Christian Sommer : Mythologie de l’événement. Heidegger avec Hölderlin (partie 2)

La première partie de la recension est consultable à cette adresse.

III. Re-ligion

En montrant le lien intime qui relie le dieu au destin de l’être, le concept de Rückbindung, qui donne le titre à cette troisième section, nous conduit au cœur du processus de remythologisation théologico-politique. D’après sa racine latine (religio : religare, religere), laquelle trouve son correspondant allemand dans le verbe « binden » (voire anbinden, verbinden, etc.) (cf. p. 91), le concept de re-ligion est appelé à une redéfinition du rapport entre l’homme et le(s) dieu(x). Par ailleurs, la Rückbindung tient d’une part le lieu de la critique de toute religion traditionnelle déterminée par le paradigme ontothéologique de l’ancienne métaphysique et, d’autre part, elle est appelée à promouvoir un « geste de redivinisation » selon un programme qui se caractérise comme « théio-poiétique », ou comme une « poïétique du divin » (cf. p. 86), dont il s’agit de dégager les traits.

L’analyse de Christian Sommer s’ouvre par un état de lieu préliminaire concernant l’époque du nihilisme (cf. p. 84). Figé entre l’effectivité facticielle du premier commencement grec et le possible réel de la sphère germano-hespérique, l’« état mythique » transitoire, dont l’époque moderne tient d’après Heidegger figure, est traversé par une double absence : le « ne-plus » (Nichtmehr) des dieux enfuis et le « pas-encore » (Noch-nicht) du dieu qui vient (Ibid.). Ouverte par le mot de Nietzsche, « Dieu est mort », l’époque du nihilisme constitue un état de transition dont l’Auteur insiste à souligner le caractère « préparatoire » : l’absence, Fehl, s’annonce comme la promesse d’un retour (cf. p. 88). Il écrit : « La diagnostique du nihilisme comme époque dédivinisée et oublieuse de l’être est la présupposition implicite mais opératoire pour la volonté de préparer le retour des dieux » (p. 87). Un tel retour ne saurait s’accomplir ni au sein d’une religion historiquement déterminée, lire « judéo-romano-chrétienne », ni en en proposant une nouvelle ; il est plutôt question, remarque l’Auteur, d’une redéfinition de l’« essence » de la religion permettant de dégager les conditions onto-historiales du rapport religieux lui-même (cf. p. 92). De fait, Heidegger entend traverser l’« ombre spectrale » (p. 85) du Dieu moral et chrétien en se plaçant lui-même dans l’espace endeuillé de cette temporalité crépusculaire ; celle-ci, désormais initié par le mot de Nietzsche, pèse à rebours sur l’époque moderne à titre d’époque de la détresse (dürfige Zeit) (p. 84). Heidegger espère partant opérer au creux de la métaphysique finissante et dégager ainsi une « autre » métaphysique, c’est-à-dire une ontothéologie sui generis car capable de rattacher le peuple à des dieux inobjectifs (cf. p. 91), selon une temporalité spécifique dont il sera question dans le chapitre suivant. Tenons-en nous pour l’instant au fait que cette « post- » ou « alter- » métaphysique à venir ne peut se faire que par la médiation du Seyn, dont le poème tragique de Hölderlin commande la loi de la transition.

Dans la perspective de Heidegger, ce sont les poètes qui, à travers leur dire (Sagen), sont susceptibles d’annoncer le Seyn du peuple dans son histoire. Qui plus est, c’est précisément à la dramaturgie hölderlinienne de permettre de (re)penser le rapport au dieu, et plus particulièrement au dernier des dieux anciens : le Christ. Non pas donc, il vaut mieux l’expliciter, au Dieu monothéiste, « judéo-chrétien », auquel Christian Sommer réserve la lettre majuscule, mais au(x) dieu(x), ὁ θεός – οἱ θεοί, et au divin. Par ailleurs, si Heidegger entend situer son geste philosophique dans le cadre institutionnel du nouvel État émergeant, c’est qu’il conçoit la nomothétique hölderlinienne essentiellement comme un νομός θεῖος (cf. p. 55) susceptible de déployer le transfert généalogique gréco-allemand à partir du site historial (le Da) qui est la source de l’Histoire. Ce ne peut donc pas être à titre de Verbe ou cause première que le poème tragique permet une redéfinition du rapport religieux ; c’est plutôt en tant que Fabel ou mythos configurateur de la polis du peuple que le sagen du poète, son dire, permet à Heidegger d’élaborer une « poïétique du divin » (p. 86) indexé sur le Seyn. Celle-ci est censée préparer la possibilité épiphanique des dieux à partir de la métaphysique déclinante, c’est-à-dire configurer le site historial (Staat comme Stätte) (p. 92) en tant que (Da)Seyn du peuple. En rappelant les mots des Beiträge, Christian Sommer remarque : « Le Seyn est une condition préalable à cette théo(i)phanie ; pour revenir, les dieux […] ont besoin […] du Seyn » (p. 90). Les dieux ne peuvent émerger que du Seyn qu’ils requièrent, c’est-à-dire que si le Seyn est un Da-Seyn ouvert au néant, à la « vérité » de l’être comme Ereignis. Il faut, autrement dit, un « langage » capable de répondre à la possibilité d’une telle épiphanie et, pour ce faire, il faut une langue capable de (ne pas) dire l’essentielle inobjectivité des dieux. Selon la formule de Christian Sommer, les dieux inobjectifs, anonymes et polynômes, sont en attente d’être nommés par la Saga de Hölderlin. Cette dernière est en effet susceptible, écrit-il : « […] de (ne pas) dire le secret/mystère (Geheimnis) comme dévoilement du Seyn en vertu duquel les dieux (ne) reviennent (pas) […] » (p. 100).

