Claude Romano : Être soi-même. Une autre histoire de la philosophie

Dans Etre soi-même. Une autre histoire de la philosophie, paru cette année chez Gallimard (collection « Folio essais »), Claude Romano examine la question – marginalisée par la philosophie contemporaine – de « l’adéquation à soi-même ou de l’être (véritablement) soi-même » (p. 599). Il pense « les sources et les transformations » d’un même « idéal d’accomplissement humain ou individuel » (p. 610). Cette passionnante « archéologie de l’authenticité » a pour présupposé que « la vérité d’existence est le lieu où prend forme notre personnalité ou notre identité telle que nous pouvons l’endosser devant les autres » (p. 599). Etre soi-même dégage les « linéaments d’une histoire de l’idée de vérité personnelle ou de vérité « dans la vie elle-même » ». Il met en valeur certaines pensées, modérément « individualistes », qui ont conçu l’accès à soi « comme un renoncement à tout « travail sur soi », la vérité personnelle comme une abdication de la prétention à être vrai, et même l’adéquation à soi comme une forme d’oubli « actif » et d’incurie de soi » (p. 611). Moralité : pour être soi-même, il faut d’abord cesser de se préoccuper de l’être ! La solution du problème de l’authenticité se remarque alors à la disparition de ce problème.

 

« Notre aspiration à exprimer nos véritables inclinations dans notre vie » n’est pas le résultat d’une manipulation insidieuse, contrairement à ce que pensait Foucault.[1] L’idée de mener une vérité de vérité, qui reflète notre nature véritable, date de l’origine de la philosophie. Elle est même la source de l’idée de vérité en général[2] ! L’authenticité – sincérité à l’égard de soi – est liée à l’accomplissement de soi, l’épanouissement de ses propres virtualités. Elle exige de se trouver soi-même, en se soustrayant aux pressions du conformisme. Notre culture révère l’idéal d’authenticité parce qu’elle est individualiste et que cet idéal « accorde à l’individu une absolue singularité et surtout une véritable dignité » (p. 24). Mais l’authenticité n’est pas un impératif inconditionnel, seulement un idéal qui nous est cher : le citoyen des démocraties contemporaines se définit lui-même en fonction de ses choix et de ses préférences.

 

Etre authentique c’est, en ayant pleine autorité soi lui-même, exister « dans une forme de vérité sur soi », être pleinement soi-même et en assumer toutes les conséquences. La vérité personnelle est ainsi liée à l’existence en personne : seul celui qui est vrai dans l’espace social (ce qui qui « existe devant les autres dans une forme de vérité sur soi », p. 26-27) peut acquérir une identité stable pour les autres et pour lui-même et, en ce sens, être lui-même. Mais est-ce à dire qu’accéder à la vérité personnelle revient à acquérir une identité stable ? Pour Romano, n’être loyal et fiable pour personne, c’est n’être personne pour soi-même,[3] mais cette équivalence n’est pas évidente. Et quand bien même elle le serait : n’être personne pour soi-même ne pourrait-il pas être une modalité de l’irréflexion et de l’insouci qui caractérisent le naturel ? Si je suis et deviens « celui que j’ai avoué sincèrement être devant les autres », en vertu de quelle contrainte ou obligation précisément devrai-je « désormais me comporter en conformité avec la croyance que j’ai assertée ou le désir que j’ai exprimé » ? Souligner que cette responsabilité stabilise mes croyances ou désirs, « me confère une identité stable et reconnaissable au cours du temps », semble étrangement moraliser l’ipséité et l’indexer sur la permanence d’une identité substantielle. N’est-il pas exagéré de dire, avec Bernard Williams (Vérité et véracité), que je deviens « mon interprétation » de l’interprétation que les autres font « de ce que je leur ai sincèrement déclaré » ?

 

Loin d’aboutir à une culture du « narcissisme », l’atomisation du social, l’individualisme et l’hédonisme creux, l’idéal d’authenticité est compatible, selon Romano, avec l’altruisme et le désintéressement ; il exige un effort pénible et courageux et il ne se réduit pas à l’individualisme contemporain ou à une pure injonction sociale. L’individualité n’est pas seulement une norme : c’est un fait de notre condition. « L’archéologie » de l’authenticité dégage « des possibilités de pensée » que les conceptions plus récentes ont masquées ou déformées (p. 31), dans le but d’exhumer des « structures » durables, souvent inconscientes aux penseurs, mais qui sous-tendent le déploiement d’un problème philosophique. Intempestive, cette démarche rapporte, comme Foucault, « l’enquête historique à des objectifs philosophiques présents ». Mais elle n’est pas centrée sur l’archive : elle réoriente « la formulation des questions philosophiques du présent », à la façon de l’archéologie du « « questionnement en retour » au sens de Husserl » (p. 32).

 

Une histoire de l’ipséité

 

Romano trace une histoire de « l’ipséité », c’est-à-dire de la manière d’être en conformité avec soi, ou du fait d’être soi-même. Cette histoire, qui a pour objet le sujet dans son opération de vérité, révèle que l’ipséité a été conçue comme conformation à l’exigence soit « d’être un homme en général », soit au contraire d’être « cet homme-ci particulier » (p. 38). S’il est éclairant d’appliquer le concept d’ipséité d’une façon rétrospective, bien qu’elle puisse paraître anachronique, c’est parce que cette histoire raconte comment l’introduction du moi en philosophie procède d’une rupture profonde avec la tradition antérieure. L’ipséité prend d’abord la forme du souci de soi socratique, mais il ne faut pas, contrairement à Foucault, interpréter les textes hellénistiques en un sens « exagérément individualiste » (p. 43). Pour les Stoïciens, par exemple, se soucier de soi c’est « chercher à dépasser cet individu » pour s’élever à une raison cosmique et impersonnelle. Romano ne propose pas « une histoire du moi ou de la subjectivité », mais « une histoire « non métaphysique » (au sens heideggérien du terme) » de ce qui est appelé à tort « subjectivité ». Les pensées du moi ont fait fausse route : postulant « une identité purement privée (ou un sens purement privé de l’identité) », les égologies sombrent inévitablement dans l’acosmisme et le solipsisme (p. 44).

A partir de Descartes, le problème de l’identité du moi entraîne une sorte d’oubli de l’ipséité (p. 406 et 408). La pensée de Rousseau oscille entre d’une part un individualisme anthropologique, qui dénonce la dépravation de l’homme et ne situe l’authenticité que dans le retrait individualiste solitaire – et d’autre part l’idéal d’un refaçonnement total de l’homme, qui valorise la transparence et ne situe l’authenticité que dans une utopie collective dénaturante. De plus Rousseau recherche l’authenticité par mauvaise foi, soif de se distinguer, désir de se démarquer des autres, ruse de l’amour-propre, donc en raison de l’aliénation sociale dont il prétend vouloir se libérer. Quant au critère que Heidegger propose pour distinguer une vraie authenticité d’une fausse authenticité, à savoir l’acte de résolution lui-même, il ne vaut pas mieux que celui de Rousseau (« Je sens mon cœur »). Pour Heidegger être authentique, c’est revendiquer de l’être, ce qui de nouveau ressemble fort au désir de « se faire passer pour authentique », par rivalité mimétique, donc inauthenticité ! Il n’est pas pour autant impossible de devenir soi-même, d’être authentique, sauf évidemment à présupposer « une insoluble contradiction entre expression de soi et règne de l’imitation ou de la convention ».

