Charles Guérin : Persona.

On ne saurait trop se féliciter de la politique éditoriale des éditions Vrin qui prennent le risque de publier des travaux extrêmement spécialisés et techniques dans la collection « textes et traditions », des travaux de jeunes auteurs connus essentiellement de leurs pairs, des travaux qui risquent de n’intéresser qu’un lectorat ultra-confidentiel: je veux parler de travaux de thèses, d’autant plus quand ces travaux ne sacrifient pas à une « adaptation » et conservent leur technicité, leur précision, leur aridité aussi et une certaine âpreté vivifiantes et appréciables. Tel est le cas de Persona1 dont le premier volume paru en 2009 est la publication de la thèse de doctorat que Charles Guérin – aujourd’hui maître de conférence à Montpellier III et administrateur du site « Compitum » dédié aux « Recherches et actualités sur l’Antiquité romaine et la latinité »2 – a soutenue sous la direction de Carlos Lévy.

Autre aspect à mettre au crédit de la maison Vrin traditionnellement spécialisée en philosophie : la place qu’elle accorde aux travaux relatifs à l’Antiquité qui ne seraient pas universitairement estampillés « philosophie », comme en témoignent nombre des dernières parutions de cette collection dirigée par Marie-Odile Goulet-Cazé, Richard Goulet et Philippe Hoffmann. Les choix éditoriaux prennent en compte le décloisonnement nécessaire aux travaux relatifs à l’Antiquité, un décloisonnement qui s’avère de plus en plus partagé et mis en œuvre dans les équipes de recherche et dont on aimerait qu’il le soit encore davantage. La thèse de Charles Guérin relève pour sa part des « études latines » et plus précisément de la linguistique et de l’histoire de la langue puisque l’auteur s’intéresse à la formalisation progressive de l’objet propre à la rhétorique – à savoir la présentation de soi – dans la pensée romaine du Ier siècle. La portée de l’ouvrage – de part la méthode adoptée et l’objet d’étude choisi – excède cependant largement le champ rhétorique. Mieux, l’auteur souligne que l’objet rhétorique qu’il analyse est aussi pleinement un objet social et politique, qu’il a trait aux pratiques et fait référence aux systèmes de représentations, bref, au mouvement de la pensée 3, ce qui justifie aussi ce compte-rendu sur un site destiné à l’actualité des parutions philosophiques.

1. Un projet, des enjeux

1. 1. Le projet : la formalisation progressive de la présentation de soi à partir de l’analyse de l’évolution de la notion de persona

Le projet de l’enquête – présenté dans une introduction à la fois synthétique et précise, rappelé et reformulé lors de chacune des grandes étapes de l’argumentation – qui voient dès lors leur présence et leur développement justifiés – concerne la pratique oratoire, plus précisément le problème de la présentation de soi et, plus précisément encore la notion de persona qui est la manière dont les Latins ont théorisé et formalisé, à la fin de la République, cet aspect essentiel de la pratique oratoire 4. Charles Guérin analyse la manière dont cette notion latine se formalise petit à petit à partir d’une adaptation de l’héritage de la rhétorique grecque en étant attentif aux spécificités de la prise de parole dans un contexte romain. « L’étude que l’on va lire entend analyser la manière dont la pensée rhétorique latine du Ier siècle avant J.-C. entend formaliser cet aspect fuyant, et pourtant essentiel de la pratique oratoire » (p. 7) qu’est la présentation de soi et que les traités formalisent au moyen de la notion de persona. Charles Guérin s’intéresse donc à un élément qui représente un « enjeu majeur » pour la pensée rhétorique: celui de la capacité à formaliser son objet, un objet essentiel aussi dans la mesure où c’est lui qui détermine la capacité persuasive de l’orateur. Seule la capacité à se présenter à son auditoire comme il le souhaite permet à l’orateur de convaincre. La question est donc de savoir « comment la rhétorique parvient […] à rendre compte d’une réalité oratoire aussi fuyante que le rapport entre la personne de l’orateur et l’image qu’il produit de lui-même au travers de son discours?  » (p. 6). Charles Guérin défend l’idée selon laquelle « on peut voir émerger, au moyen d’une notion spécifiquement latine […] une vision englobante de l’orateur à la fois différente et comparable à celle de l’èthos grec 5 » (p. 14). Le projet appelle quelques remarques.

