant et Hegel, une médiation entre le commencement et l’achèvement de la période, thèse à laquelle s’opposeront aussi bien Dieter Henrich que Philonenko et Ferry33.

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Mais alors, si Fichte est pensé comme une étape transitoire, que lui manque-t-il pour être l’achèvement de l’idéalisme allemand ? La réponse, hégélienne encore une fois, est prévisible : il lui manque une logique réellement spéculative. On remarquera d’ailleurs que, pour étayer ce résultat, Kroner s’appuie sur la Doctrine de la science de 1794, soit l’une des œuvres de « jeunesse » de Fichte, et non sur celles de la maturité, ou plus tardives, où le propos est sans doute plus abouti. « Nulle part ailleurs que dans l’établissement du premier principe, analyse donc Kroner, on n’observe plus nettement que Fichte tend certes à aller au-delà de la logique analytique de Kant, mais qu’il ne parvient pas à la logique spéculative ; on pourrait de ce fait appeler la méthode de la Doctrine de la Science une dialectique analytique. »34 Il persévère dans une logique analytique, et la transforme en dialectique en faisant de la contradiction le principe du progrès, voilà le nerf du reproche que lui adresse Kroner.

Reprenant l’accusation de Hegel selon laquelle Fichte en reste à un devoir, Kroner reformule ce reproche et explique que ce qui manque à Fichte, c’est d’avoir compris que le premier pas est identique à tous les autres, si bien que l’achèvement est une décision, un décret. « Entre l’aspiration pratique infinie et le concevoir spéculatif s’étend une faille qui disloque le système de Fichte. Le se-concevoir spéculatif veut se concevoir comme une aspiration infinie vers le concevoir de soi-même, et veut pourtant par ce concevoir parvenir à un point de repos. »35 En outre, l’analyse inaboutie de la réflexion réapparaît et Kroner reprend la critique déjà adressée d’une mauvaise réflexion sur les principes : il n’y a aucune place dans la Doctrine de la Science (de 1794) pour le moi absolu car il est au-dessus de toute réflexion ; donc Fichte ne voit pas que c’est la réflexion qui représente l’unité de l’agir théorique et pratique. Cela conduit Fichte, toujours selon Kroner, à ne pas parvenir à ramener le principe à l’unité : le système a deux points de départ, l’absolu et ce qui nie l’absolu. Enfin, le Moi et le non-Moi restent au-delà de la pensée ; n’étant pas des principes synthétiques, ils ne peuvent en fait être pensés, donc les principes déjà pris dans la dualité s’avèrent inconcevables.

Et l’on mesure alors tout ce qui manque à Fichte, du point de vue hégélien, pour véritablement prendre conscience de la signification du geste transcendantal : « Le pas que la dialectique de Hegel accomplira au-delà de Fichte peut être bien mis en lumière à partir d’ici. Hegel s’apercevra que les trois principes ne doivent pas être dissociés, mais sont une unité unique qui s’articule dans une triade de moments, que donc le moi absolu de la thèse n’a, pris pour soi, pas d’indépendance, pas d’absoluité, qu’il ne doit pas être détaché du non-moi de l’antithèse ; que position et négation ne font qu’ensemble un tout, que le tout se décompose en ces moments, et que ce se-décomposer ne doit pas être considéré de dehors comme procédant d’un non-moi approché du moi sans qu’on sache par qui ni depuis où, comme un faire séparé du faire-absolu du se-poser-soi-même, indépendant, – que plutôt la position de soi-même a la signification d’une décomposition de soi, d’un partage de soi, d’un se-distinguer-de-soi et à nouveau d’n se-poser-identique-avec-soi. »36

Conclusion : une traduction perfectible quoiqu’essentielle

Nous ne dirons rien dans cette recension de la partie consacrée à Schelling, trop brève ; nous réservons nos analyses pour la seconde partie de notre lecture, afin de confronter les différentes périodes étudiées par Kroner.

Il est alors temps d’analyser la qualité de l’édition du texte français. Plusieurs remarques doivent être ici faites, car l’ensemble est inégal. Tout d’abord, l’ouvrage qui fait plus de 600 pages en allemand en fait moins de 400 en français, ce qui signifie que les caractères sont petits et que l’ouvrage gagne en hauteur ce qu’il perd en épaisseur. Fort heureusement, et c’est une initiative heureuse, la pagination de l’édition allemande, est insérée dans le corps de texte, ce qui permet de se reporter à celle-ci lorsqu’il le faut.