Il s’agit, en d’autres mots, de rompre le rapport de dépendance qui relie l’homme à un objet ou domaine suprasensible et, en remontant à l’essence non apophantique du langage, atteindre la « strate archaïque » (p. 78) qui est l’Ursprache hölderlinienne, c’est-à-dire accéder à une vérité antéprédicative ou prélogique (Ibid.) où le mythe n’est plus pensé comme le « “récit” d’une “préhistoire” » (p. 79), mais comme Geschichte der Götter, comme Histoire des dieux. Les « Dieux », die Götter, nomment en effet l’indécision (Unentschiedenheit) quant à l’être et quant à l’étant, et ils participent ainsi à déconstruire la logique qui structure hiérarchiquement la relation de l’homme au Dieu (cf. p. 90). S’ils indiquent une Leerstelle, une place vide dans la détermination positive de la déité (cf. p. 98), c’est que ces dieux constituent la condition onto-historiale permettant la mise en place du projet de Heidegger d’une Rückbindung du peuple. L’indéterminité de la déité (Unbestimmtheit der Gottschaft), laquelle ne peut plus qu’assumer une forme interrogative, ne tient donc pas seulement le lieu de la critique de tout paradigme traditionnel, car elle acquière une fonction opératoire bien déterminée, vouée à effectuer le retournement (Umkehrung), ou la transvaluation (Umwertung), de l’impensée grec selon une réitération « post-onto-théologique » (p. 96). Il s’agit, précise Christian Sommer, d’un « devenir-question supposé éviter l’objectivation onto-théologique de “Dieu” » (Ibid.), et censé, par conséquence, dissoudre le premier commencement grâce à l’apparition paradoxale de(s) dieu(x), dont l’absence préfigure leur possible retour. L’époque tragique du nihilisme appelle partant l’apparition d’un « dernier dieu », dieu de la transition, dieu qui (de)vient.

  1. Théophanie

Dans le quatrième chapitre nous approchons le « dernier dieu », der letze Gott, figure au cœur des Beiträge et du programme théologico-politique des années 1930-1940. En l’inscrivant dans le dialogue mythologique Heidegger-Hölderlin (cf. p. 103), Christian Sommer se plonge dans l’examen de la temporalité spécifique de ce qu’il appelle aussi le « dieu révolutionnaire en devenir » (p. 106) ou, encore, « le dieu masqué de la métamorphose » (p. 114). Ce dieu répond à l’exigence opératoire de saisir l’historialité inhérente à l’être car, se situant entre la fin du commencement grec et le début du commencement germano-hespérique, il définit son essence comme « passage » (Vorbeigang, Übergang) (cf. p. 106). Le moment du déclin, état intermédiaire et « mythique » du changement (cf. p. 104), devient pour Heidegger, l’« instant historial insigne » (geschichtlich ausgezeichner Augenblick) susceptible de saisir le Seyn au seuil de l’Histoire nouvelle. Le dernier dieu s’insinue fugacement dans l’instant de ce « Zwischen eschatologique » (p. 106), tant que l’Auteur écrit : « suggérons que le dernier dieu est cet Augenblick comme transition […] » (Ibid.). Le dieu n’est par ailleurs connu comme tel que lorsqu’il est passé, ce n’est qu’en disparaissant que le dieu (re)vient. Cherchons alors d’abord à préciser le site d’un tel retour, et à définir ce qui relie le temps du passage et du devenir au divin, aux dieux.