1. La prise en compte du contexte est présentée comme un aspect essentiel de la démarche. En effet, la rhétorique « est […] une technique orientée vers la production d’un discours persuasif. Elle suppose donc l’adaptation des mécanismes qu’elle propose à l’environnement dans lequel s’inscrit l’orateur. Le texte rhétorique se définit certes par son inscription dans une tradition, mais également, et peut-être même avant tout, par son contact avec les conditions de formulation, puis de mise en œuvre, des théories qu’il formule » (p. 24), d’autant plus quand il s’agit d’un aspect central dans le fonctionnement rhétorique mais qui n’est pas, dans un contexte latin, une notion à laquelle la rhétorique accorde une place définie. La prise en compte du contexte intervient à deux niveaux: « elle permet d’analyser le caractère progressif de l’élaboration de la notion et sa correspondance plus ou moins efficace aux évolutions politiques et institutionnelles du moment. De façon plus essentielle encore, le contexte de la fin de la République fournit les cadres permettant d’appréhender notre objet » (p. 25).

2. Charles Guérin s’intéresse bel et bien à un objet en train de se constituer. En d’autres termes, il analyse l’émergence d’un objet nouveau dans le champ de la pensée, ce qui intéresse tout particulièrement l’historien de la pensée qui sommeille en tout philosophe. « Il faut […] accepter de n’étudier, en toute modestie, qu’une notion, objet théorique aux contours flous, fluctuants et évolutifs » (p. 14). En effet, « l’étude de la formalisation théorique des mécanismes éthiques du discours doit nécessairement prendre en compte le caractère éclaté et fuyant du traitement qu’en offrent les textes latins. Une lourde erreur méthodologique consisterait à chercher un concept constitué pour rendre compte de l’objet qui nous occupe. Une telle approche, vouée à l’échec, conduit nécessairement à employer une catégorie inadéquate […] pour sortir des apories auxquelles elle se trouve confrontée » (p. 14). Cette « catégorie » inadaptée n’est autre que la notion grecque d’èthos qui se trouve effectivement formalisée très tôt, mais répond précisément aux enjeux grecs – et plus justement athéniens – de la prise de parole en public.

3. En effet, contrairement à ce qui se passe à Rome, « l’influence qu’exerce l’orateur sur le public fut abordée comme un objet théorique en Grèce dès le Ve siècle av. J.-C » (p.9) et « la notion d’èthos (caractère) permit de concevoir le rapport entre les qualités propres de l’orateur et la manière dont celui-ci devait les présenter ou les dissimuler à son auditoire » (p. 9). L’influence de la technique grecque – que l’on ne saurait réduire à la seule rhétorique aristotélicienne – est indéniable, tant au niveau du comportement de l’orateur, et, partant, sur les composantes de la persona, qu’au niveau de la théorisation puisqu’elle « fournit les cadres permettant aux Latins de penser leur pratique oratoire » (pp. 25-26). Pourtant, persona n’est pas la simple traduction de l’èthos grec. Dès lors, la prise en compte du traitement grec, essentielle, ne consiste pas à traquer l’èthos dans les manuels latins. L’auteur s’attache au contraire à « la méthode adoptée par les théoriciens grecs pour théoriser la place et le rôle de l’orateur dans l’échange discursif » (p. 26), ce qui est la seule manière de rendre justice au statut de la persona, qui est une notion comparable mais différente de celle d’èthos.