L’allemand de Kroner est compliqué du point de vue grammatical ; les phrases sont très longues, compliquées de nombreuses propositions subordonnées qu’il faut restituer sans trop de lourdeur, ce à quoi le traducteur parvient plutôt correctement ; la fidélité au texte allemand est de manière générale respectée, et c’est paradoxalement en français que le texte laisse à désirer. De très nombreuses fautes de grammaire française émaillent le texte (attributs non accordés, confusions entre « quelque soit » et « quel que soit », « après que » suivi du subjonctif, etc.) et font que toutes les pages et demi l’on trouve une coquille ou une erreur, ce qui peut parfois rendre pénible la lecture de la traduction. En outre, les mots composés sont rarement heureux : pourquoi écrire « théorique-pratique » au lieu de « théorico-pratique », pourquoi laisser les mots en leur forme substantive au lieu de précisément les conjuguer plutôt que de les juxtaposer ? Enfin, il n’est pas certain que maintenir la longueur des phrases allemandes en français soit si pertinent que cela ; on se perd un peu parfois dans certaines phrases, qu’il eût sans doute été bon de couper par souci de clarté.

Nonobstant ces réserves, il convient de saluer quand même cette entreprise gigantesque, ardue et salutaire, mettant à disposition du public français un texte majeur de l’herméneutique allemande concernant l’idéalisme allemand, et l’on se prend à rêver que des textes de Nicolaï Hartmann ou Dieter Henrich connaissent prochainement le même sort, tant ils sont décisifs quant à l’intelligibilité de ce moment philosophique dont on ne peut que partager avec Kroner l’admiration qu’il suscite. Sachons donc gré à l’Harmattan d’avoir relevé le pari de publier cette somme importante qui, en dépit de ses imperfections et de son prix élevé, était indispensable au lecteur francophone.

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Regards croisés

  1. cf. Kuno Fischer, die beiden kantischen Schulen in Iéna, Stuttgart, 1862, et Hegels Leben und Werke, Heidelberg, 1911
  2. cf. Nicolaï Hartmann, Die Philosophie des Deutschen Idealismus, Berlin, 1923-1929
  3. cf. Karl Löwith, Von Hegel zu Nietzsche, 1939
  4. cf. Luigi Pareyson, L’estetica dell’idealismo tedesco, Torino, 1950
  5. cf. Justus Hartnack, De Kant à Hegel, 1979
  6. cf. Dieter Henrich, Hegel im Kontext, Suhrkampf, 1971
  7. cf. Miklos Vetö, De Kant à Schelling. Les deux voies de l’idéalisme allemand, Millon, 1998
  8. Bernard Bourgeois, L’idéalisme allemand. Alternatives et progrès, Vrin, 2000
  9. Richard Kroner, De Kant à Hegel, Deux volumes, Traduction Marc Géraud, L’Harmattan, 2013
  10. Miklos Vetö, De Kant à Schelling. Les deux voies de l’idéalisme allemand, tome I, Millon, 1998, p. 13
  11. Richard Kroner, De Kant à Hegel. De la critique de la raison à la philosophie de la nature, Traduction Marc Géraud, L’Harmattan, 2013, p. 19
  12. Ibid., p. 22
  13. Ibid., p. 27
  14. Ibid., p. 25
  15. Ibid., p. 39
  16. Bernard Bourgeois, L’idéalisme allemand, op. cit., p. 9
  17. Vetö, op. cit., p. 13
  18. Kroner, op. cit., pp. 30-31
  19. Bourgeois, op. cit., p. 10
  20. Kroner, op. cit., p. 63
  21. Ibid., p. 66
  22. Ibid., p. 69
  23. Ibid., p. 102
  24. Ibid., p. 102
  25. Ibid., p. 108
  26. Ibid., p. 74
  27. Ibid., p. 113
  28. Ibid., p. 115
  29. Ibid., p. 115
  30. Ibid., p. 141
  31. Ibid., p. 143
  32. Ibid., p. 116
  33. Sur les différentes interprétations de la place de Fichte, cf. Isabelle Thomas-Fogiel, Critique de la représentation. Etude sur Fichte, Vrin, 2000, Introduction
  34. Ibid., p. 262
  35. Ibid., p. 267
  36. Ibid., pp.282-283
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Ancien élève de l’ENS Lyon, agrégé et docteur en Philosophie, Thibaut Gress est professeur de Philosophie en Première Supérieure au lycée Blomet. Spécialiste de Descartes, il a publié Apprendre à philosopher avec Descartes (Ellipses), Descartes et la précarité du monde (CNRS-Editions), Descartes, admiration et sensibilité (PUF), Leçons sur les Méditations Métaphysiques (Ellipses) ainsi que le Dictionnaire Descartes (Ellipses). Il a également dirigé un collectif, Cheminer avec Descartes (Classiques Garnier). Il est par ailleurs l’auteur d’une étude de philosophie de l’art consacrée à la peinture renaissante italienne, L’œil et l’intelligible (Kimé), et a publié avec Paul Mirault une histoire des intelligences extraterrestres en philosophie, La philosophie au risque de l’intelligence extraterrestre (Vrin). Enfin, il a publié six volumes de balades philosophiques sur les traces des philosophes à Paris, Balades philosophiques (Ipagine).