Entretien avec Romain Laufer : Autour de Tocqueville au pays du Management (partie 1)

Introduction : Où est le pays du management et du marketing ?

Actu-Philosophia : Romain Laufer, je vous remercie beaucoup d’avoir accepté ma proposition d’entretien. Vous êtes spécialiste de marketing et de management public et, à titre personnel, je vous ai découvert à travers l’ouvrage que vous avez écrit avec Catherine Paradeise, Le prince bureaucrate, sous-titré Machiavel au pays du marketing[1], ouvrage dans lequel vous montrez que les accusations à l’endroit du marketing sont souvent les mêmes que celles adressées à l’endroit des sophistes, parallélisme dont vous creusez la signification tout au long de l’ouvrage. Si nous reviendrons sans doute à ce livre très stimulant au cours de notre discussion, je dois néanmoins préciser que c’est pour la parution de votre Tocqueville au pays du management[2] que j’ai souhaité mener cet entretien aujourd’hui.

La première chose qui m’a frappé en mettant en lien les deux publications que je viens de mentionner c’est la récurrence de la notion de pays : le marketing est un pays où Machiavel serait roi tandis que le management serait le pays où Tocqueville serait notre guide ; comment faut-il interpréter cette territorialisation des titres et sous-titres de ces deux livres ?

 

Romain Laufer : Vous avez raison de rapprocher ces deux titres. Toutefois avec la notion de pays il ne s’agit pas de géographie physique mais, si j’ose dire, de géographie mentale ou imaginaire. A chaque fois, il s’agit d’évoquer le monde d’« Alice au pays des merveilles » et de son auteur Lewis Carroll. Il s’agit là plus que d’une référence littéraire. Il s’agit d’une référence théorique essentielle à une problématique qui met au premier niveau la question des systèmes symboliques. De  Logique sans Peine à  Alice au pays des Merveilles en passant par La Chasse au Snark : une agonie en huit crises, Lewis Carroll, nous offre tous les moyens de penser la dimension symbolique de la vie sociale et de sa crise. J’ai eu l’occasion de signaler ma dette à son égard  en faisant figurer en épigraphe d’un article portant sur le management de crise les derniers mots de La Chasse au Snark … for the Snark was a boojum, you see. Phrase qui prend tout son sel lorsque l’on connait la méthode pour chasser le Snark :

Vous pouvez le chasser avec des fourchettes et de l’espoir

Vous pouvez le menacer avec des actions de chemin de fer

Vous pouvez le charmer avec des sourires et du savon »

Méthode très sure tant que le Snark n’est pas un Boojum.

Mais, prenez gare au jour

Ou le  Snark serait un Boojum,

Car alors vous disparaitrez doucement et soudainement

Et jamais ne reviendrez

Autre exemple de la pertinence de ce que nous apprend Lewis Carroll du fonctionnement possible de la justice : l’épisode de la Reine de Cœur qui ne décide de la loi à suivre qu’après l’accomplissement de l’action. Situation qui n’est pas sans rapport avec celle de citoyens supposés obéir à la loi dans un contexte où le critère qui permet de distinguer le droit  public  du droit privé, n’est pas défini, c’est-à-dire, pour être plus précis,  depuis le règne de  ce que George Vedel qualifiait de  crise du critère du droit administratif. Thème auquel je suis d’autant plus sensible qu’il gouverne le développement d’un de mes premiers domaines de spécialisation, le management public, notion qui porte en elle-même la confusion entre les deux secteurs.

Il y a au moins deux raisons pour lesquelles je n’ai pas développé ce point de manière plus explicite. La première est qu’elle supposerait de démontrer la cohérence du mode de théorisation à l’œuvre dans les écrits de Lewis Carroll. Exercice qui en lui-même supposerait, et mériterait, un travail important. La seconde raison tient sans doute à ce que nous dit Aristote dans sa Rhétorique  citant, de manière favorable pour une fois Gorgias lui-même, à savoir qu’il est bonde ne pas plaisanter si l’on veut être pris au sérieux.  Toutefois il faut reconnaître que, s’agissant de se placer au niveau des systèmes symboliques, on ne saurait se préserver complètement du risque que fait courir l’humour, du moins si l’on en croit ce que nous dit Freud dans  Le mot d’esprit et son rapport avec l’inconscient  de la relation étroite qui existe entre l’humour et la question du symbolique.