 

L’ipséité, entre authenticité et naturel

 

Romano identifie finalement quatre ou cinq foyers de l’histoire de l’ipséité ou sources « de l’idéal moderne d’authenticité » (p. 607) : (1) d’abord deux conceptions opposées de la magnanimité, celle d’Aristote et celle des Stoïciens ; (2) ensuite l’idée de style naturel dans le domaine de la rhétorique, telle qu’elle est développée notamment par Fronton et surtout par Cicéron ; (3) puis l’idée augustinienne de faire devant Dieu une vérité personnelle ; (4) vient alors la philosophie de l’art (théories du style simple et du decorum, conception romantique du génie, réflexion sur le style individuel à la Renaissance) ; (5) à quoi il faut ajouter les innovations apportées par la Réforme. De ce point de vue, être soi-même, c’est soit être authentique, soit être naturel. Etre authentique, c’est se maîtriser soi-même (comme dans le cas de la magnanimité stoïcienne) et finalement ce n’est rien d’autre que vouloir être authentique. Alors qu’être naturel (comme dans le cas de la magnanimité aristotélicienne), c’est diminuer « notre contrôle ordinaire sur nous-même » et exprimer « ce que nous pensons et ressentons vraiment », être spontané (p. 601). Dans ce second cas, il y a tout de même maîtrise de soi, par un mélange de contrôle et de laisser-aller, « un contrôle qui procède paradoxalement d’une forme supérieure de laisser-aller », d’un insouci de soi et d’une négligence qui sont « la forme la plus haute » du souci de soi. Le stoïcien se soucie de ne pas dépendre de x, se rend indifférent à x, et s’il prétend mépriser totalement le jugement des hommes, c’est par dépendance à l’égard de ce même jugement. La magnanimité aristotélicienne consiste, au contraire, à ne pas se soucier de x. Aristote n’explique cependant pas comment atteindre l’insouciance. L’idéal d’authenticité de Rousseau dépend de la tradition stoïcienne et néo-stoïcienne (médiatisée par Descartes), transposée dans le cadre du « moi » moderne (p. 605). Pour Rousseau, l’individu ne peut revenir à soi, se soustraire à l’emprise pernicieuse de la société, qu’en se repliant sur soi et en écoutant la voix d’une nature qui s’exprime en lui en deçà des conventions sociales. Lorsqu’apparaît l’idée d’une vérité que le sujet produirait par lui-même, par son « choix de soi-même », la recherche d’authenticité sombre dans l’hyper-individualisme et l’hyper-volontarisme.

 

Les nombreuses figures de l’ipséité qu’analyse Romano[4] font de la liberté une forme d’accomplissement de soi. Mais l’aspiration contemporaine à une vérité personnelle réduit à tort la liberté « à un pouvoir de façonnement de soi quasi illimité ne reposant que sur lui-même ». Romano y voit le signe d’un « constructivisme moral quasi illimité et de la prétention contemporaine à l’auto-poïèse ». Mieux vaut alors remettre en cause les antithèses discutables à travers lesquelles l’authenticité s’est formulée (vérité individuelle / mensonge social ; « choix de soi-même » / dictature du On, etc.). La volonté de s’arracher au troupeau échoue et accroît notre dépendance ; le choix souverain de soi devient désespoir et sentiment de notre propre nullité ; « la prétention à l’originalité sans limites est devenue le masque de l’incapacité à exister en propre ». Ces limites sont « profondément inscrites dans le phénomène intellectuel et historique » circonscrit par l’ouvrage, dans « la manière dont s’est formulée cette aspiration typiquement moderne », notamment chez les philosophes, qui la pensent d’une façon plus ou moins identique depuis Rousseau. Pour dépasser ces limites, il faut donc « une « anamnèse » historique plus poussée » et « une remise en question plus radicale » du cadre théorique formé par la « subjectivité autocentrée, autocertifiée et autodéterminée ».

 

Un phénomène universel ?

 

Romano reconnaît que certaines cultures ont valorisé davantage le naturel que ne la fait la culture occidentale (p. 613). C’est ce qui ressort de l’étude de la peinture et de la calligraphie chinoises, ainsi que des classiques chinois comme le Zhuang zi, ou « l’absence de préméditation consciente » s’étend à toute la vie humaine et devient le sceau du sage ou de « l’homme authentique ». « On pourrait multiplier les exemples de description de phénomènes apparentés » en Chine, dans le taoïsme, le confucianisme, le bouddhisme, surtout Chan ou Zen. La notion japonaise d’iki (p. 744, note 21) est en effet une piste pertinente. Mais à cet égard, la référence à l’Inde nous paraît plus éclairante, attendu que les textes sanskrits, étant rédigés dans une langue indoeuropéenne, nous sont davantage accessible que les textes chinois ou japonais. Le passage de l’Odyssée, par lequel s’ouvre Etre soi-même, passage décrivant comment Athéna rend Ulysse, revenu à Ithaque, méconnaissance et comme étranger à lui-même (aeikelios) – trouve d’ailleurs son pendant dans le Mahâbhârata,[5] signe parmi de nombreux autres que la source de ces récits est antérieure à la séparation entre Grecs, Indiens et même Celtes.[6] Ajoutons qu’à partir de l’expédition d’Alexandre, les Grecs ont été très frappés par les ascètes hindous (« gymnosophistes »), par leur impassibilité et leur sang-froid. L’idéal de Pyrrhon était d’imiter cet ascétisme, selon Victor Brochard.[7] Romano compare l’illumination chez Augustin à la conversion chez Plotin (p. 196), or ce dernier semble avoir, comme Porphyre, subi l’influence de la pensée indienne en matière de délivrance,[8] pensée dont un nombre peu négligeable d’auteurs greco-romains étaient avertis.[9] Il est enfin peu de descriptions antiques du naturel et de la spontanéité aussi éclairantes que ce texte bouddhiste, selon lequel le sage « n’achève pas l’acte (anabhisañceti) […] il n’approprie rien (na upādiyati) […] il ne se tourmente pas […] il est de par lui-même, en lui-même tout à fait apaisé […] S’il ressent une sensation agréable il sait qu’elle est passagère, il ne s’y attache pas […] et il l’éprouve avec détachement ».[10]

 

Peut-on agir sans y penser ?