4. Réciproquement et contrairement à ce qui se passe en contexte grec, persona une notion qui demeure souvent implicite, qui est davantage un support plutôt qu’un objet de réflexion. Les textes y font référence, mais pas toujours, et, quand ils le font, ils ne considèrent pas la notion comme un outil théorique. La notion de persona représente néanmoins « la seule notion permettant d’embrasser les divers aspects du rapport qu’entretiennent l’orateur, son discours et le public; […] le terme qui, plus que tout autre permet [aux auteurs latins] d’aborder les enjeux de la composante éthique du discours » (p. 15), ce qui fait de cette notion « le point d’ancrage » tout à fait légitime de l’enquête menée. L’analyse ne se limitera donc pas aux seuls usages du substantif-support: l’usage du terme sera « à la fois spécifique [dans la mesure où l’auteur s’intéresse à ses occurrences] et générique  » (p. 15). Il désigne alors « l’objet de l’enquête, la personne de l’orateur dans ses aspects les plus divers » (p. 15).

Les aspects essentiels du projet – la formalisation de son objet par la rhétorique latine, le souci de saisir une évolution plutôt qu’un objet constitué, la spécificité latine et la complexité du rapport à la rhétorique grecque – ne sont pas sans charrier des enjeux importants et sans bousculer certaines idées reçues.

1. 2. Une pièce à verser au dossier du débat classique opposant rhétorique et philosophie

La réflexion s’inscrit dans un débat polémique propre à l’Antiquité qui oppose philosophie et rhétorique, deux pratiques qui se disputent la compétence en matière de présentation de soi. L’enquête vient ainsi prendre le contrepied des conclusions du philosophe académicien Charmadas sur lesquelles s’ouvre le volume. Celui-ci, mis en scène par Cicéron dans le De oratore, soutient en effet que la rhétorique serait incapable de traiter ce sujet de manière pertinente et que ce problème relève essentiellement de la philosophie éthique, l’image que l’orateur donne de lui-même n’étant que le résultat de sa propre moralité.

1. 3. Une contribution à l’évolution contemporaine de la recherche en sciences de l’Antiquité

L’objet d’étude s’inscrit en outre dans un autre débat, contemporain celui-ci, propre aux recherches en sciences de l’Antiquité puisque l’auteur s’intéresse à un phénomène spécifiquement latin, ce qui rompt avec la négligence et la désinvolture avec laquelle la dimension romaine a trop souvent été traitée: Rome ne serait que l’héritière directe, la simple traductrice de notions et de doctrines grecques. Il est important de rappeler – ou de dire – que le monde hellénistique n’est pas « devenu » romain, mais qu’il l’a toujours été et que Rome n’a pas simplement été colonisée intellectuellement et culturellement par la Grèce en adoptant ses pratiques: les Romains adaptent, réadaptent, utilisent … et exportent 6. On reconnaît là une démarche caractéristiques des travaux de et initiés par Carlos Lévy – sous la direction duquel Charles Guérin a travaillé – ou Florence Dupont – dont le doctorant P. Vesperini vient de soutenir une thèse remarquable sur les pratiques romaines de la philosophie – qui, dans des perspectives très différentes réinvestissent aujourd’hui la richesse des pratiques romaines, au sens large puisque ces pratiques concernent bien entendu les discours et les idées. La prise en compte du statut du monde romain participe de cet effort de déconstruction de nos habitudes de lecture à l’égard des mondes antiques initiée par l' »école » de J-P. Vernant. De la même manière que l’on a appris à comprendre que les statues et édifices grecs étaient bariolés de toutes parts, de même nous faut-il apprendre aujourd’hui à penser l’importance et la spécificité de Rome et de ses pratiques. Peut-être pourrait-on souhaiter un traitement de la période impériale comparable à celui dont bénéficie aujourd’hui la période républicaine.