Christian Sommer procède en mettant en avant un théologoumène, celui du dernier dieu justement, censé mettre à l’épreuve la lecture heideggérienne du Dionysos de W. F. Otto : « […] la figure de Dionysos comme “dieu qui vient” s’inscrit, écrit-il, dans le théologoumène du dernier dieu dans son passage ou devenir indexé sur l’être (comme Ereignis) » (p. 113). Si l’historialité et la mutabilité inhérentes à l’être ne sont saisissables que par le dieu figuré, tragiquement, par Hölderlin, c’est qu’il détient la particularité « théologique » suivante, celle de n’apparaître que médiatement. Et l’Auteur de rappeler la remarque de Heidegger (p. 124) : « Ce n’est pas après (nach) la mort, mais par (durch) la mort que les dieux apparaissent » tel, par exemple, le sacrifice du Christ. C’est donc à travers l’épreuve de la finitude, et plus particulièrement en vertu du néant inhérent à l’être – la mort comme lieu de la médiation – que le dieu apparaît. C’est d’ailleurs pourquoi ce dieu n’est pas éternel au sens de ce qui est « pour toujours », mais il est essentiellement temporel et fini. Pour apparaître au peuple il a besoin des intermédiaires et, plus particulièrement, de la souffrance et du sacrifice des « héros », susceptibles de provoquer le déclin et préparer le site métapolitique, l’Augenblicksstätte, du déploiement de la « vérité » de l’être comme Ereignis. Comme le note l’Auteur, le sacrifice de ces « individus créateurs » qui sont les héros (lire : Empédocle, Antigone, Œdipe, mais aussi Heidegger lui-même) ouvre l’espace de temps, c’est-à-dire l’instant révolutionnaire du devenir dans le périr (cf. p. 132, 133). C’est ainsi que la tragédie, fondement de toute re-ligion du peuple, s’inscrit dans la « théophanie paradoxale » (p. 118) du dernier dieu : elle permet l’habilitation des conditions onto-historiales susceptibles de mobiliser le nouveau paradigme germano-hespérique de l’être se déployant comme arrivé (Ankunft), voire venue (Kommen) à la présence (cf. p. 115). Or, c’est depuis la théophanie, qu’elle soit paradoxale ou pas, qu’une théologie, voire une théologie-politique devient possible : c’est la manifestation du divin et non pas notre discours sur lui, qui définit le nouveau rapport au divin. C’est pourquoi une telle théophanie régule, à fortiori, le geste philosophique uniment théologique et politique de Heidegger : elle vise à définir le nouveau rapport au(x) dieu(x).

Si la temporalité spécifique à ce dieu qui passe semble ainsi faire appel à la doctrine nietzschéenne de l’« éternel retour », selon l’Auteur, c’est davantage vers Hölderlin que Heidegger regarda afin de penser le lien de manifestation inhérent à la mutabilité de l’être. Se mouvant toujours entre l’être et le néant, en passant, cycliquement, d’un état à l’autre, le dieu (re)vient ; masqué ou métamorphosé, il (de)vient. Christian Sommer cherche par là à montrer que, sous l’influence de Nietzsche qui oriente le dépassement du paradigme ontothéologique vers un anti-christianisme (lequel est toujours aussi, en même temps, un antijudaïsme), Heidegger surexploite le lien établit par Hölderlin entre le Christ et Dionysos (cf. p. 95). Il écrit en effet : « Si le Christ est frère secret d’Héraclès et de Dionysos, […] il n’est pas le fils du Dieu judéo-chrétien onto-théologique » (p. 181). Heidegger entendrait ainsi non seulement radicaliser la « position indécidable » (p. 96) quant au statut de la déité, à savoir quant à l’être et à l’étant de(s) dieu(x) ; dans l’instant transitoire Heidegger aurait aussi retrouvé, sur un mode qui en hyperbolise l’absence, le lien de manifestation de l’immanentisme du dieu au monde (cf. p. 111). Par le biais de la poétologie hölderlinienne, et plus particulièrement à travers l’usage qu’il (Heidegger) en fait, l’« invention Hölderlin » lui aurait dès lors permis d’habiliter une nouvelle forme, mytho-logique, de « re-ligion », censée renouveler l’alliance entre le peuple et le dieu (cf. p. 119). S’incarnant dans le mythologème de l’Allemagne secrète, ce « renouvellement d’alliance (Bundeserneuerung) » est en même temps appelé à bouleverser la configuration toute occidentale, et historiquement stratifiée, « monothéisme versus polythéisme » (cf. p. 95). Si, pour défaire le Dieu unique de son univocité, il s’agit de l’inclure parmi les autres dieux, alors « rien n’empêche, conclut Christian Sommer, de voir dans ce Christ hölderlinien l’un des noms du “dernier dieu” des Beiträge » (p. 181).