 

Il est impossible d’agir sans « intention dans l’action » (ou intention immanente), car toute action (par exemple être sincère) suppose la conscience de ce qu’on fait (savoir que c’est la vérité) et l’intention de le faire (le but est de dire la vérité), sans quoi il ne s’agit pas d’une action mais d’un simple « mouvement physique, par exemple un mouvement réflexe » (p. 619). On peut s’en tenir à cette intention, c’est-à-dire ne rien considérer au-delà de l’acte, agir « sans se préoccuper d’aucune conséquence ni d’aucun jugement », d’autrui ou de soi-même, sur ce que l’on fait. On agit alors sans « intention ultérieure », « dessein additionnel » ou périphérique, c’est-à-dire sans « intention dans laquelle une action est accomplie » (par exemple l’intention de paraître sincère). Le naturel est une forme de « désintéressement » (pas seulement éthique) au sujet de la manière d’accomplir des actes et de l’attitude intérieure qui sous-tend cet accomplissement. Il est incompatible avec les desseins périphériques, en particuliers les « desseins réflexifs », ceux qui concernent le « mode de présentation de l’agent aux autres – voire à lui-même -, à la manière dont il veut être considéré ou jugé » (p. 620).

 

 

Le naturel comme caractéristique de la conduite (la grâce) naît ou peut naître du naturel comme disposition ou attitude intérieure (la simplicité, le désintéressement consistant à « ne pas entretenir […] de dessein réflexif quand on agit »).[11] Cette attitude de négligence (absence d’application ou de zèle) et de nonchalance (absence de souci) est volontaire, au sens où on peut volontairement tâcher de se placer dans cette attitude, quoique sans garantie de succès. Par contre elle n’est pas volontaire au sens où elle ne consiste pas « en une volonté d’être négligent ou nonchalant ». Les « deux visages du naturel » (grâce et simplicité) ont en commun d’être des déterminations qui « ne peuvent pas être recherchées pour elles-mêmes » et qui excluent la conscience réflexive. Le naturel est d’abord ce qu’on ne saurait « amener à se produire comme un simple effet du vouloir ».[12] Réduire la franchise, la simplicité ou le naturel à des produits de la ruse et du calcul serait se faire « une image trop fine de la finesse », donc s’interdire de comprendre et reproduire « le « mouvement naturel » qui est propre à nos actes les moins réfléchis » (p. 627). Ne s’en remettre qu’à la ruse transforme la liberté en son contraire : un résultat de la contrainte sur soi. Le naturel relève d’une « liberté insoucieuse d’elle-même », opposée à tout stratagème (p. 627). Supposer que toute action repose sur un dessein additionnel est une interprétation systématiquement démystifiante qui, en tant que telle, relève de la mystification[13] ! Si toute action est calculée, intéressée, plus rien ne s’oppose au calcul, aucune action n’est ni intéressée ni désintéressée et le vice n’est plus différent de la vertu. Interpréter sans preuve une action comme poursuivant but objectif intéressé est paranoïaque, donc irrationnel. On ne peut sensément pas supposer qu’il faudrait toujours reconstruire les vraies motivations de l’agent comme étant différentes que celles qui nous apparaissent en fait. Agir de façon désintéressée, sans dessein, c’est « s’absorber tout entier dans son acte en abdiquant toute visée surnuméraire » (p. 629).

 

Romano regrette de ne pas avoir pu développer la perspective de Nietzsche sur l’authenticité (p. 609). Or pour ce dernier, concevoir nos actions comme l’effet d’intentions relève du préjugé fétichiste, et toute action est égoïste, c’est-à-dire organisée et guidée par des pulsions qui expriment les besoins de l’agent, donc par une nécessité intérieure, qui influence plus généralement la vie entière de l’individu. Devenir ce que l’on est, au fond, c’est d’abord satisfaire ces intérêts. Nier que toute action est égoïste serait nier au vivant son caractère vivant, ce qui exprime selon Nietzsche une sorte de besoin d’auto-anéantissement. Nier tout dessein chez celui qui « est lui-même » exprimerait alors le dessein de se nier soi-même. Romano considèrerait peut-être les pulsions comme des intentions immanentes, capable de produire un désintéressement qui ne serait éthique qu’en partie seulement ; mais comme elles sont de natures inconscientes, il ne pourrait pas, contrairement à ce que fait Nietzsche, considérer leurs expressions comme des « actions », seulement comme des mouvements réflexes. Et pour Nietzsche la croyance au « désintéressement » est, comme toute croyance, fondamentalement de nature morale ; en l’occurrence elle est le signe d’une incapacité d’affronter la réalité telle qu’elle est.[14] De plus l’égoïsme qui caractérise toute action, selon Nietzsche, ne peut pas être la défense d’un intérêt conscient puis traduit en acte, à la façon de l’intention immanente et consciente que Romano conçoit sur le mode l’intention sincère, celle de dire ce qu’on sait être la vérité, uniquement parce que c’est la vérité. Car pour Nietzsche la personne n’est qu’une fiction et elle n’existe qu’en possédant des multiples pulsions inconscientes, qui expriment des intérêts différents. L’égoïsme implique plutôt la capacité de maintenir à l’écart la prise de conscience des visées de l’instinct : « Que l’on devienne ce que l’on est suppose que l’on ne soupçonne pas le moins du monde ce que l’on est » (Ecce homo). Un acte est égoïste lorsqu’il provient d’un instinct qui ne prend pas conscience de ce qu’il vise.[15]

 

Peut-on se donner pour but d’être naturel ?

 

Il est possible d’obtenir le naturel indirectement, de « se placer volontairement dans un état propice à la spontanéité » et à la nonchalance, mais non pas de l’amener volontairement à se produire, « comme un effet direct de notre volonté ». La façon dont Romano démontre le caractère conceptuel et non pas empirique et causal de cette impossibilité de s’appliquer à être naturel peut étonner, dans la mesure où elle paraît se fonder sur la définition de ce qu’elle tente de prouver.[16] L’auteur suggère qu’une conduite ou une réaction produites sur commande, donc contrôlées, ne peuvent être qualifiées de « spontanées » que de façon impropre, par homonymie avec ce qui est véritablement spontané, « au sens propre », comme le rire volontaire de l’acteur de théâtre est appelé un « rire », alors qu’il n’en « est pas véritablement un ». S’appuyer sur « la nature même de ce qu’on appelle « spontanéité » »,[17] pour assurer que « le problème est d’ordre conceptuel » et en tirer des conclusions sur ce que « la spontanéité est par essence » suppose une conception particulière des rapports entre le langage, la pensée et le réel, sans doute solidaire d’un certain transcendantalisme. Rappelons que le recours à l’intuition de l’essence (ici l’essence de la spontanéité) souffre de faiblesses logiques comparables à celles qui disqualifient l’argument d’autorité.