Guerin_persona.jpg

Travail conceptuel propre à l’activité rhétorique, propre à l’Antiquité latine, travail qui prend en compte le contexte comme paramètre essentiel, tels sont trois des aspects essentiels de l’enquête menée dans l’ouvrage et qui relèvent à la fois du contenu et de la méthode, de l’argumentation proprement dite et des enjeux que charrie le projet.

2. « Antécédents grecs et première rhétorique latine »; portée et enjeux du premier volume

Je voudrais à présent insister sur les caractéristiques précises de ce premier volume et sur le gain philosophique qui s’en dégage. Ce premier volume, comme l’indique son titre s’intéresse aux « antécédents grecs » et à la « première rhétorique latine », deux aspects qui occupent les deux parties du volume.

2. 1. Pratiques grecques, pratiques romaines : les enjeux d’une série de différences

Les analyses de ce volume jouent un rôle fondamental dans l’argumentation puisqu’elles traitent, dans les deux chapitres liminaires de chaque partie, du contexte dans lequel la question de la présentation de soi se pose, autrement dit des enjeux que recèle la présentation de soi dans l’un et l’autre contexte. Charles Guérin insiste dans le traitement de chacun de ces deux chapitres sur la différence entre l’un et l’autre contexte, ce qui invalide la thèse de la simple transposition, à Rome, d’une série de notions et de doctrines grecques. Le contexte romain ne peut accueillir sans lui faire subir de sérieux aménagements la formalisation de la présentation de soi telle qu’elle apparaît dans la rhétorique grecque.

A l’accès légal « de tous » à la parole dans l’Athènes du IVe siècle, s’oppose la restriction de l’accès à la parole caractéristique du fonctionnement aristocratique romain. Dès lors les enjeux et les modalités de la prise de parole ne sont pas les mêmes. L’orateur romain n’aura pas, par exemple, à légitimer sa prise de parole.

L’ambiguïté de la technicité et de la maîtrise rhétorique, impliquée dans le contexte athénien où tous ceux qui sont amenés à prendre la parole n’ont pas la même origine sociale ni les mêmes occasions légitimes d’acquérir une technique rhétorique, est absente à Rome. « L’orateur étant nécessairement formé à la technique rhétorique, il ne s’agit pour lui que de donner à son propos l’apparence du naturel, et non de faire croire qu’il n’est pas un professionnel de la parole, ce qui prêterait au ridicule. La situation athénienne est entièrement différente, chaque homme peut être appelé à tenir le rôle d’orateur, du moins dans un procès, quel que soit son statut social. […] L’expression maîtrisée ne se justifie [cependant] que chez les orateurs autorisés. Chez un orateur affirmé, elle est nécessairement risquée. […] Au-delà de l’idéologie démocratique, la technique rhétorique demeure, aux yeux des auteurs du IVe siècle [dont C. Guérin. utilise les témoignages] l’apanage légitimé des puissants (pp. 59-60).

Enfin, en contexte juridique, le patronus défend son cliens sans parler « à sa place », contrairement au « synégore » athénien. Conséquemment, le patronus, contrairement au « synégore », ne subit pas la condamnation éventuelle. Il n’est pas non plus extraordinaire et hors de propos de faire bénéficier son client de ses propres bienfaits, ce qui est impensable à Athènes. « Une différence capitale sépare […] les deux systèmes judiciaires: outre le fait qu’à Rome l’accusé n’a pas à prendre la parole, le patronus ne se voit jamais contester le droit à réclamer pour son client la reconnaissance des services qu’il a lui-même rendus. […] Ce qui reste considéré à Athènes comme une demande de privilège – et comme la reconnaissance temporaire d’une supériorité toujours suspecte dans un monde profondément démocratique – correspond au forum à un rôle social attendu, validé, et constitutif des identités oratoires et politiques. Par ailleurs, on ne peut négliger le fait qu’à Athènes, les relations clientélaires n’existent pas de façon structurée » (p. 82).

