Yves Meessen : L’être et le bien

En citant saint Paul (1ère épître aux Corinthiens 1, 20-21) en exergue de son livre : « c’est par le moyen du kérygme que Dieu a jugé bon de sauver ceux qui croient », Yves Meessen1 nous met au cœur de sa thèse : l’être est impensable sans la dimension de la foi. Ce point de vue va à l’encontre de la sagesse des philosophes. « Dieu n’a-t-il pas rendue folle la sagesse du monde ? » Loin de s’en tenir à la seule lettre du texte, Yves Meessen va ici en dégager tout l’esprit à travers une interprétation critique des rapports entre raison et foi. Saluons donc la sortie d’un livre remarquable où l’auteur prend le risque de questionner les relations entre philosophie et théologie à travers une relecture phénoménologique de l’être et du bien. Commençant par souligner les difficultés de ces relations, Yves Meessen met en relief le conflit qui en découle. Or la théologie assume ce conflit « dans un langage qui déborde le langage philosophique ». Si le langage de Dieu se présente comme une « folie » aux yeux des hommes, cette « folie », loin de nous placer hors du langage, nous met au cœur de celui-ci : « Tout comme le Verbe a parlé dans les paroles humaines, traduisant l’infini dans la finitude, la théologie assume le langage grec. » Mais Yves Meessen va montrer que la foi induit une pensée de l’être spécifiquement chrétienne qui ne peut se laisser réduire à aucune autre ontologie.

A : Le nom de Dieu

D’une métaphysique de l’Exode à une pensée de Dieu sans l’Être, le débat sur le nom substantiel de Dieu (« Je suis qui je suis », Exode III, 14) va se retrouver dans les recherches phénoménologiques : l’une allant en direction d’Augustin pour qui Dieu est l’Être même, l’autre en direction de Denys, pour qui Dieu est le Bien au-delà de l’essence. Dans son Dieu sans l’Être, Jean-Luc Marion choisit la pensée de Denys qui lui permet d’éviter une critique onto-théologique tout en échappant à l’idolâtrie conceptuelle. Il retraduit ainsi le Es gibt heideggérien par un « cela donne » où s’établit « un jeu entre le don et l’instance donatrice ». L’Être se situe alors du côté de l’étant, et la charité (agapè) qui va au-delà de toute connaissance, de toute sagesse humaine, est reconnue dans la « trace » de cette donation de l’Être-étant. Yves Meessen souligne à juste titre que la rupture entre la pensée de l’agapè et la pensée de l’Être établit « une ligne de démarcation » entre un Dieu conçu à partir de l’Être et un Dieu conçu à partir de l’Amour. La première option nous rive à l’ontologie. Quant à la seconde, elle nous conduit au silence apophatique puisque l’Amour dépasse tout ce qu’on peut dire ou connaître.

Mais Yves Meessen tente de sortir de cette opposition qui ne fait, selon lui, que « marginaliser » encore plus la théologie. Il cherche à sortir de l’impasse dichotomique exclusive-inclusive et cherche à repenser le dialogue entre philosophie et théologie. C’est chez Paul Ricoeur qu’il trouve une sortie possible de la crise onto-théologique en explorant la polysémie du verbe « être » de manière à découvrir « une région inédite de signification », celle même d’une connexion possible entre le Bien et l’Être. Mais Yves Meessen prend aussi ses distances avec la thèse de Ricoeur qui voit en la pensée de Thomas d’Aquin la possible conjonction entre l’Être et le Bien. Pour Ricoeur en effet, chez saint Thomas la voie ontologique augustinienne et la voie apophatique dionysienne se supposeraient et se corrigeraient mutuellement. Mais avec beaucoup de pertinence, Yves Meessen se demande si l’Être en tant qu’Être et le Bien au-delà de l’essence ne se fondent pas sur deux conceptions de l’être qui restent hétérogènes. Thomas aurait-il procédé à une inversion pure et simple du primat de l’Être sur le Bien ? Chez Denys, le don précède l’être en tant qu’acte de donation. Mais cette préséance semble sous-entendre que la donation est absente de l’être laissé à lui seul. Or la réversibilité de la bonté et de la substance chez Thomas semble montrer que le présupposé dionysien d’une antinomie entre la donation et l’être soit écarté. Mais n’y a-t-il pas là une « méprise du sens de l’être » ?