 

Romano considère le « mouvement réflexe » comme un simple « mouvement physique », tout à fait dépourvu d’intention (même immanente) et donc extérieur au domaine de l’action ; il l’identifie à « un involontaire brut » et l’exclut entièrement du naturel. Mais en même temps, l’auteur juge qu’une réaction incontrôlable, qui ne peut pas être produite sur commande, telle que « des larmes et un rire », peut être spontanée ! Cela signifie-t-il que rire implique toujours et nécessairement l’intention (immanente) de rire ?! Ou bien qu’à la différence des actions, les réactions peuvent être spontanées même lorsqu’elles ne s’accompagnent pas d’intention immanente ? Romano attribue de la spontanéité au sommeil, qui n’est pas une conduite, mais qui paraît être une réaction dépourvue d’intention immanente, pour ne pas dire un « mouvement réflexe ». Peut-être que le sommeil relève d’un naturel qui est un involontaire brut, alors que l’endormissement peut s’accompagner et résulter d’une intention immanente : celui qui balance volontairement son hamac peut ressentir une détente qui favorise l’endormissement, mais son attitude n’ignore pas la distance réflexive qu’il peut adopter par rapport à lui-même et à son acte quand il se regarde agir. Ce point est aussi difficile que central, suffisamment pour que Romano conclue son ouvrage en précisant que l’endormissement n’est pas l’effet direct du balancement du hamac (il est favorisé par la détente que ce balancement produit sur moi).

 

Etre soi-même, est-ce méditer ?

 

A bien des égards, l’ouvrage de Romano gravite autour de ce qu’il est permis d’appeler la « méditation ». Socrate, dans lequel l’auteur voit une figure de la « vie de vérité » (p. 23), identifiait la philosophie elle-même à l’opération consistant à « habituer [l’âme] à se rassembler elle-même en elle-même à partir de tous les points du corps, à se ramasser et à vivre, dans le moment présent comme dans celui à venir, isolée en elle-même autant qu’elle le peut » (Phédon). Le magnanime d’Aristote ne grave pas tout dans sa mémoire : il a tendance à oublier les bienfaits qu’il reçoit, le danger, les offenses et les malheurs (ou il s’y arrête le moins possible). Il est dépourvu de « tension d’esprit ». Dans le Stoïcisme, l’effort sur soi prend notamment la forme de l’attention (prosokhê) à soi-même, qui s’accompagne d’un mouvement de retour à soi (epistrophê) et d’une surveillance de soi (paratêrêsis) de chaque instant. Cette pratique est au service d’une réunion de l’individu au Tout, de sa réintégration dans l’ordre cosmique, de la réunification de l’âme et de l’univers. La sagesse est alors une élévation de la raison individuelle à la raison cosmique, au terme d’un travail de dépersonnalisation. Montaigne pense une négligence vigilante, une sorte de licence qu’on s’accorde, un « laisser-aller concerté et attentif qui est à la fois source d’aisance et de justesse » (p. 272). Il identifie la sagesse à l’insouciance elle-même (p. 306) et préconise de dissiper les passions en les acceptant totalement, sans chercher à les dissiper, de laisser les émotions se développer et suivre leur cours (p. 310). L’unité intérieure naît de ce libre jeu des facultés, d’un contrôle souple qui épouse leur mouvement, d’une négligence diligente. La nonchalance est ici intérieure : la vertu exclut l’effort, elle est détente et abandon. C’est pourquoi Romano compare à juste titre l’archer de Montaigne à l’archer zen. Descartes, lui, adopte par rapport au corps et aux passions de l’âme une « perspective désengagée », celle « d’un observateur extérieur non impliqué ».[18] Rousseau déclare n’être pleinement lui-même que durant certaines « heures de solitude et de méditation ». Il aspire à « renouer le contact avec le sentiment intérieur, avec une bienheureuse innocence, avec la voix de la nature » (p. 445). La rêverie aboutit chez lui à l’oubli de soi, à la fusion panthéiste avec le monde, consistant à élargir notre existence aux confins de l’univers, dans un mouvement de dilatation ou d’expansion cosmique. L’extase par l’identification à la nature[19] n’est qu’une variante de la simple jouissance de son existence présente, qui est l’occasion d’un moment d’abandon dans lequel on devient semblable à Dieu (Cinquième promenade). Faire retour à soi, c’est s’immerger dans le tout d’une nature qui est d’abord sentie avant d’être consciemment réfléchie.[20] Enfin et surtout, Romano évoque l’inhibition du développement de pensées parasites, en tant qu’attitude en partie volontaire, consistant à « se placer dans un état propice au sommeil ». Il en irait de même pour le ralentissement de la respiration. L’auteur suggère qu’on peut « volontairement chercher à inhiber l’afflux de pensées d’un certain type, liées à un souci d’un certain type, afin de favoriser la survenue d’un état de nonchalance qui, à son tour, est susceptible de procurer à nos conduites une certaine spontanéité ». Etre naturel, c’est d’abord et surtout se défaire de tout dessein réflexif : « « ne pas se préoccuper de soi » […] ne pas s’observer être et agir, à ne pas s’attribuer telle ou telle qualité ou prétendre se la voir attribuer par les autres. C’est une forme d’ »inconscience de soi » […] lucide » qui permet la coïncidence à soi-même, sans souci de cette coïncidence, sans tentative de la constater ou de s’en assurer (p. 622). Puisque le naturel comme attitude n’est volontaire que de façon indirecte, selon Romano la conscience ne s’épie pas constamment elle-même, ni n’oscille entre la motivation de s’immerger dans l’action (« faire une chose sans autre but que de la faire »), et la motivation contraire de « se regarder agir » (ou agir « en vue de passer pour tel ou tel »).

 

Une tradition remontant aux Confessions d’Augustin voit dans la meditatio un exercice spirituel, « par lequel, note Kim Sang Ong-Van-Cung de l’université de Bordeaux, l’âme en quête de lumière et de régénération se prépare à recevoir l’illumination divine et à connaître l’union à Dieu dans l’amour ».[21] En partie héritière de cette tradition, « les Méditations métaphysiques relèvent de l’exercice, elles supposent une ascèse et elles conduisent le lecteur vers des moments de contemplation ». De façon plus générale, la méditation est souvent comprise, y compris en Orient, comme une action, une conduite volontaire, plus précisément comme une pratique, une technique, un exercice, ou comme leur résultat. Romano semble s’inscrire dans cette lignée, lorsqu’il fait de l’inhibition d’un afflux de pensées une attitude volontaire, visant à et capable de « favoriser la survenue d’un état de nonchalance », qui pourrait rendre nos conduites spontanées. L’auteur ne se contente pas de soutenir qu’on peut vouloir indirectement la survenue du naturel, de la nonchalance et de la spontanéité, et même les obtenir indirectement (comme un « effet secondaire », « une conséquence indirecte »), en se plaçant dans un état qui leur est propice (p. 633-634). Il conçoit cette démarche en un sens technico-pratique, ou artisanal, sur le modèle (partiellement) volontariste d’un comportement habituel ou d’un exercice répété. Il valide ainsi la conception de Zhuang zi, qui fait du naturel ce qui est « acquis au terme d’un long exercice ».[22] Romano illustre la spontanéité par les exemples de la pratique de l’équitation telle qu’elle est conçue par Montaigne, la pratique du tir à l’arc chez l’archer zen, ou encore la pratique artistique.[23] Progrès et maîtrise spontanés seraient des effets secondaires de la pratique, susceptibles d’être obtenus de façon (indirectement) volontaire.[24] « Les efforts répétés quotidiennement » prouveraient que la volonté peut « amener cette transformation à se produire ».[25] Le bouddhisme ancien a développé en détail cette idée d’une « culture (bhâv- faire devenir), qui consiste, écrit Lilian Silburn, en un assouplissement de la pensée, [et qui] est une habitude, une répétition et organisation si par­faite qu’elle finit par devenir spontanée […] Cette habitude est répétition et perpétuel progrès ; elle n’a rien d’une passivité » (Instante et cause).