Le caractère statutaire de l’orateur romain et la dimension autoritaire qui s’y rattache, la position énonciative du patron à l’égard de son client déterminent des modalités de présentation de soi bien différentes de celles qui ont cours à Athènes et impliquent, par suite, un travail de formalisation spécifique qui invalide la thèse d’une importation telle quelle de la technique grecque.

2. 2. Une analyse toute en nuances

Si l’auteur insiste sur la différence entre les deux contextes, il n’est jamais question de simplifier, de gommer les tensions ou les évolutions. Charles Guérin s’attache en effet à rendre compte de la complexité de chacune des deux situations en refusant toujours de fixer artificiellement les faits et privilégie la prise en compte des dynamiques.

L’analyse du contexte athénien, explicitement analysé sous l’angle de l' »ambiguïté » 7 invalide largement l’idéal du citoyen-orateur ou du moins en affine la signification. Si tous, parmi les hommes libres, peuvent être amenés à prendre la parole dans l’Athènes classique, on distinguera en effet celui qui est habitué à s’exprimer en public de celui qui ne le fait qui s’il y est contraint 8. La notion d' »égalité » s’y trouve sinon battue en brèche, du moins spécifiée : il s’agit d’une égalité des chances dans un système athénien qui accorde toujours une large place à la compétitivité. La figure de l’orateur est au cœur d’une tension entre égalité et liberté caractéristique du système athénien et son discours doit prendre en compte le double aspect de l’allégeance au peuple, témoignant de ses intentions démocratiques, et de la distinction. « L’orateur doit donc, en premier lieu, mettre en avant les traits éthiques qui marquent son appartenance à la cité, appartenance qui garantit la qualité des opinions qu’il formulera devant l’ekklesia. Mais au-delà de ces qualités essentielles, il cherchera à manifester de façon directe sa supériorité sur son adversaire. Celui qui entend jouer le rôle de rhetor doit donc pouvoir mettre en avant les marques de l’appartenance à l’élite de la cité: l’éducation, la richesse et la naissance qui garantissent ses qualités d’orateur » (p. 52).

A propos de Rome, l’auteur insiste sur l’évolution des conditions et des enjeux de la prise de parole qui oscille « entre charisme et éloquence » 9. L’évolution de la législation romaine implique en effet une évolution des mécanismes de présentation de soi à quoi Charles Guérin est particulièrement attentif. « Dans un système qui, à partir du IIe siècle, se trouvera en perpétuelle situation de déséquilibre, l’élite romaine cherchera à maintenir une certaine mainmise sur l’espace du discours en imposant à l’orateur de manifester les signes de sa légitimité. […] A cette évolution légale et symbolique de la pratique du discours, s’ajoute une modification profonde du rôle, de la fonction et de la définition de l’orateur. Les mutations de la pratique oratoire ne se comprennent qu’à la lumière de la technicisation progressive de la figure de l’orateur » (pp. 222-224).

2. 3. Une perspective critique sur le primat accordé à la réflexion aristotélicienne

Non seulement l’objet de l’enquête conduit à adopter une autre perspective sur le rapport entre la rhétorique grecque et la rhétorique latine, mais elle conduit en outre l’auteur à adopter une posture très critique à l’égard du primat presque incontesté accordé à la rhétorique aristotélicienne, notamment dans les travaux d’E. Garver cité, entre autres, p. 139, mais également du traitement décontextualisé que les commentateurs font traditionnellement de rhétorique aristotélicienne.