 

AP : D’accord ; revenons, si vous le voulez bien, aux territoires. Vous privilégiez très souvent la France et les Etats-Unis dans vos analyses, c e qui est très déroutant dans des enquêtes sur le management puisque les Etats-Unis sont un pays fédéral, en partie décentralisé, alors que chacun sait la place de la centralisation – et donc de l’organisation – en France. N’est-il pas paradoxal que ces deux pays, aux formes politiques si différentes, vous permettent malgré tout de penser territorialement le management et l’organisation ?

 

RL : Il s’agit dans ces comparaisons moins de territoires que de sociétés qui, au-delà de leurs différences, appartiennent suffisamment au même espace institutionnel, celui  du droit international moderne. De ce point de vue on peut se référer à la façon dont Jeremy Bentham,  (par ailleurs inventeur du néologisme « international ») écrivait au président de la République Américaine pour lui recommander de faire ce que la France avait fait et que l’Angleterre se refusait de faire, à savoir de codifier son droit réputé relever du système de la  « common law ». Le lien entre « common law » et prédominance d’un certain libéralisme d’un côté, droit civil  et prédominance d’un certain étatisme d’un autre côté, ne suffit pas à rendre ces sociétés complètement étrangères les unes aux autres. Du point de vue d’une analyse comparative des structures institutionnelles, ces deux pays sont supposés appartenir à un même ensemble : celui des sociétés occidentales contemporaines. Tel est l’espace à l’intérieur duquel la problématique proposée peut prétendre à une certaine rigueur méthodologique. En osant résumer la diversité des Etats Américains par un modèle unique, je ne fait que suivre l’exemple de Tocqueville  qui, bien qu’ayant parcouru de nombreux Etats, choisit de concentrer une part importante de ses analyses de l’administration américaine sur la Nouvelle Angleterre, choisie en quelque sorte comme idéal-type du mode de fonctionnement des institutions américaines. C’est ainsi qu’il s’attache à montrer que même dans ces Etats où il semble, à un regard européen, que l’on ne trouve pas  une administration semblable à ce qui existe en Europe, en fait une telle administration existe mais est rendue invisible par le fait qu’elle est disséminée dans un grand nombre de petits systèmes administratifs qui représentent autant de « petites sociétés » (églises, entreprises, associations, clubs etc.) dispersées dans la « grande société » américaine.

Tout l’argument développé sur le management s’ancre sur ce que Tocqueville nous dit du devenir potentiel des « petites sociétés » industrielles sous l’effet des deux processus essentiels que sont la division du travail et les économies d’échelle. Un chapitre intitulé « Comment l’aristocratie pourrait sortir de l’industrie[3] » évoque comme son nom l’indique, la menace que fait peser sur la démocratie le  développement d’une véritable « aristocratie industrielle ». Il me semble (sauf erreur de ma part) que les nombreuses analyses disponibles  de l’œuvre de Tocqueville  préfèrent habituellement se centrer sur  les questions relatives à l’organisation politique du pays plutôt que sur tout ce que Tocqueville nous dit d’un phénomène administratif qui, pour être moins visible qu’en Europe, n’en est pas moins présent et porteur pour l’avenir de lourdes conséquences, qui donnent lieu à ce que j’ai cru pouvoir désigner comme étant une troisième prophétie de Tocqueville.

 

A : Place et rôle du pragmatisme dans la réflexion générale

 

AP : Quand on lit Tocqueville au pays du management, on a dès la première ligne une mention du pragmatisme comme courant philosophique, dont le management serait à l’Est comme à l’Ouest « une des manifestations les plus caractéristiques[4] ». Il me semble essentiel de commencer par ce point, qui est séminal dans votre pensée, et qui en constitue même le fondement. Le problème est que, dans Le Prince bureaucrate, vous dites justement que dans sa forme radicale, le pragmatisme doit être défini comme ce qui échappe à toute définition. Dans ce cas, je suppose qu’il existe des formes non radicales du pragmatisme et que ce sont celles-ci sur lesquelles vous vous appuyez pour en penser les expressions managériales ; quelle définition donneriez-vous de ce pragmatisme non-radical ?

RL : Le pragmatisme dont il est question « dès la première ligne » du texte n’est pas  le nom d’un courant philosophique, mais le nom d’un lieu commun que l’on associe volontiers à l’Amérique comme on associe le cartésianisme (et le goût pour la théorie qui va avec) à la France. Certes le fait que le pragmatisme philosophique soit une invention américaine est conforme à ce lieu commun mais il ne s’y réduit pas. De manière générale le pragmatisme désigne toute attitude qui prend comme objet d’étude l’action et qui évalue cette action par ses conséquences.

