Rudolf Haym : Hegel et son temps, Leçons sur la genèse et le développement, la nature et la valeur de la philosophie hégélienne

Les éditions Gallimard ont eu la bonne idée, l’excellente idée même, de mettre à disposition du public français l’imposante série de cours que Rudolf Haym avait donnée autour de la philosophie de Hegel, et qui avait été regroupée sous le titre célèbre Hegel und seine Zeit en 1857. Pierre Osmo, le traducteur, propose ici une traduction intégrale de ce livre fondateur, source d’un très grand nombre d’interprétations de Hegel, tout en suggérant dans une substantielle présentation de lire ces leçons en regard de l’autre interprétation majeure qui avait été faite de Hegel, à savoir celle de Karl Rosenkranz, Vie de Hegel 1.

I) Présupposés idéologiques de Rudolf Haym

La longue présentation que Pierre Osmo de ce texte permet d’en mieux comprendre les présupposés. L’histoire de Rudolf Haym ressemble à celle d’une progressive perte de foi dans la philosophie au profit d’une réhabilitation sans cesse croissante de l’histoire : il est ainsi intéressant d’observer comment la foi philosophique de sa jeunesse laisse progressivement la place à une appréhension de plus en plus historique des problèmes et le sous-titre de l’ouvrage en témoigne aisément : leçons sur la genèse et le développement, la nature et la valeur de la philosophie hégélienne. Toutes les leçons de Haym sur Hegel, et partant tout son ouvrage, repose sur cette appréhension historique de la pensée hégélienne, c’est-à-dire que se trouve ressaisi le système philosophique à travers le prisme de son développement historique, de son moment génétique à son accomplissement encyclopédique. Haym, du reste, revendique une telle méthode : plutôt qu’une exposition thématique de la pensée hégélienne, il prétend offrir une « histoire de cette philosophie qui soit objective. »2 La remarque est ici d’importance : l’objectivité se joue tout entière dans la présentation historique, l’histoire est ce cadre structurant dans lequel seul l’objectivité peut venir se présenter.

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Rudolf Haym, par cet imposant et remarquable ouvrage, fut à la source d’un très grand nombre d’interprétations de Hegel, particulièrement dans sa dimension politique : Haym était un personnage public, à la fois libéral et nationaliste, qui reprocha à Hegel, très vivement, l’aspect réactionnaire de sa pensée. Mais cette dimension prétendument réactionnaire de la pensée politique hégélienne ne saurait être interprétée uniquement d’un point de vue politique : fondamentalement, c’est la totalité du système hégélien qui apparaît réactionnaire, au sens d’une volonté de rétablir cela même qui est déjà mort : la philosophie hégélienne, aux yeux de Haym, c’est la promotion de ce qui est mort, c’est la promotion de la systématicité close, et incapable d’intégrer le véritable dynamisme de la vie. Le corrélat de cette philosophie morte, c’est donc la construction systématique en tant que le système – auquel Haym ne croit plus depuis bien longtemps – enferme plus qu’il ne libère la vie de l’esprit.

Malgré sa prise très nette de distance à l’égard de la philosophie hégélienne, Haym n’en conserve pas moins une certaine fascination : si les critiques ne cessent de fuser à l’encontre de Hegel, Haym semble éprouver sa propre puissance contestatrice à mesure qu’il fait de la philosophie à laquelle il s’oppose un grandiose mausolée. Hegel fut un titan, celui qui l’affronte ne l’est pas moins. Il n’est pas rare de trouver chez Haym des déclarations métaphoriques, faisant de sa propre démarche un combat de géants ; dès le début des cours se laisse appréhender une telle volonté et la philosophie hégélienne se trouve très rapidement qualifiée de la sorte : « Dominatrice, elle surplombe tant de points de vue par elle surmontés et réfutés. Ce qu’elle réfute – tel est son comportement, tel est son caractère – elle en fait toujours aussitôt son profit. Chaque opinion vaincue, elle l’accroche à son char triomphal. En faisant valoir ce qu’on de périssable tous les systèmes qui l’ont précédée, elle fait des dépouilles de ces systèmes défaits la matière dont elle se compose. »3 Cette formidable machine à broyer et à intégrer, c’est cela même que Haym va affronter à mains nues, et le choc sera terrible.