  1. Terra Mater

 

Ce dernier chapitre abrite le noyau proprement philosophique, éventuellement susceptible de configurer le lieu du transfert herméneutique du corpus des années trente. La souche théologico-politique de l’époque laisse d’ailleurs la place à l’exigence, autant qu’à l’espoir, d’une redéfinition des rapports de réciprocités entre la « nature » et l’« art » ou, dans les termes de Heidegger, entre la « terre » et le « monde »  (cf. p. 135, p. 158). Une telle possible redéfinition des rapports, éventuellement susceptible de faire de l’Ereignis la véritable « langue de l’être », est cependant reconduite, dans cet ouvrage, à l’essence métapolitique du Staat dont Hölderlin est supposé instituer le « destin ». Son poème doit en effet guider et inspirer la dialectique du nationel, censée fonder l’être historial du peuple allemand (cf. p. 136). À travers l’œuvre des « créateurs », à savoir le philosophe (Heidegger), l’homme d’État (Hitler) et le poète (Hölderlin), il s’agit en effet d’atteindre le « tournant » et d’envisager la possibilité de transformer l’absence de destin qui est propre au peuple allemand, en une « mission spirituelle » – celle germano-hespérique notamment. La dialectique du nationel est par ailleurs censée articuler un nouveau rapport entre « nature » et « art » (Technik), nouvel rapport, ou nouvelle Histoire (Geschichte), où il s’agit moins, remarque Christian Sommer, « de “terminer” la φύσις par la τέχνη dans le prolongement d’Aristote, Phys. 199a, […] mais d’établir un nouveau rapport réciproque “hespérique” entre “art” et “nature” selon le Geist der Erde » (p. 154). Esprit de la terre qui trouve son lien de manifestation dans une nouvelle expérience, post-métaphysique, de la terre, terre pensée à partir du mythologème du χάος, à savoir comme abîme incréé, ouverture large et profonde, « béance primordiale » (p. 141). La terre porte l’abîme (den Abgrund trägt) parce qu’elle est naissance et origine, terra mater, elle est l’originel même (das Ursprüngliche), le fond caché de toute nature (cf. Ibid.). Elle est, écrivit Heidegger, « origine comme abîme fondateur (gründender Ab-grund) », c’est-à-dire l’origine cachée qui permet de penser la nature (φύσις) comme venue à la présence, et ceci dans son retrait même. C’est exactement ce mouvement de « dés-occultation », précise l’Auteur, à déterminer l’instant historial du déploiement de la vérité de l’être comme évènement appropriant : « Ereignis de la “vérité” de l’être dès lors compris, écrit-il, non seulement comme ce qui résiste à tout fondement, non-fondement (Ab-grund), mais aussi comme archi-fondement (Ur-grund) ou […] origine sans origine elle-même […] » (p. 143). Or, comme Heidegger l’avait indiqué lui-même dans les Beiträge, l’audace des créateurs tient au fait que leur vouloir (Wollen), est le « courage pour l’abîme » (p. 140). Ces sont dès lors ces mêmes créateurs qui, en aspirant à un tel « archi-fondement », préparent le site métapolitique du déploiement de la vérité de l’être comme Ereignis. Par leur œuvre ils contestent en effet à la fois le mouvement de progression qui va de la nature à l’art et ils rejettent, en même temps, le schème du dépassement du mythos par le logos. En ce qui concerne plus particulièrement l’œuvre du philosophe, Heidegger, elle s’érige entre d’une part l’acte réflexif et formateur de monde (weltbildend) (cf. p. 77) qui est la Sprache hölderlinienne – acte censé créer le « monde spirituel et historial » du peuple allemand ; et, d’autre part, elle s’érige à partir d’une origine celée, une natura naturans censée porter La Germanie de Hölderlin à sa maturité hespérique (p. 150).