Si l’on accepte de définir phénoménologiquement une action comme «  un changement dans l’apparence en tant qu’on le réfère à une cause. », il apparait qu’il n’y a que trois manières de légitimer une telle action. La première consiste à dire que si la cause est légitime l’action est légitime. Il s’agit là d’une légitimation non pragmatique, puisqu’elle ne dépend pas des conséquences de l’action (ainsi en va-t-il de l’exemple classique de l’interdiction de mentir chez Kant, mais aussi de la légitimité de l’entrepreneur dans la théorie micro-économique, quand sa légitimité est liée à son caractère atomistique et à la soumission des acteurs économiques aux lois du marché qui en résultent). S’il n’est plus possible de légitimer une action par sa cause, il reste la possibilité de la légitimer de manière pragmatique par ses conséquences. Dans ce cas il est possible de distinguer deux cas : celui du pragmatisme modéré, qui correspond au cas où l’on peut supposer l’existence d’un consensus a priori sur la mesure des conséquences de l’action (c’est en particulier le type de pragmatisme que représente le positivisme Comtien) et un pragmatisme radical, dans le cas où un tel consensus n’existe pas.

Il reste alors la possibilité de considérer la mesure elle-même comme une action, mesure qui sera considéré légitime dans la mesure de son acceptation par ses destinataires.

 

AP : Quel usage faites-vous alors de ce lieu commun pragmatique dans Le Prince bureaucrate ?

 

RL : La question centrale de la problématique développée dans Le Prince Bureaucrate est en un sens tout à fait pragmatique : elle est de savoir comment une société démocratique dont les citoyens sont supposés libres (et en particulier libres d’objecter), il est possible de résoudre les conflits susceptibles de surgir entre eux et ce de façon suffisamment rapide pour laisser quelque place à l’action. Le paradoxe est que la résolution de ce problème suppose la présence d’un noyau dogmatique partagé. C’est ce que nous dit  Mary Douglas quand elle écrit :

we need certainty as a basis for settling disputes. It is not for intellectual satisfaction, nor for accuracy of prediction for its  own sake, but for political and forensic reasons”[5]

et, dans le même sens  Alexis de Tocqueville :

« Les croyances dogmatiques sont plus ou moins nombreuses, suivant les temps. Elles naissent de différentes manières et peuvent changer de forme et d’objet; mais on ne saurait faire qu’il n’y ait pas de croyances dogmatiques, c’est-à-dire d’opinions que les hommes reçoivent de confiance et sans les discuter. […] sans idées communes, il n’y a pas d’action commune, et, sans action commune, il existe encore des hommes, mais non un corps social…. »[6]

(et pourquoi pas Pierre Legendre qui défend une  version dogmatique de cette exigence dogmatique dans  Dominium Mundi, l’Empire du Management[7]).

L’existence d’un tel système de symboles partagés (que la problématique formalise sous le nom, d’inspiration wébérienne de système de légitimité) est si importante qu’il est rendu obligatoire par le droit (en France « nul n’est censé ignorer la loi, aux Etats-Unis « ignorance of the law is no excuse »).  L’histoire du droit des deux côtés de l’Atlantique suit la même périodisation en trois temps qui correspondent aux trois façons de légitimer une action. Pour prendre l’exemple français, qui est le plus simple à exposer, la norme déterminante de cette histoire est le critère du droit administratif c’est à dire la définition juridique de la séparation entre le secteur public et le secteur privé. L’histoire de ce critère  voit se succéder :

  • le critère de la puissance publique, critère transcendantaliste, kantien, qui correspond à une légitimation par l’origine du pouvoir (période de l’Etat-Gendarme qui va approximativement de 1800 à 1880/1900)
  • le critère du service public, critère positiviste comtien, qui correspond à une légitimation par les conséquences de l’action menée par des spécialistes compétents recrutés par concours, sous la garantie procurée par la croyance en une version scientiste du  Dieu- progrès d’Auguste Comte (période de l’Etat-Providence qui va approximativement de 1880/1900 à 1945/1960)
  • et enfin la crise du critère du droit administratif qui correspond au pragmatisme radical (marqué par le développement de notions hybrides telles que le management public, qui va approximativement de 1945/1960 à nos jours.).

Désormais c’est le caractère satisfaisant (au sens de « Satisficing », c’est-à-dire de « second best » par opposition au « one best way » de la période précédente) de l’action qui détermine sa légitimité. Ce pragmatisme radical correspond à une légitimation procédurale dont le caractère radical correspond à l’abandon du déterminisme qui caractérise les épistémologies de Kant et de Comte. Ce qu’il a de radical est que l’on ne peut juger de la légitimité de l’action qu’a posteriori (et encore sans garantie par rapport à d’éventuels  recours ultérieurs.)