La rhétorique aristotélicienne ne se comprend pleinement qu’en fonction de ce qui la précède comme en témoigne le second chapitre qui s’attache à la rhétorique pr-aristotélicienne. « La tradition rhétorique [du Ps.-Aristote et d’Isocrate] n’est pas sans effet sur la doctrine aristotélicienne. Car pour Aristote, la rhétorique n’est pas un champ vierge, et le philosophe entend s’inscrire dans la tradition pour l’organiser et la renouveler. […] Aristote a reconfiguré une théorie mais n’en a crée ni les cadres, ni l’ensemble des contenus » (p. 139). En ce qui concerne spécifiquement la présentation de soi « très largement opposée à l’approche isocratique […], l’analyse aristotélicienne nous fournit les cadres permettant de concevoir une approche entièrement technique de l’èthos oratoire, approche selon laquelle l’image de l’orateur, coupée de ses composantes réelles – qui interviennent néanmoins à certains égard – est une pure fabrication. L’enjeu, pour l’orateur, est le contrôle de son discours en vue de produire un èthos adéquat. Un tel contrôle suppose l’élimination des signes involontaires dont la physiognomonie fait, par excellence son objet. Une profonde tension apparaît alors entre l’approche réaliste – ou isocratique – de l’èthos et l’approche technique adoptée par Aristote. Non qu’Isocrate ne fasse pas place à la technè dans sa conception de l’èthos, mais celle-ci revêt une valeur indirecte, la maîtrise de l’art du discours contribuant à former l’èthos de l’orateur, non à forger l’apparence. Elle ne peut intervenir, par ailleurs, si la physis [la nature] des individus n’offre pas un terrain favorable. Cette tension tient à une différence profonde entre deux points de vue. Isocrate, dans son analyse des enjeux éthiques du discours, apparaît comme un praticien – bien qu’il se tienne à l’écart de la vie politique – et comme un formateur. L’èthos réel de l’orateur constitue le matériau essentiel à sa réflexion. Plus spéculative, l’approche aristotélicienne représente un système fondé sur des sources probatoires indépendamment des qualités réelles de l’orateur, et la rupture établie entre image discursive et èthos. La Rhétorique n’est pas un programme de formation, mais une réflexion sur les moyens de découvrir le persuasif. […] Aristote fera passer le discours de statut du miroir du caractère à celui de production d’une image du caractère » (p.137).

Charles Guérin avance en outre qu’une prise en compte double traitement – rhétorique et éthique – de l’èthos aristotélicien est nécessaire, suivant en cela Frédérique Woerther 10.

2. 4. La place des analyses de ce premier volume dans l’argumentation d’ensemble: le contrepoint cicéronien

S’interroger sur le rapport que la persona oratoire chez Cicéron entretient avec la rhétorique grecque et les manuels latins, permet de prendre la mesure de l’évolution de la notion et de son processus de formalisation qui est bel et bien une spécificité à la croisée des héritages. Cicéron – du moins dans les textes de la maturité que sont l’Orator et le De Oratore – joue en effet un rôle de référence pour les siècles suivants et la notion de persona y trouve un certain aboutissement, fruit de la constitution progressive qui se joue dès la fin du IIe siècle.

Les techniques grecques et la conceptualisation de la présentation de soi qui s’y joue – dont l’analyse occupe la première partie – ne sont pas indifférentes pour la conceptualisation de la présentation de soi opérée par les Latins et elles participent de cette conceptualisation. C’est en effet à partir de la double tradition grecque – analysée dans la première partie du volume – que Cicéron construit sa doctrine. L’opposition entre les deux type de caractères (èthos référentiel et èthos oratoire) caractéristiques de l’analyse aristotélicienne est au cœur de sa pensée rhétorique de Cicéron. D’autre part, « La persona manifestée par le discours constitue le signe fidèle des qualités réelles de l’orateur, ce qui rapproche cette fois Cicéron d’Isocrate – auquel Chrales Guérin s’intéresse dans le second chapitre consacré à la rhétorique pré-aristotélicienne. Contrairement à Isocrate, Cicéron  » donnera [en revanche] à l’ars la valeur d’un outil permettant de construire directement ce signe. Style, argument et action sont autant d’intermédiaires techniques utilisés en vue de fabriquer un équivalent oratoire des qualités réelles de l’orateur. La persona oratoire ne sera donc pas conçue comme un processus découlant simplement d’une éducation philosophique générale, mais sur le mode aristotélicien, comme une fabrication néanmoins vérace » (pp. 214-215), héritage aristotélicien dont Charles Guérin tempère nettement l’influence dans l’analyse des manuels latins qui occupent la seconde partie de ce volume.