Je l’ai dit, les présupposés de Haym sont presque historicistes ; dès lors, la pensée de Hegel, loin d’être une pensée appréhendable en soi ne peut plus être restituée que dans un contexte historique précis : la philosophie hégélienne n’est guère qu’un produit de son époque, un rejeton génial du XIXème siècle. De ce fait, aux yeux de Haym, ce magistral édifice qui prétend à la découverte logique de l’Absolu, « n’est rien d’autre pour nous qu’une grande législation, issue de la conscience de son époque, dans le domaine de la science. Sa prétention à l’absoluité est du même ordre que la prétention de la lex regia de valoir, immuable, pour l’éternité. »4 L’historicité est ici maximale, et la prétention hégélienne à valoir hors de la conscience historique qui l’a produite se trouve d’emblée combattue et refusée. Il ne serait probablement pas exagéré de voir dans le dessein de Haym la volonté de faire de cette pensée un symptôme d’une époque, le plus grandiose symptôme de l’esprit du XIXème : mais lorsque le XIXème aura trépassé, il faudra prendre acte de la disparition de cette pensée, et l’enterrer avec les autres, moins glorieuses, moins imposantes, si bien que tous ces cours consacrés à Hegel ressemblent de manière étrange à un acte de décès : il s’agit de montrer pourquoi la philosophie hégélienne va mourir, ou est même déjà morte. Ce n’est guère une extrapolation de ma part que de lire Haym ainsi ; ce dernier s’y prête bien volontiers, notamment lorsqu’il affirme ceci : « Nous nous proposons de l’ensevelir dans un tombeau plus vaste qui l’immortalise davantage, de le conserver dans le grand édifice de l’histoire éternelle, de lui assigner une place, en vérité une place d’honneur, dans l’histoire du développement de l’esprit allemand. »5. Hegel est mort, mais il mérite bien un tombeau fleuri, telle semble être l’intention sous-jacente de ces si célèbres leçons.

II) L’échec de la Phénoménologie de l’Esprit selon Haym

Après ce rapide survol des intentions de Haym, peu amènes à l’égard de Hegel, on en conviendra aisément, je voudrais rappeler les principales interprétations qu’il proposa du système, et qui, encore aujourd’hui, structurent bien des lectures. Il y a tout d’abord celle qu’il a donnée de la Phénoménologie de l’Esprit, interprétation remarquable de clarté et de cruauté. Après une description extrêmement dense du mouvement de l’esprit dans le texte de 1807, Haym conclut : « Par là s’achève notre examen de la composition de la Phénoménologie. Mais si nous nous extrayons à présent de l’esprit dans lequel celle-ci fut conçue et de l’admiration pour le savoir d’artiste avec lequel tant de fils ont été tout à la fois embrouillés et ordonnés, nous ne pouvons manquer d’éprouver aussi une complète déception. Il faut mettre fin à toute illusion qui voudrait voir une preuve effective dans cette tentative de prouver l’Absolu. »6 En somme, l’entreprise même de 1807 est un échec radical : l’Absolu ne saurait être prouvé, et le monumental itinéraire de la conscience ne débouche que sur un leurre. « Cela signifie, pour le dire brièvement, que nous ne sommes, dans cette prétendue ou supposée preuve en faveur du savoir absolu, que les dupes de ce savoir absolu et de sa méthode. Le Moi, sans la libre certitude de soi duquel il n’est aucune vérité ni aucune conviction, est illico au commencement de la Phénoménologie quand il n’est censé y être qu’à sa conclusion, il n’est pas auprès de soi, mais auprès de cet Absolu-là. »7 La critique est cruelle, l’échec y est traqué, la volonté de détruire est totale. Nous sommes au fond, très simplement, dans un « cercle vicieux »8 En somme, Hegel ne décrit pas une progression de la conscience dans son itinéraire spirituel, mais il ne peut en décrire qu’une stagnation où elle se trouve condamnée à tourner en rond. Haym va jusqu’à parler d’un « monde complètement ensorcelé »9. L’entreprise de Haym apparaît ici comme celle d’une volonté de présenter Hegel comme un redoutable mystificateur, comme un gredin sinistre faisant passer des misdirections pour d’authentiques miracles philosophiques. Cette idée de mystification revient souvent chez Haym qui aime employer ce terme d’ « action ensorcelante »10 lorsqu’il est question de la dialectique hégélienne. Loin d’être dans le rationnel, Hegel évolue dans le sortilège factice, dans la poudre aux yeux la plus mystificatrice. « C’est pourquoi ce dernier ne tient pas le coup à l’épreuve de la réalité. »11