 

Une conception technico-pratique et volontariste de la spontanéité

 

Au schéma initialement simple, faisant du naturel comme conduite[26] l’effet du naturel comme attitude, s’ajoute désormais celui, plus complexe, dans lequel une pratique ou un exercice volontaires, voire un projet ont pour effet secondaire le naturel comme conduite (« véritable maîtrise », « excellence » dans la pratique). Faut-il alors comprendre que le naturel comme attitude doive être associé à la pratique pour que celle-ci puisse favoriser la survenue du naturel comme conduite ? Le raisonnement le plus central d’Etre soi-même semble être le suivant : on peut vouloir (indirectement) la survenue du naturel dans le cas d’effets secondaires, comme franchir une étape dans une pratique artistique ; or l’excellence dans beaucoup de « pratiques » confine au naturel ; donc on peut « vouloir – indirectement – la survenue du naturel » (en tout cas on ne peut pas nier la possibilité de le vouloir). On ne saurait mieux assimiler le naturel, la nonchalance et la spontanéité à des conséquences (indirectes) d’une pratique volontaire et consciente, d’actions répétées, réglées et intentionnelles (au sens de l’intention immanente). Cette conception technico-pratique du naturel, en partie volontariste et individualiste, semble tributaire de l’idée foucaldienne de « pratiques de vérité », que l’ouvrage ne remet finalement jamais vraiment en cause. On pourrait objecter à ce discours, d’un point de vue pragmatique, le constat qu’une attitude volontaire ne nous place pas, de fait, dans un état propice au naturel, précisément parce qu’elle est volontaire ; qu’un état dans lequel on se place volontairement n’est pas propice au naturel et le ne favorise pas, même quand on a conscience de n’avoir pas de garantie de succès. Cherchez volontairement à inhiber l’afflux de vos pensées : vous constaterez peut-être que cette attitude est un moyen indirect d’obtenir le sommeil, qui n’est pas une conduite, mais cela favorisera-t-il vraiment, comme l’envisage Romano, la survenue d’un état de nonchalance, susceptible de rendre votre conduite spontanée (p. 632) ?

 

D’un point de vue pratique ou empirique, les attitudes ou les conduites volontaires semblent, en tant que telles, faire le plus souvent obstacle à la survenue du naturel. Car pourquoi se placerait-on volontairement dans une attitude propice à la nonchalance, si ce n’est parce qu’on vise à être nonchalant et on s’applique à l’être ? Pourquoi aurait-on adopté une attitude de nonchalance, ou tenterait-on de l’adopter sans garantie de succès, sinon parce qu’on veut être nonchalant ? Il ne s’agit pas de confondre ces deux attitudes différentes, ni de dire que toute action suppose un dessein additionnel, au risque de tomber dans la mystification d’une interprétation systématiquement démystifiante – mais de souligner que la majorité de nos attitudes et de nos conduites, surtout « un bon nombre de pratiques »,[27] supposent un dessein additionnel, et que ce dernier entrave alors à la survenue du naturel. Il n’aurait pas été inutile d’insister davantage sur la puissance de cet obstacle et surtout sur les moyens d’y remédier, s’il y en a : si on ne peut pas vouloir directement la survenue du naturel, alors la seule manière de faire apparaître ce dernier est peut-être d’éliminer les obstacles qui entravent la survenue naturel, et qui ne sont pas seulement la volonté d’obtenir celui-ci directement, mais celle de l’obtenir indirectement, et finalement toute croyance rassurante en l’efficacité de pratiques et d’exercices volontaires, jugés capables de développer progressivement notre spontanéité, fut-ce comme un de leurs effets secondaires ! L’« excellence » et la « véritable maîtrise » dans certaines « pratiques » particulières sont-elles vraiment suffisamment analogues au naturel et à la spontanéité qui définissent l’être soi-même pour qu’on puisse sans risque comparer ceux-ci à celles-là ? Sans doute que beaucoup d’artistes veulent obtenir la spontanéité, fut-ce indirectement, mais peu y parviennent dans leur art ! Et ils sont sans doute encore beaucoup moins nombreux à étendre cette spontanéité à leur vie tout entière ! La maîtrise technique, même lorsqu’elle devient spontanée à force d’exercice et de pratique, n’est pas un gage de créativité, voire peut en devenir l’obstacle, par son caractère répétitif ou habituel, réglé, mais aussi conscient et intentionnel ! C’est au contraire la créativité qui permet d’élaborer une technique personnelle, inédite ou originale, surtout si l’on entend par « créativité » la perception de la nouveauté, donc l’action qui naît spontanément lorsque l’esprit est libéré du connu, dont font partie les techniques habituelles.

 

La motivation cachée des pratiques de développement de l’insouciance

 