B : Le sens de l’être et la phénoménalité du bien

Toute la tâche d’Yves Meessen sera alors d’interroger la tradition occidentale « pour découvrir si elle ne recèle pas un sens de l’être irréductible à l’être parménidien » conformément aux investigations ricoeuriennes en direction du texte biblique. Pour l’auteur, la possibilité d’entendre l’être est conditionnée à une conversion : celle même de l’intelligence qui doit quitter ses prétentions à la compréhension. C’est à partir de cette conversion qu’il envisage justement la possible coïncidence entre l’être et le bien – coïncidence qui permettrait de penser l’être comme donation et bonté. Le bien serait alors rendu à sa phénoménalité propre en admettant que « bien », « être » (et « mal ») ont en commun soit de nous apparaître soit de participer à un procès de dévoilement. En se plaçant du point de vue de la tradition philosophique et théologique, Yves Meessen interroge la pensée de Martin Heidegger qui fusionne ontologie et noétique dans une phénoménologie voulant déchiffrer l’être à même l’étant. Il fait apparaître toute l’ambivalence du comportement intentionnel chez le philosophe allemand, et dénonce une attitude qui, écartant la foi de la question ontologique, « se condamne à réduire cette question aux termes d’une alternative : soit la scission platonicienne, soit le retrait dans la manifestation. » Toute la pertinence de la thèse d’Yves Meessen sera alors de mettre en lumière le malentendu qui consiste dans l’identification entre la pensée chrétienne avec la scission platonicienne. Si la pensée s’exclut de l’intelligence de la foi il ne lui reste que la modalité de la compréhension. Pour cette raison, l’auteur montre que l’être est présupposé comme un Sich-Haben (se-posséder) qui ouvre une double possibilité en fonction du maintien ou de l’abandon de l’intentionnalité : soit on fonde une pensée sur l’intentionnalité (et l’être se situe comme une présence constante, adéquate à la visée intentionnelle), soit on abandonne la pensée intentionnelle et l’être se manifeste en se retirant. Yves Meessen nous montre que tout Heidegger se concentre dans cette opposition : la déconstruction (Destruktion) de l’onto-théologie et la reconstruction de la phénoménologie comme vérité de l’être.

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Le livre d’Yves Meessen nous conduit dès lors à formuler une demande : une nouvelle alliance du bien et de l’être dans le champ sans frontières de l’apparaître et du dévoilement est-elle possible ? L’auteur part du principe qu’une phénoménologie du bien est possible, et pour ce faire, il place son enquête sous le signe de l’herméneutique de l’idée de Révélation : en se révélant à Moïse dans le Buisson ardent, Dieu ne s’est pas défini, mais Il s’est manifesté comme celui que l’homme peut invoquer par la foi. La Révélation se fait donc sur le mode d’un « appel non contraignant ». La méthode herméneutique de Paul Ricoeur apparaît ici comme le moyen le plus sûr pour tenter une approche de la question de l’articulation du bien et de l’être. Le philosophe français nous introduit en effet à penser la possibilité d’une similitude entre la modalité de la raison et celle de la Révélation à partir du dessaisissement de la conscience humaine qui trouve son corrélat sur le plan divin : « Puisque Dieu ne s’impose pas à la conscience, cela signifie qu’il se révèle à l’homme autrement. » Et cet autre mode est celui de la kénose. Le dépouillement de Dieu est sa révélation non contraignante à l’homme. A partir de cette idée, Yves Meessen formule l’hypothèse suivante : si l’on se place du point de vue de la compréhension, de la sagesse des hommes, rien ne peut nous être révélé. Il convient donc de convertir son regard, et de se dessaisir de toute volonté de comprendre, pour que la Révélation se fasse. Ainsi pour des auteurs comme saint Augustin et Maître Eckhart dont Yves Meessen nous livre une analyse à la fois riche et concise, la Révélation est un fait, et non pas une possibilité. L’esprit du texte est envisagé à la lumière de la foi. Et « la logique de la foi » exige que « je » ne puisse mettre l’existence de Dieu entre parenthèses. C’est la raison pour laquelle Yves Meessen voit en la lecture du croyant l’attitude herméneutique la plus apte à mettre en lumière l’esprit du texte, le lecteur a-thée courant le risque de n’en rester qu’à la lettre, et de ne pas déchiffrer « un sens qui déborde l’extrême limite du visible ». Car Yves Meessen souligne bien que le phénomène dans lequel la Révélation se déploie n’est ni réductible, ni compréhensible. Un dessaisissement s’avère ainsi indispensable : s’il est d’abord intellectuel, il doit se traduire à même l’existence.

C : Eckhart comme réponse à la pensée heideggérienne

Ainsi, pour le théologien « l’écoute prend le pas sur la vue. Elle devient la condition sine qua non d’une évidence à venir. » Dans cette intervalle entre l’écoute et la vue, la théologie déploie ainsi une phénoménologie conforme à son mode fondamental d’évidence. La donation entraîne le donataire dans son mouvement sans retour. En dehors de ce mouvement du don, qui exige jusqu’au don de soi, il n’y a rien à voir. C’est pourquoi Augustin, s’appuyant sur l’Ecriture, inverse l’attitude habituelle de la raison qui voudrait comprendre pour croire. Et lorsqu’il affirme que Dieu est « incompréhensible », il ne signifie pas que Dieu est inconnaissable mais que Dieu se donne à un autre mode d’intelligence que la compréhension. Mais entre Augustin et Eckhart, Yves Meessen mettra en lumière une nuance de perspective : Augustin invite celui qui cherche Dieu à se rendre à l’intérieur (in interiore) de lui-même pour découvrir la Vérité qui y habite, tandis que Maître Eckhart cherche à atteindre Dieu dans les profondeurs intimes (Grunt) de l’âme, sous la raison de l’être. « En phénoménologie, dit Yves Meessen, cette distinction se retrouve transposée entre l’intentionnalité husserlienne et la percée heideggérienne. » C’est pourquoi il me semble que l’un des grands intérêts de ce livre est d’aborder la pensée d’Eckhart en réponse à celle d’Heidegger. Yves Meessen nous permet ainsi d’ouvrir les perspectives dans les études eckhartiennes. Heidegger pense le rapport de l’homme au divin à partir de la vérité de l’être, tandis que le maître rhénan pense l’être à partir de la Révélation divine.