C’est alors à travers l’étude de cette expérience « post- » ou « alter- » métaphysique de la terre comme Abgrund, que Christian Sommer cherche à décrire le lien opérationnel qui relie le « penser poétique » (dichterisches Denken) et le « poétiser pensif » (denkerisches Dichten). Ce faisant, il ne veut pas seulement montrer comment, à savoir d’après quelles conditions, les « créateurs » sont en mesure de frayer la voie pour le retour des dieux (p. 140), mais aussi pointer le doigt vers le lieu de la théophanie, c’est-à-dire montrer l’espace de temps d’un tel retour : « Rückbindung où ? », demande-t-il (p. 159). C’est une Erdreligion, telle qu’elle a été fantasmée à partir de Bachofen, Rohde et Nietzsche (p. 177), qui a à répondre à l’exigence d’une nouvelle expérience de l’être, c’est-à-dire du Grund métapolitique : le Seyn en tant que Vaterland (cf. p. 149, 150). Cette patrie est montrée par le poète, Hölderlin, dont le poème ne nomme pas seulement la terre, il en institue aussi les contours sacrés et germano-hespériques. Selon la formule de Christian Sommer : « […] nous comprenons que le poème est aussi bien théo-logique qu’hiéro-logique : le poème de Hölderlin comme Sage ne nomme en effet pas seulement les dieux ; il opère conjointement la “nomination” (Nennung) destinale du divin et de ce qui est au-dessus des dieux : la “nature sacrée”, c’est-à-dire die Erde, espace d’apparition des dieux » (p. 146). C’est dire que le poème de Hölderlin est lui-même un évènement langagier (Sprachgeschehnis, Sprachereignis) (p. 159), à la fois Sprache qui dit, et Sprache qui se sait sacrée et donc, conjointement, il garde en lui une fonction « destinale », il appelle l’Histoire à venir : « […] Ereignis, glose l’Auteur, c’est-à-dire Geschichte se “produisant” dans l’Augenblick de son énonciation par la Sprache du poème tragique » (Ibid.). Histoire à venir qui tient donc à la fois à l’interprétation heideggérienne du national-socialisme comme « achèvement actif du nihilisme » (p. 172) et à la conséquente surévaluation de la figure du créateur d’État (p. 167) ; et qui appelle, en même temps, un geste païen (paganus, pagus, pacus) (p. 177) qui fait du penseur le bâtisseur paysan (Bauer) de la langue. Voilà le « programme » philosophique que Heidegger, « avec » Hölderlin, aurait établit au cours des années trente : une « mythologie de l’évènement » qui se construit à partir de la réactualisation théologico-politique du poème tragique du poète de La Germanie.

Montrer que le dépassement de la métaphysique, dans ces aspects spéculatifs et politiques, ne peut pas se passer d’une réorientation métapolitique qui la guide et l’inspire, a été l’enjeu de cet ouvrage. Christian Sommer a lu dans une telle fonction de remodelage métapolitique le lieu du transfert généalogique, ou philologique si l’on veut, gréco-allemand. Ce qui a été éclairé d’avantage est le rôle matriciel de Hölderlin dans le processus de dévoilement du Grund latent – Abgrund=Mutter Erd’ (p. 154) –, jugé susceptible de résoudre l’antagonisme et le déséquilibre des extrêmes : le « dieu de l’être », écrit-il, opposé au « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob » (cf. p. 180). Le dernier des dieux antiques, le Christ hölderlinien, semble retrouver la « bête » et se faire ainsi support du schème mythique du retour. Préfigurée par le premier commencement, la « langue de l’être » (qui ne fût pas traduite du grec, mais du chrétien) est en effet susceptible de (re)venir, « traduite » ou « inventée », à partir de la langue germano-hespérique de Hölderlin, censée répéter l’impensée grec à travers l’institution de l’être historial du peuple allemand. L’« impatience eschatologique » de Heidegger (p. 171) à voir naître, enfin, cet « autre » commencement supposé marquer une redéfinition des rapports de dépendance entre la vérité philosophique et la vérité révélé, semble pourtant avoir été payé, par le philosophe, au prix de la solitude tragique – et cela sous l’autorité du destin procédant de l’époque moderne. Ceci semble, au moins, l’horizon dans lequel s’inscrit la réception, abyssale, de l’œuvre du philosophe. Il reste éventuellement à investiguer la fécondité de ce « laboratoire » qui est la pensée de l’histoire de l’être et, terra mater, repenser non seulement le(s) dieu(x), mais aussi la « bête » ; car, comme l’écrivit Aristote : « puisqu’il est rare d’être un homme divin […] ainsi également la bestialité est rare dans l’espèce humaine : c’est principalement chez les barbares qu’on la rencontre […] »[1].

[1] Aristote, Éthique à Nicomaque, Livre VII, 1145a, 28-30 ; tr. française (1959) de J. Tricot

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Elisa Bellato est doctorante en philosophie à Sorbonne Université, Paris, et à l'Université Laval, Québec.
Sa recherche porte sur la figure de Hölderlin et de Schelling dans le corpus heideggérien des années trente.