Non seulement les pratiques, exercices et projets volontaires et conscients semblent motivés, la plupart du temps, par une unique soif d’être, de devenir et de s’approprier, qui est peut-être leur seule véritable « intention immanente », mais ils paraissent en outre indissociables de la pensée et du passé, que ce soit par leur caractère répétitif et habituel, ou par leur relation à la mémoire, le savoir ou le vécu accumulés, tels qu’ils forgent le sentiment illusoire d’un « moi ». La volonté elle-même, dont Romano n’élucide pas précisément la nature, mais dont Nietzsche disait qu’elle contient toujours une « interprétation », « une pensée qui commande » (Par-delà bien et mal, § 19), est peut-être par principe indissociable de la pensée dans sa relation à la mémoire et au sentiment du moi qu’elle nourrit. Ce seraient dans ce cas toutes nos actions et nos conduites volontaires qui prendraient racine dans la façon par laquelle la pensée, rivée au connu (à la mémoire, au savoir et à l’expérience accumulés) et associée au désir originaire d’être et devenir, forge le sentiment illusoire d’un moi – agent appropriateur alors susceptible entreprendre d’exprimer ses véritables désirs, pour mieux confirmer qu’il est vraiment « lui-même », qu’il est authentique et donc bel et bien réel. Que cette entreprise puisse prendre la forme individualiste contemporaine de la prétention à l’originalité sans limites, ou bien au contraire sa variante sublimée, la forme spiritualisée d’une pratique volontaire censée favoriser la survenue de la spontanéité – ne change pas grand-chose au fond de l’affaire. Si le « moi » ne peut chercher qu’à remplir la fonction pour laquelle il a été conçu, à savoir satisfaire sa soif d’être et de devenir, il peut tenter d’y parvenir en voulant directement être nonchalant, mais aussi, au contraire, en voulant l’être indirectement (en se plaçant volontairement dans une attitude propice à la nonchalance) ! Quelle pratique volontaire visant à favoriser l’apparition du naturel peut sérieusement prétendre ne pas du tout se soucier de paraître insouciante, ne pas être motivée par les ambitions du moi, à chaque étape du progrès réalisé dans cette pratique ? Ce sont peut-être ces limites qui expliquent pourquoi « le naturel est évidemment une situation-limite dans laquelle nul ne peut se tenir en permanence. Pour les animaux réfléchissants que nous sommes, cette attitude ne constitue probablement pas le cas le plus courant ».[28] Nonchalance, spontanéité et naturel ne sont-ils pas si indissociables de la nouveauté, la rupture par rapport au passé, l’inconnu, l’impréparation ou l’impréméditation, qu’ils excluent toutes les pratiques et les exercices volontaires, voire toute intervention, même indirecte, de la volonté et de la pensée ? Il nous semble que, tant le naturel comme attitude est volontaire, même de façon indirecte, il soit inévitable que la conscience s’épie constamment elle-même et oscille entre la motivation de s’immerger dans l’action et celle de se regarder agir, ou d’agir en vue de passer pour tel ou tel.

 

Même si Romano distingue intention immanente et ultérieure, ou volonté directe et indirecte, le recours au seul lexique de « l’intention » et de la « volonté » semble masquer une importante différence de nature entre d’une part le prétendu « naturel » favorisé par une pratique volontaire, qui prévoit sa survenue comme sa conséquence indirecte, autant que les risques d’échec – et d’autre part un naturel qui ne serait précédé d’aucune démarche « volontaire », d’aucune motivation qui aurait la forme d’une « intention », qu’elle soit « immanente » ou « ultérieure ». Rechercher le naturel lui-même, tel qu’il est toujours par définition de l’ordre de l’inconnu ou du nouveau, ce n’est pas rechercher une représentation du naturel, tel qu’il devrait être, autrement dit un idéal, une nonchalance factice confondue avec une nonchalance réelle. La recherche du naturel lui-même porte sur ce qui est, y compris sur les obstacles à l’éclosion du naturel : elle ne consiste pas à projeter une image du naturel élaborée sur la base de ce que nous avons déjà connu, tout en croyant rechercher la nouveauté. La recherche de l’authenticité n’est authentique que lorsqu’elle est motivée par la compréhension des impasses auxquelles conduit sa recherche inauthentique ; par la compréhension de la nécessité de découvrir l’authenticité et donc également d’éliminer les obstacles à sa découverte ; par l’aspiration à comprendre ce qui est et à trouver la vérité (l’existence dans une forme de vérité) ; ainsi que par un mécontentement total, dépourvu du désir de modifier ce qui est. Elle est inauthentique lorsqu’elle est motivée par l’intérêt personnel, le désir de devenir, la tentative de satisfaire le « moi », la recherche d’une consolation et la fuite de la souffrance, donc la peur, ou encore par l’attente et l’espoir nés d’un mécontentement partiel. Car la recherche qui naît de la pensée, d’une idée préétablie du naturel, qu’on vise à atteindre (même indirectement) est liée à la mémoire, elle est indissociable du passé, donc du temps ; alors que la recherche authentique, dans la mesure où sont objet relève de l’inconnu, suppose l’abolition de la pensée, qui relève en effet du connu – ce qui met fin au sentiment fallacieux du temps, lequel n’est que le sentiment de la continuité et de la permanence du « moi ». Cette recherche consiste avant tout à éliminer les obstacles qui entravent l’apparition du naturel, à commencer par la recherche inauthentique de ce dernier. Sa motivation semble trop singulière et exceptionnelle, trop étrangère à celle d’« un bon nombre de pratiques », y compris la paradoxale « pratique » de zazen – pour être qualifiée du terme générique de « volonté », que cette volonté soit directe ou indirecte. Il s’agit au fond d’un certain sérieux, mêlé d’une passion qui ne naît que lorsque le moi est absent, lorsque la souffrance a pris fin, et qui est don de soi dans l’action, à commencer par l’action d’observer et de découvrir par soi-même une nouvelle façon de vivre. In fine, l’authenticité se confond avec l’attention ou la vigilance, comprise comme résidu de l’abandon de tout effort intentionnel et de toute pensée – activité cognitive minimale qui apparaît inévitablement, naturellement, dans la plus parfaite spontanéité, lorsque l’inefficacité de toutes les activités volitives ou intentionnelles a été clairement aperçue. Ce n’est peut-être pas ici la pensée elle-même qui voit et comprend ses propres limites, c’est-à-dire l’inefficacité des efforts volontaires qu’elle projette, pas plus que ce n’est la volonté elle-même qui met fin au vouloir par un impensable suicide. C’est plutôt l’opération d’une vigilance dépourvue de centre, d’une observation sans observateur, d’une attention à l’inattention elle-même, à la fois condition et conséquence d’un silence qui, loin de confiner au sommeil et à la pétrification des puissances de l’âme, s’identifie à la plus haut forme d’action, à savoir : la vision qui détruit les obstacles à la survenue du naturel et qui nous conforme à l’exigence d’être un homme. La méditation, de ce point de vue, est tout à fait dépourvue d’intention, y compris de l’intention immanente de méditer, sauf à confondre l’attention avec la concentration.