Comme il le rappelle, l’originalité d’Eckhart est d’articuler le discours de l’être grec et le discours de l’être augustinien « selon un mode disjonctif » où il oppose et réunit deux modalités de l’intelligence : la compréhension et le dessaisissement à partir d’une dialectique de l’image. Or chez Eckhart l’assomption de la philosophie par la Révélation s’opère précisément par un retournement : la richesse du premier Principe est interprétée au regard de la Révélation comme une donation gratuite de l’existence à toutes les créatures. Le don est la raison d’être de la bullitio, de l’ebullitio et par suite celle de toute créature en tant qu’image de Dieu (Genèse I, 26). En elle-même et par elle-même la créature est néant. Tout son être lui vient de Dieu. C’est pourquoi le détachement consiste chez Eckhart en un abandon de tout ce que la créature a en propre afin d’advenir à soi à partir du don de Dieu. Autrement dit, se détacher consiste à ôter tout ce qui empêche l’homme de s’unir à la Gottheit (Déité) « laquelle, dit Yves Meessen, est fluence dans le don ». Toute limite, tout « se-posséder » doit être abandonné y compris l’idée de Dieu dont on doit se « déprendre ». La conception de l’abandon (Gelassenheit) chez Eckhart va à l’encontre de l’abandon heideggérien : le Dasein doit se laisser revendiquer par l’être. Ainsi « le présupposé de l’être comme un « se-posséder » n’est donc pas disqualifié, selon Yves Meessen, il est simplement masqué. » Si l’être opère sans cesse une donation pour que les étants soient, celle-ci est retenue. La noétique heideggérienne étant déterminée par la compréhension, par la définition du fini, l’être est pensé à partir d’une phénoménologie mondaine, celle de la limite. Pour aller au-delà de cette pensée de la finitude, Yves Meessen s’oriente vers la phénoménologie henryenne, phénoménologie de l’immanence qui, antérieurement au monde, développe une co-appartenance originelle de la Vie et du Premier Vivant. Mais Yves Meessen critique cette phénoménologie henryenne et montre qu’elle n’a pas dépassé le présupposé de l’être comme un « se-posséder » et qu’ainsi elle « malmène » le principe chrétien d’Incarnation. Dans sa Phénoménologie de la chair, Henry interprète en effet cette venue dans la chair comme une extériorisation de la vie divine, et la kénose n’est alors plus la manifestation de la gloire de Dieu. De plus, si l’être est un se-posséder, la chair originaire reste le lieu d’un emparement de soi. Le soi reste à lui-même dans sa chair, il est une possession de lui-même. Chez Heidegger comme chez Henry, l’homme semble continuer à « s’emparer de lui-même » au lieu de se livrer. Pour sortir de l’impasse du Sich-Haben, Yves Meessen envisage cette même chair comme don. Ainsi, ce livre a le mérite de nous montrer que sans la foi, on ne peut pas penser la phénoménologie du don absolu de l’être tel que nous le révèle le dépouillement du Christ sur la croix.

Tout l’intérêt de la thèse d’Yves Meessen est de ne pas fermer le dialogue, mais au contraire de le relancer ; mieux, de l’agrandir à partir d’une relecture phénoménologique qui ne se résout pas dans l’une ou l’autre voie, mais donne à penser leur possible conjonction à partir d’une mise en lumière de la philosophie par la théologie : « Autant la phénoménologie du dés-abritement de l’être suppose la compréhension (rapport du penser à l’être qui se résout dans la co-appartenance), autant la phénoménologie du don sans retenue de l’être suppose la foi (rapport du pense à l’être qui se résout dans un don relationnel). Que la seconde logique se permette de mettre en lumière la première n’est pas contradictoire avec ce qui vient d’être énoncé ». Or il ne s’agit plus pour Yves Meessen de penser l’un sans l’autre ou l’un contre l’autre, mais bien l’un avec l’autre, « avec » entendu comme dialogue possible de deux engagements différents, qui tout en conservant leur différence s’entr’appellent dans un mutuel éclairage. Ainsi « la logique du dés-abritement est seulement soulignée de telle manière que le clair-obscur (helldunkel) apparaisse en plein jour. »

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  1. Yves Meessen, L’être et le bien. Relecture phénoménologique, Préface de Jean-Yves Lacoste, Cerf, 2011
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