Les manuels latins permettent pour leur part de saisir un moment du travail d’appropriation et d’adaptation de la rhétorique grecque, de saisir également certaines difficultés, autrement dit, d’appréhender la constitution d’une notion. Les manuels latins « font apparaître une image de l’orateur dont on peut penser qu’elle ne correspond pas véritablement aux attentes du public du début du Ier siècle » (p. 425). Dans la mesure où ils font référence à une dimension autoritaire du fonctionnement oratoire, ils manifestent néanmoins un écart évident par rapport à la conception grecque. Ils marquent au contraire « une prise en compte de la pratique romaine de discours et de la présence du patronus« (p. 425). Les manuels, et la proto-conception de la persona qui s’y fait jour, rendent compte d’une situation spécifiquement romaine. D’autre part, dans la mesure où les manuels font déjà place aux enjeux éthiques les plus importants de la pratique du discours, il devient impossible de faire d’Aristote et de la lecture que Cicéron en fait, la seule source de la notion de persona et, par conséquent d’établir une nette rupture au sein de l’œuvre de Cicéron. « Cicéron n’introduit pas la notion de persona dans un contexte qui ne lui aurait ménagé aucune place. […] Pour bâtir ses traités ultérieurs, Cicéron disposait déjà d’une architecture théorique qui, si elle était loin d’être complète, faisait place aux enjeux éthiques les plus importants de la pratique du discours » (p. 425).

« A mi-chemin des conceptions [grecques, aristotélicienne et isocratique] de l’èthos oratoire, Cicéron prendra en compte les particularité d’une éloquence latine fondée sur la légitimité sociale et politique, et bâtira une théorie à la fois référentielle et technicisée. Il se présentera ainsi comme l’interprète d’une double tradition. » (p. 215). Ainsi se trouve mis au jour les enjeux, les conditions et les premiers moments de la formalisation d’une notion dont l’étape cruciale occupera le second volume dont on ne peut que regretter la publication décalée par rapport à ce premier volume.

Entretiens

Colloques

La philosophie médiatique

Coups de cœur

Histoire de la philosophie

Actualité éditoriale des rédacteurs

Le livre par l’auteur

La philosophie politique

La philosophie dans tous ses états

Regards croisés

  1. Charles Guérin, Persona. L’élaboration d’une notion rhétorique au premier siècle avant J.-C., vol. 1, Vrin, 2009
  2. http://www.compitum.fr/
  3. « La rhétorique n’est pas un jeu textuel, un système clos composé d’un ensemble d’assertions sur lesquelles les auteurs effectueraient des variations pour répondre à des desseins purement théoriques, détachés de toute contingence matérielle » (p. 24)
  4. L’auteur résume également son projet d’analyse dans un article publié en 2007 : « L’élaboration de la notion rhétorique de persona: antécédents grecs et enjeux cicéroniens, L’information littéraire, 2, 2007, pp. 37-42
  5. Une notion que l’on traduit généralement par « caractère » et qui formalise la présentation de soi dès le Ve siècle
  6. La pratique du banquet telle que nous nous y référons n’a rien de grec, c’est une pratique romaine.
  7. Le chapitre s’intitule « L’idéal oratoire et ses ambiguïtés ».
  8. On oppose le rhetor, orateur quasi professionnel, à l’idiotès ou profane en matière de rhétorique
  9. Tel est le titre du chapitre.
  10. Woerther, F., L’èthos aristotélicien, Paris, Vrin, 2007, pp. 14-16.
Posted in Antiquités and tagged , , .