 

Dans la mesure où cette démarche n’est pas, même indirectement, une pratique ou un exercice « volontaires » visant à développer progressivement le naturel, il faut conclure que « soi-même » est toujours et seulement ce qu’on peut être, mais jamais ce qu’on peut devenir,[29] pas plus l’authenticité ne peut être sensément considérée comme un « idéal ». A supposer que le naturel tel que Romano le définit soit possible, il ne peut être réel qu’à la faveur d’un déconditionnement qui n’est pas une pratique ou un exercice volontaires, ni pour autant une « intuition » mystique (c’est-à-dire un affect sans raison, influencé notamment par l’environnement et par la mémoire), mais plutôt une perception directe de ce qui est, une compréhension en forme de vision pénétrante, immédiate et totale. A cet égard, la « contradiction entre expression de soi et règne de l’imitation ou de la convention » (p. 596) nous paraît plus difficile à résoudre que ne le pense l’auteur, et peut-être insoluble tant que l’individualité est conçue non pas seulement comme l’identité d’un « moi » permanent, mais aussi comme un indépassable « fait de notre condition » (p. 31), assumé par celui qui devient progressivement lui-même, à force d’exercices et de pratiques volontaires. Nous ne sommes peut-être pas inévitablement voués pour toujours à prendre « tous en charge […] notre individualité en tant qu’elle nous incombe ». En tout cas « le fait que nous le fassions et le résultat auquel aboutit cette attitude » pourrait peut-être cesser de relever de quelque chose qui mériterait d’être appelé « notre initiative ». Que cette attitude soit rare ne nous paraît pas autoriser à faire du naturel « une situation-limite » (p. 622) nécessairement éphémère, ni par principe réservée à une minorité.

 

Etre soi-même propose une vaste enquête, magistralement menée, sur un thème aussi central que négligé par la tradition philosophique, telle qu’elle a recouvert la question de l’ipséité par celle de l’identité du moi. Certes, le concept de naturel que dégage Romano ne nous paraît pas, in fine, suffisamment cohérent, même si la plupart des cultures semblent y avoir adhéré en quelque façon. Mais l’éblouissante clarté de l’ouvrage, ses analyses captivantes, sa méthodologie rigoureuse et son érudition impressionnante font de l’ensemble un admirable monument élevé en l’honneur de l’authenticité, qui donne, au lecteur comblé, beaucoup à penser.

[1] « L’aspiration à l’expression de ses véritables désirs et à une forme de vérité sur soi » n’est pas simplement « le symptôme d’une technique de contrôle inconsciente imposée aux individus par la société » (p. 21). Car s’il existait une pareille technique visait à contrôler nos véritables désirs, cela confirmerait que ces désirs existent, autant que l’expression qui vise à leur donner libre cours !

[2] « L’idée de fidélité, de loyauté, d’intégrité, de respect des engagements [truthfulness], précède le sens de « vrai » [truth] en tant que caractéristique du discours et conformité aux faits » (p. 23-24). Avant d’être adéquation entre la pensée et la réalité, la vérité est le lieu de la coïncidence à soi de l’individu qui « se déclare au-dehors tel qu’il est au-dedans ».

[3] L’hypocrite (le faussaire de sa propre personne, qui existe sur le mode masqué) risque « de se confondre avec son masque et d’abdiquer toute existence propre, en propre » (p. 27). Il serait donc impossible d’être un hypocrite parfait, un hypocrite qui s’avoue sa propre hypocrisie : « même celui qui rejette les codes moraux et sociaux est toujours forcé d’accepter d’autres codes, d’autres conventions, ceux d’une autre société ».

[4] Le magnanime d’Aristote et celui des Stoïciens ; le parfait orateur de Cicéron ; le fidèle devant Dieu d’Augustin ; le parfait courtisan de Castiglione ; l’homme naturel de Montaigne ; l’artiste accompli qui trouve son expression singulière dans un style ; le héros de Gracian ; l’honnête homme ; le généreux auto-dressé de Descartes ; enfin l’Authentique revenant à lui-même depuis son aliénation dans le social, chez Rousseau et Heidegger.

[5] Durant la dernière année d’exil des Pandava, Yudhiṣṭhira adresse une prière à Durgâ qui apparaît et promet de les aider lui et ses frères ; elle fait alors en sorte que plus personne ne les reconnaisse.

[6] C’est ce que suggère une comparaison entre les figures d’Athéna, de Bobd (déesse de la mythologie celtique irlandaise) et la Grande déesse indienne, cf. https://www.youtube.com/watch?v=r_l_UIHKLF4

[7] Les traités de littérature morale édifiante mentionnent tous, à partir de cette époque, le gymnosophiste Calanus, qui refusa d’accompagner Alexandre en Europe, et mourut en se jetant dans un bûcher.

[8] Cf. Emile Bréhier, La philosophie de Plotin, ch. VII (« L’orientalisme de Plotin ») et Joachim Lacrosse, « Plotin, Porphyre et l’Inde : un ré-examen », in Le Philosophoire, 2014/1 (n°41), p. 84-104 https://doi.org/10.3917/phoir.041.0087

[9] Clément d’Alexandrie (II-IIIè siècles) est le premier auteur occidental à mentionner le nom du Buddha (Boutta). La Vie d’Apollonius de Tyane, de Philostrate contient des informations précises notamment sur les pratiques ascétiques et dévotionnelles, ainsi que sur la psychologie et la cosmologie des Brahmanes. Les Brahmanes sont décrits en des termes qui les font ressembler à des disciples de Pythagore. Certains passages de l’Elenchos (I, 24, 1-7) d’Hippolyte de Rome (Réfutation de toutes les hérésies), explicitant la métaphysique des Brahmanes, semblent évoquer les upanishad (en particulier avec un passage de la Maitry-upanishad). Cette notice interprète la doctrine indienne à partir de concepts grecs (le Logos, les « tuniques de l’âme ») et fait le rapprochement avec des courants philosophiques (les Cyniques) ou religieux (les Encratites). Des greco-romains identifient chez les Indiens, avec une relative précision, la suspension méthodologique des jugements perceptifs et discursifs (Diogène Laërce, Vit., IX, 61) ; l’importance d’exercices ascétiques menés par des philosophes endurants et tempérants (Onésicrite chez Strabon, Geogr., XV, 1, 65 ; Apulée, Flor., XV, 11-13 ; etc.) ; encore la purification de l’âme par le dépassement du sujet individuel et de l’objet sensible (Diogène Laërce, Vit., IX, 61 ; Hippolytus, Elenchos, I, 24, 2) ; ou encore l’indifférence envers la mort et la pratique du suicide par le feu (Zenon de Cittium, fr. 241, von Arnim I, p. 57, 28, chez Clément d’Alexandrie, Strom., II, 20, 125, 1 p. 180, 25 sq. ; Philon, Quod omn. prob., 93-96 ; Flavius Josèphe, Bell. Iud., VII, 351 sq. ; Porphyre, De abst., IV, 18, 1-3 ; etc.).

[10] Sayutta Nikāya, 12 : 51. « L’individu qui est délivré existe mais sans être un agent appropria­teur. Il n’est pas un moi car il ne se conçoit plus comme tel : il n’est qu’un ensemble d’actes purs, apaisés et concentrés. […] Il vit, éprouve des sensations, et agit spontanément, librement, avec ardeur et concentration sans que son effort soit tendu, agité, inquiet puisqu’aucun dessein intéressé ne l’en­chaîne au passé ou à l’avenir.