 

AP : Et si l’on cherche à caractériser la philosophie pragmatique, observe-t-on un parallèle avec le pragmatisme comme lieu commun ?

 

RL : On peut remarquer que la « philosophie pragmatique », au sens technique du terme, se développe aux Etats-Unis (c’est la forme la plus originale, peut être la seule véritablement originale de philosophie produite par les Etats-Unis) en 1880-1900, c’est-à-dire au passage à la deuxième période. Elle succède, comme en France à une philosophie « transcendantaliste » représentée par Emerson, Henry David Thoreau et Henry James Sr., Cette première philosophie américaine détachée de la religion, sinon de la théologie, date des années 1830-1860. Il est remarquable que ce pays (qui suivant Tocqueville est celui ou l’on étudie le moins mais ou l’on suit le mieux les préceptes contenus dans l’œuvre de Descartes[8]) éprouve en cette fin de siècle le besoin de développer une intense activité intellectuelle et ressente le besoin de produire des systèmes de philosophie explicites, dont le pragmatisme n’est que le volet le plus original sinon le plus important. On assiste alors dans les universités américaines à  un  examen intense de toutes les positions et questions philosophiques classiques  importées d’Europe. Le pragmatisme philosophique qui se développe alors ne doit pas être confondu avec une simple attitude pragmatique.  C’est sans doute ce que voulut signifier  Charles S. Peirce quand il choisit de distinguer sa propre position en lui donnant le nom de pragmaticisme, un mot si laid qu’il aurait peu de chance d’être adopté par d’autres comme ce fut le cas pour pragmatisme, disait-il. Il importe de noter que, par ailleurs, tous ces auteurs accordent une place structurelle à l’existence d’un Dieu, élément dogmatique sans lequel le pragmatisme ne saurait fournir le type de certitude dont les institutions sociales ont besoin (cf. John Dewey, « The quest for certainty » et, « Common faith ». )

John Dewey, auquel il est fait sans arrêt référence aujourd’hui (voir les sociologues, et/ou Bruno Latour etc.) dans une France qui se culpabilise de son cartésianisme,  peut être considéré structurellement comme l’équivalent, ou le correspondant, pour les Etats-Unis de Durkheim pour la France. Equivalence qui ne va pas sans différence comme l’illustre de manière particulièrement éclairante la polémique dont rend compte Pragmatisme et Sociologie [9] de Durkheim, en 1913, (réponse directe au « Pragmatism » de William James, texte où, par ailleurs, la philosophie pragmatique américaine fait l’objet d’une présentation particulièrement précise). Equivalence qui peut se justifier par la façon dont ces deux auteurs sont liés au développement de l’Etat-Providence, par la place qu’ils accordent tous deux à la science (sociologie pour Durkheim, théorie de l’expérience chez Dewey) et par la place centrale qu’ils accordent au souci de l’éducation (participation au « Teatcher’s college » de l’Université de Columbia, pour Dewey, chaire de pédagogie à Bordeaux et écriture d’une histoire des institutions d’éducation pour Durkheim).

Le caractère central et problématique de la notion de pragmatisme a par ailleurs conduit à l’organisation de trois colloques dans le cadre du Collège International de Philosophie (CiPh) sous le titre général « Le pragmatisme en Questions ». En fait, il s’agissait de traiter de trois questions qui correspondent au trois niveaux de cette discipline éminemment pragmatique qu’est la rhétorique. En effet on peut analyser un phénomène rhétorique à trois niveaux : le niveau de la technique rhétorique elle-même, le niveau des présupposés  de la technique (qui correspond aux différents genres rhétoriques) et celui  des fondements de ces présupposés. L’enjeu de ces distinctions réside dans le fait que si  technique et présupposés de la techniques sont toujours nécessairement présents  (et en relation duale) il n’en va pas même de la relation entre les présupposés de la  technique  et ses fondements. L’existence de fondements aux présupposés de la technique permet de distinguer une rhétorique non sophistique (disons aristotélicienne) d’une rhétorique sophistique qui ne peut référer sa  valeur à aucun autre fondement  que son succès (il s’agit d’un pragmatisme radical). Aristote souligne qu’il n’est pas de différence technique entre rhétorique sophistique et rhétorique, la distinction se fait au niveau des fondements des présupposés, en l’occurrence, dans la rhétorique d’Aristote, au niveau de l’orientation de vie de l’orateur.

