Daniel Schulthess : Leibniz et l’invention des phénomènes

Le constat dont procède l’ouvrage de Daniel Schulthess1 est que la pensée de Leibniz est traversée de part en part par une bipolarité fondamentale : au pôle de l’objectivité ou d’une réalité substantielle indépendante répond un pôle de l’apparaître, du phénomène, du monde tel qu’il se manifeste à nous. Cette bipolarité se décline à travers différents couples d’opposition : l’opposition substance/phénomène, l’opposition réalisme/idéalisme (ou phénoménalisme), l’opposition réalité/perception et, en définitive, l’opposition objectif/subjectif. Or ces deux dimensions de la mondanité leibnizienne se révèlent, selon l’auteur, indissociables : si l’apparaître est nécessairement fondé dans la substance, il est également essentiel à la substance de se manifester dans l’ordre de l’apparence. Voilà pourquoi l’objectif de cette étude est de comprendre l’articulation qui, chez Leibniz, se noue entre ces deux pôles de l’être : « La question pourra alors être posée : comment en définitive dans un tel système les deux pôles de la mondanité se rattachent-ils l’un à l’autre ? comment Leibniz tient-il les deux bouts de la chaîne ? » 2.

Afin de répondre à cette question, Daniel Schulthess tâche d’effectuer le chemin dans les deux sens : il cherche à comprendre comment Leibniz envisage la remontée des apparences aux substances (Deuxième partie : « Des apparences aux fondements »), mais il entreprend également de saisir la conception leibnizienne de la production des apparences à partir des substances (Troisième partie : « Des fondements aux apparences »). Si cette réflexion sur la production des apparences à partir des substances permet par exemple d’examiner le problème de la production des qualités sensibles (chapitre XI), elle se concentre en particulier sur le cas de cette apparence qu’est l’étendue, en se demandant comment comprendre que des substances en elles-mêmes inétendues puissent produire l’apparence d’une étendue continue ou, dans les termes de l’auteur, que « l’étendu concret » soit « « produit » à partir de la réalité initiale des substances inétendues »3.

Lorsqu’il est question du statut des phénomènes, l’un des acquis majeurs de cet ouvrage tient à la mise en évidence d’un geste crucial opéré par Leibniz qui consiste à faire des apparences un authentique objet de connaissance, inaugurant par là une tradition qui devait se poursuivre jusque dans la pensée phénoménologique. C’est ainsi que l’imagination, chez Leibniz, devient une faculté cognitive à part entière, et que les images, loin de faire obstacle à la connaissance, en sont au contraire une condition de possibilité4.. Voilà pourquoi les apparences ou les phénomènes sont promus au rang d’objets de science proprement dits : « La principale dimension systématique de l’ »invention des phénomènes » que nous prêtons à Leibniz est l’intégration des apparences – du moins de certaines d’entre elles – parmi les objets de science : les sciences mathématiques et physiques, loin de devoir traiter systématiquement de réalités substantielles, peuvent avoir à traiter d’apparences »5.

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En ce qui concerne le pôle de l’objet ou de la substance, l’ouvrage de Daniel Schulthess s’intéresse à la façon dont la pensée leibnizienne réinvestit une catégorie métaphysique classique, mais de façon à en modifier profondément les présupposés. Le moment-clé de cet examen est celui par lequel on interroge le statut du corps, dont on se demande s’il est substance (voire : s’il est la substance par excellence), ou s’il relève au contraire du domaine de l’apparence. L’auteur souligne ici la façon dont, chez Leibniz, cette question reste en réalité souvent indécidée, ou à la rigueur tranchée sur un mode simplement hypothétique : « C’est une chose que je n’entreprends pas de determiner, si les corps sont des substances (à parler dans la rigueur Metaphysique), ou si ce ne sont que des phenomenes veritables comme est l’arc en ciel »6.

Comme on le constate à partir des réflexions précédentes, Leibniz et l’invention des phénomènes développe des questions qui vont au-delà des seuls problèmes d’ontologie, et qui sont porteuses d’importants enjeux épistémologiques relatifs à la connaissance du phénoménal. L’objectif de Daniel Schulthess est ambitieux, puisqu’il entend étudier la pensée de Leibniz dans son ensemble, sans se limiter à une période particulière : cela le conduit à proposer une lecture fine des évolutions qu’a pu connaître cette philosophie au cours de son long développement. Cette étude ne se limite pourtant pas à la seule pensée de Leibniz, mais elle cherche également à la mettre en perspective avec celle d’autres auteurs, y compris plus tardifs (Kant, par exemple). L’auteur revient à plusieurs reprises sur les débats entre Leibniz et Descartes, en soulignant tout à la fois le noyau commun dont héritent ces deux penseurs, et les divergences qui s’établissent entre eux sur cette base. C’est ainsi qu’il examine les positions respectivement cartésienne et leibnizienne au sujet de l’indépendance ontologique des substances7, ou encore au sujet de la perception des qualités sensibles8. De telles mises au point sont souvent éclairantes, et permettent d’obtenir une idée précise des débats et de leurs enjeux.

Le propos de Daniel Schulthess dans cette étude est très construit, soigneusement découpé, et comporte de nombreux récapitulatifs ou tableaux synoptiques. On peut supposer que l’auteur réserve pour de futurs travaux le traitement approfondi de la question de l’harmonie préétablie, question qui est un point nodal du problème de la phénoménalité et qui s’articule avantageusement aux développements consacrés au rapport d’expression établi par Leibniz entre apparence et réalité. Quoi qu’il en soit, Leibniz et l’invention des phénomènes propose une présentation stimulante de la théorie leibnizienne de l’être et de l’apparaître, d’une façon qui permet d’éclairer l’arrière-plan sous-jacent à une réflexion plus moderne sur la phénoménalité.

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  1. Je remercie André Charrak pour ses précieuses suggestions dans la préparation de cette recension.
  2. Daniel. Schulhtess, Leibniz et l’invention des phénomènes, Paris, PUF, 2009, p. 17
  3. Ibid., p. 191
  4. Cf. Ibid., p. 56 sq
  5. Ibid., p. 263.
  6. Discours de métaphysique, §34, cité par Daniel Schulthess in ibid., p. 242.
  7. Cf. Ibid., p. 116 sq.
  8. Cf. Ibid., p. 206 sq.
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