Son acte exempt de toute passivité est souple, libre, ne dépendant plus d’un automatisme vital ou intellectuel et n’engendrant pas de conséquences telles la maturation (vipâka) de l’acte ; autrement dit, au mécanisme du karman s’est substitué un libre dynamisme d’ordre spiri­tuel. Le Tathagata est, de ce fait, svaya bhuva, né de soi-même, ce qui signifie qu’il ne dépend plus que de son libre vouloir (U.V. XXI.16) » (Lilian Silburn, Instant et cause).

[11] « Ne pas se préoccuper d’être ou de passer pour X [qualité] ou d’obtenir Y [résultat] quand on est X ou qu’on vise Y », « ne pas vouloir passer pour ce qu’on est (y compris naturel) et à ne pas s’attacher » aux récompenses (p. 621).

[12] p. 625. Tenter d’être nonchalant, sans garantie de succès, c’est « se placer (volontairement) dans une attitude favorisant l’apparition d’une nonchalance réelle ». Mais cela ne consiste pas à « se placer dans une attitude consistant à vouloir être nonchalant » (p. 623), cela ne revient pas à « adopter (volontairement) une attitude dans laquelle on vise à être nonchalant, on s’applique à l’être ». Le naturel n’est pas simplement un art savant et un calcul, sauf à  présupposer comme Chamfort que « toute attitude et toute conduite poursuivraient en fait un dessein » (p. 624). On peut « ne pas se soucier de paraître x », sans pour autant « se soucier de ne pas paraître x ». L’absence de souci de ce qu’on paraît, qu’on ne peut pas obtenir à volonté ni directement, n’est pas le souci de ne pas paraître s’en soucier, qui est une stratégie consciente et volontaire.

[13] Cela « revient au même que supposer derrière tout acte noble ou désintéressé un motif inavouable » (p. 628) : c’est croire qu’une interprétation possible (« toute action est issue d’un secret calcul ») est par là même une interprétation légitime

[14] « Jamais homme n’a rien fait qui eût été fait uniquement pour d’autres et sans aucun mobile personnel ; comment pourrait-il même faire quelque chose qui n’eût aucun rapport avec lui, c’est-à-dire sans nécessité intérieure (laquelle devrait tout de même se fonder sur un besoin personnel) ? Comment l’ego serait-il capable d’agir sans ego » ? (Nietzsche, Humain, trop humain I, § 133). Le philosophe allemand envisage tout de même une « morale terre à terre qui exige maîtrise de soi, sévérité, obéissance », une morale « de l’obéissance, du devoir, du raisonnable », que les partisans du désintéressement trouvent égoïste : cette morale leur « déplaît parce que ici il faut vraiment sacrifier et immoler », sans que l’auteur du sacrifice puisse jouir de lui-même en s’imaginant être un dieu (Aurore, § 215).

[15] L’égoïsme est aveugle, étant donné que les instincts fondamentaux sont cachés, souterrains, et d’autant plus efficaces. Prendre conscience de nos besoins pourrait introduirait un risque d’hésitation, d’erreur et d’inefficacité : l’intellect entrave le travail des instincts. L’instinct est myope mais il est efficace ; il est sûr parce qu’il est aveugle. Par ex. : le fait que Nietzsche ait erré dans son parcours intellectuel, en particulier dans sa jeunesse (il a apprécié la musique de Wagner ; il a étudié la philologie ; etc.), est le signe d’une sagesse inconsciente : l’errance de sa pensée consciente a favorisé le travail souterrain et d’autant plus efficace de ses instincts. Etre égoïste, en ce sens, c’est résister à la pression du troupeau, s’épanouir soi-même en cultivant ce qui nous différencie des autres, bref s’éduquer à la rigueur d’une discipline pulsionnelle au service de l’indépendance.

[16] (c’est nous qui soulignons). « La spontanéité se définit comme ce qui ne peut s’obtenir sur commande », elle « est par essence ce qui ne peut s’obtenir sur commande » (p. 633). Cette impossibilité n’est donc pas causale ou empirique : ce n’est pas « que la volonté d’obtenir la spontanéité sur commande ruinerait causalement la survenue de la spontanéité ». Comme attitude ou disposition intérieure le naturel « consiste dans le fait de ne pas se préoccuper d’obtenir un certain genre d’ »effets » » (validation d’autrui, apparence aux yeux d’autrui). Ce souci contredit « l’insouciance dans laquelle réside le naturel » comme attitude. Par définition, la spontanéité ne peut pas être obtenue sur commande.

[17] C’est nous qui soulignons

[18] Le concept du « moi » naît d’un processus d’auto-objectivation, de l’application, au sujet de la pensée, de l’attitude désengagée à l’âme, plus précisément l’application de la raison objectivante, fondée sur un rapport désengagé au monde.

[19] « Je sens des extases, des ravissements inexprimables à me fondre pour ainsi dire dans le système des êtres, à m’identifier avec la nature entière » (Septième promenade).

[20] La nature est sentiment intérieur et le sentiment intérieur est nature, révélée et rendue à elle-même par la solitude. Etre soi-même prend alors la forme d’un repli sur l’immédiateté, par-delà les déchirements de la conscience de l’autre – ou, en termes fichtéens, d’une « coïncidence immédiate du moi avec lui-même par l’intuition intellectuelle » (p. 448).

[21] https://www.academia.edu/9725080/Le_Moi_et_lint%C3%A9riorit%C3%A9_chez_Augustin_et_Descartes

[22] p. 616 (c’est nous qui soulignons). L’expression est de Jean-François Billeter (Leçons sur Tchouang Tseu).

[23] « par exemple celle d’un instrument de musique » (p. 635).

[24] Ce qui est volontaire est seulement le fait de s’exercer, pas la découverte du bon geste, l’abandon des entraves au progrès, lequel est réalisé en gommant progressivement les défauts du débutant. Ce « franchissement de l’étape » et « la modification qualitative du geste qui en résulte », ainsi que la vraie maîtrise ne sont que des effets secondaires de la pratique. On ne peut les atteindre qu’indirectement.

[25] Même le « projet d’être spontané » (p. 635) est considéré comme cohérent, pourvu qu’il soit un effet indirect de la volonté d’obtenir la spontanéité. La volonté de s’améliorer dans sa pratique n’empêche pas le violoniste d’atteindre un progrès qui, lui, sera spontané et en partie involontaire, puisqu’il ne sera qu’une conséquence indirecte de la pratique et que le musicien « prévoit » qu’il ne pourra se réaliser que comme telle.

[26] Comme « modalité d’accomplissement de la conduite, spontanéité et adhésion pleine et entière à ses actes ».

[27] p. 636 (c’est nous qui soulignons).

[28] p. 622 (c’est nous qui soulignons).

[29] « Devenir simple, c’est entretenir la complexité. Il est impossible de devenir simple. […] Ce n’est qu’à partir du moment où cesse le désir de devenir qu’apparaît l’action de l’être » (Jiddu Krishnamurti, Commentaires sur la vie, tome 3, « La qualité de la simplicité »).

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