Haym n’a pas de mots assez durs pour qualifier ce texte de 1807 : ouvrage hybride, mêlant psychologie et histoire, la Phénoménologie de l’Esprit devient sous sa plume « une psychologie jetée dans la confusion et le désordre par l’histoire, et une histoire mise en morceaux par la psychologie. »12 La mystification hégélienne procède aussi de cette incessante confusion des genres. Mais au-delà de la dénonciation de la pensée, Haym en fixe les problèmes qui détermineront les interprétations classiques : ainsi, quant à la place que doit occuper la Phénoménologie de l’Esprit au sein du système, Haym propose de décrire la triple gageure qui est celle de Hegel, tout en en fixant presque définitivement les termes problématiques : « La preuve de l’Absolu ne peut en effet se parfaire qu’au moyen du déploiement achevé de l’Absolu, c’est-à-dire au moyen du système tout entier. Telle est la tâche : tout à la fois n’opérer que des préparatifs au système, faire de cette préparation une partie du système lui-même et, pour finir, faire de cette partie le système tout entier. »13 Il est clair que par cet exposé se trouvent fixés tous les débats que nous connaissons, cherchant à déterminer la place que doit occuper la Phénoménologie dans le système hégélien 14.

III) Hegel politique : réaction et conservatisme

Une des autres interprétations célèbres que nous a laissées Haym est celle du Hegel réactionnaire. Et pour ce faire, Haym insiste sur la Préface de la Philosophie du droit où se trouve analysée, en des termes d’une extraordinaire cruauté la célèbre déclaration hégélienne où le rationnel et l’effectif sont ramenés l’un à l’autre. Restituant une fois de plus ce texte dans un contexte historique pour en faire un simple produit d’un moment précis de l’histoire, Haym peut écrire : « face à la politique de progrès et de revendications, notre Préface profère la parole classique de l’esprit de restauration, la formule absolue du conservatisme, du quiétisme et de l’optimisme politiques. « Ce qui est rationnel » – telles sont les paroles que Hegel fait imprimer dans son zèle anti-démagogique et anti-subjectiviste, qu’il fait imprimer en grandes lettres en exergue de sa théorie politique comme de son système – « ce qui est rationnel, c’est ce qui est réel ; et ce qui est réel, c’est ce qui est rationnel. »15 Cette critique est intéressante à double titre, car elle préfigure au fond toutes les critiques « progressistes » de Hegel qui voient dans cette identité la légitimation par le rationnel de ce qui est ; mais cela ne suffit pas : Haym critique aussi le fait que le rationnel ne désigne en réalité que la forme que prend l’Etat en Prusse, en 1821, et dénonce de la sorte l’illégitime prétention hégélienne à absolutiser ce qui n’est jamais qu’un moment du développement historique.

En somme, cette identité n’est une identité que de circonstance prétend Haym. Car si on devait analyser logiquement ladite identité, nous tomberions aussitôt dans un paradoxe insoutenable : l’équivocité de la réalité (Wirklichkeit) crée une alternative ruineuse : « Hegel lui-même, en réalité, n’est pas seulement très éloigné d’assumer toutes les conséquences de son mot, il s’est aussi efforcé, ailleurs, de lui retirer sa pointe, de l’émousser jusqu’à en faire une tautologie insignifiante et d’enjoliver son conservatisme politique au moyen d’une distinction logique. Ne l’aurait-il pas fait que nous aurions dû nous charger de cette peine. Car vraiment, l’échappatoire a son fondement dans le système lui-même ; sauf que, malheureusement, c’est justement cette échappatoire qui fait un tort fondamental au système. La réalité empirique, celle qui apparaît, n’est pas identique à la réalité vraie, celle qui est rationnelle. »16 Clairement, Haym dénonce l’ « incurable confusion de cet équivoque concept du réel. »17, ce qui signifie qu’il pose l’alternative suivante : soit le réel désigne quelque chose d’indépendant du rationnel, auquel cas Hegel énonce une contradiction ; soit le réel est toujours déjà pénétré du rationnel, auquel cas Hegel énonce une tautologie. Nous avons donc deux types de réalité, la réalité qui apparaît qui fait du réel quelque chose d’indépendant du rationnel, et la réalité vraie, pénétrée de rationnel, et ces deux types de réalité dessinent les deux écueils de la formule hégélienne. « Dans cette formule se concentre toute la duplicité du système : c’est le pont entre l’empirisme et l’idéalisme qui permet à chaque fois, à son gré et selon son besoin, de tourner le dos à l’une ou à l’autre. »18 Si on ne distingue pas réel d’effectif, alors le réel est saturé d’irrationalité et le réel n’est pas réel ; mais si on distingue, on est dans la tautologie puisque l’effectif est ce qui, du réel, est en mesure de faire la preuve de sa rationalité.

Kervégan a répondu à Haym, quant à cette prétendue impossibilité léguée par Hegel, quant à cette alternative supposée ruineuse : ce que Haym n’aurait pas vu, c’est précisément le fait que le réel et le rationnel ne sont pas immédiatement identiques ; ils le deviennent : l’identité de l’effectif et du rationnel n’est pas un donné ni un fait mais un processus infini d’ajustement du concept et de l’être, procès qu’expose la Logique [Pour plus de précisions, cf. [https://actu-philosophia.com/spip.php?article50 [/efn_note].

Ce problème qu’entretient le système hégélien avec la réalité a une autre conséquence, selon Haym, à savoir le mépris de la diversité foisonnante du réel. « C’est dans la profondeur entière de l’existence individuelle, dans l’intériorité concrète que résident la puissante pulsion et la matière de l’éthicité. L’idéalisme absolu dédaigne de descendre dans ce richissime puits de réalité vivante. Il ne sait estimer l’élément subjectif qu’autant qu’il cesse d’être quelque chose de subjectif et qu’il s’est clarifié en se faisant universel. De là l’aplatissement du vouloir en savoir ; d’où, au-delà le mépris dont l’élément subjectivement spirituel en général, et avec lui l’individualité, sont l’objet. »19 Par ces quelques mots, Haym fixe pour longtemps l’idée selon laquelle le hégélianisme mépriserait les droits de l’individualité et les droits de la personne ; la pensée réactionnaire serait ici maximale en vertu même de son fondamental scepticisme à l’encontre du développement du libéralisme politique, c’est-à-dire des droits individuels. Une fois encore, il est ici patent que la critique de Haym contient déjà en germe toutes les critiques progressistes qui seront faites, au XXème siècle, de Hegel.

Cette magnifique traduction, très richement annotée, fort bien introduite, constitue un indispensable outil de travail pour qui veut comprendre la réception de l’hégélianisme, et remettre en perspective un certain nombre de critiques qui ont été adressées à Hegel et qui ne font que reprendre, d’une manière à peine améliorée, l’essentiel des thèses de Haym. On y trouve en effet la majeure partie des doutes à l’encontre de la force de la logique, de la dialectique, on y trouve également une description devenue classique – et par trop banalisante – d’un Hegel réactionnaire, méprisant le libéralisme politique, et hypostasiant un moment historique en devenir logique de la raison. On ne saurait donc trop remercier les éditions Gallimard et Pierre Osmo d’avoir fourni au lecteur français un tel ouvrage, dont la lecture permet de se dispenser finalement de bien des gloses et des redites contemporaines, ne faisant que répéter mécaniquement ce que Haym avait déjà génialement identifié comme faisant problème chez Hegel.

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  1. cf. Karl Rosenkranz, Vie de Hegel, suivi de Apologie de Hegel contre le docteur Haym, traduction Pierre Osmo, Gallimard, 2004
  2. Rudolf Haym, Hegel et son temps, traduction Pierre Osmo, Gallimard, 2008, p. 66
  3. Ibid. p. 65
  4. Ibid. p. 72
  5. Ibid
  6. Ibid. pp. 316-317
  7. Ibid. p. 317
  8. Ibid. p. 317
  9. Ibid
  10. Ibid. p. 321
  11. Ibid. p. 322
  12. Ibid. p. 305
  13. Ibid. p. 313
  14. Pour plus de précisions, cf. Pierre-Jean Labarrière, Introduction à une lecture de la Phénoménologie de l’esprit, Aubier-Montaigne, 1979, et du même auteur, Structures et mouvements dialectiques dans la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel, Aubier-Montaigne, 1968 ainsi que Jean Hyppolite, Genèses et structures de la Phénoménologie de l’Esprit, Aubier, 1946
  15. Ibid. p. 428-429
  16. Ibid. p. 432
  17. Ibid. p. 432
  18. Ibid. p. 433
  19. Ibid. p. 439-440
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Ancien élève de l’ENS Lyon, agrégé et docteur en Philosophie, Thibaut Gress est professeur de Philosophie en Première Supérieure au lycée Blomet. Spécialiste de Descartes, il a publié Apprendre à philosopher avec Descartes (Ellipses), Descartes et la précarité du monde (CNRS-Editions), Descartes, admiration et sensibilité (PUF), Leçons sur les Méditations Métaphysiques (Ellipses) ainsi que le Dictionnaire Descartes (Ellipses). Il a également dirigé un collectif, Cheminer avec Descartes (Classiques Garnier). Il est par ailleurs l’auteur d’une étude de philosophie de l’art consacrée à la peinture renaissante italienne, L’œil et l’intelligible (Kimé), et a publié avec Paul Mirault une histoire des intelligences extraterrestres en philosophie, La philosophie au risque de l’intelligence extraterrestre (Vrin). Enfin, il a publié six volumes de balades philosophiques sur les traces des philosophes à Paris, Balades philosophiques (Ipagine).