A partir de là il était possible de poser trois questions au pragmatisme :

  • Au niveau des fondements des présupposés. La question du symbolique : le pragmatisme peut-il se passer de structures symbolique a priori ?
  • Au niveau des présupposés. La question de la bureaucratie : que signifie le pragmatisme quand les acteurs sont des bureaucraties ?
  • Au niveau de l’action La question de l’innovation : comment être pragmatique lorsque l’on produit de l’inconnu ?

AP : Avec la rhétorique, on entre dans le marketing. Ce que vous dites du lien entre management et pragmatisme semble également valable du lien entre marketing et pragmatisme ; d’ailleurs, toujours dans Le Prince bureaucrate, vous établissez un lien de ce type puisque « loin de marquer la fin des idéologies, la société du marketing est marquée par le triomphe quasi absolu d’une idéologie particulière. Et si une idéologie triomphe en cette ère de pragmatisme, c’est qu’elle n’est rien d’autre que la systématisation de ce pragmatisme même[10]. »

 

RL : Dans la mesure où le marketing est une dimension du management il n’est pas surprenant qu’il puisse entretenir une même relation avec le pragmatisme.

La réponse à votre interrogation suppose que l’on spécifie le sens de deux notions particulièrement polysémiques. S’agissant de l’idéologie elle est définie, dans le dernier chapitre du Prince Bureaucrate,  comme étant tout simplement « la conscience de soi du sujet social (quel qu’il soit) ».  La discussion de la polysémie de la notion de pragmatisme a permis d’en définir une forme radicale. La forme radicale que prend le pragmatisme dans « la société du marketing » (autre nom de ce que Guy Debord avait qualifié de façon prémonitoire de «  société du spectacle »), c’est la sophistique, figure, depuis l’Antiquité,  de ce que Platon condamne  dans ses dialogues et qu’Aristote condamne de manière encore plus radicale en refusant tout dialogue avec ses représentants. Le retour de la rhétorique dans l’espace de la philosophie avec Chaïm Perelman, et de la sophistique, avec Barbara Cassin et Michel Narcy (peut être tout particulièrement dans Si Parménide de B. Cassin[11] et dans le commentaire de l’Euthydème : le philosophe et son double par Michel Narcy[12] et dans le commentaire conjoint de ces deux auteurs de la Métaphysique Gamma d’Aristote[13]) marque la crise d’un système de légitimité « rationnel-légal », qui est, comme son nom l’indique, fondé sur la raison  dont la définition revient, en principe dans la tradition intellectuelle occidentale, à la philosophie

AP : Je voudrais à cet égard questionner un élément curieux, en tout cas de prime abord, de votre réflexion. Un point qui semble vous fasciner est celui de la légitimité ou, plus exactement, du principe de légitimité au sein d’un système donné. Le fondement même de l’autorité est sans cesse questionné dans vos écrits, et dans Tocqueville au pays du management c’est encore le cas quoique de façon plus discrète puisque la question de la révolution comme remise en cause de l’autorité se trouve sans cesse questionnée. Or, le pragmatisme est une pensée généralement perçue comme une relativisation – pour ne pas dire un abandon – de ce type de questionnement puisque l’action et son efficacité priment sur la légitimation théorique. Comment articulez-vous l’importance que vous accordez au pragmatisme avec votre réflexion générale sur la question de la légitimité qui semble si je puis dire « secondaire » dans le pragmatisme ?

 

RL : La question qui est posée est celle de savoir s’il est une limite au pragmatisme. Telle était la question posée dans les trois colloques évoqués plus haut, chacun confrontait le pragmatisme à une aporie.

La première mise en question du pragmatisme question était relative au fondement des présupposés de l’action rhétorique. Elle consistait à  savoir si une société pouvait se réclamer du pragmatisme sans se référer à un fondement symbolique. Nous avons déjà vu la façon dont l’anthropologue Mary Douglas et Alexis de Tocqueville nous disent qu’une telle référence est nécessaire si la société doit pouvoir échapper au sentiment d’incertitude qui semble dominer l’état actuel des sociétés, sentiment que l’on peut lier précisément à l’absence d’un tel référent commun. Nous avons vu que c’est la présence d’un tel référent,  qui permettait de distinguer entre une rhétorique non sophistique (celle à laquelle  Aristote a consacré un traité complet) et une rhétorique sophistique (qu’Aristote voulait bannir complètement de la cité). Ce qui caractérise celle-ci c’est que sa légitimité tient tout entière dans son succès. Là réside le caractère radical de son pragmatisme. Par exemple du point de vue de la sophistique, partant du marketing, la qualité d’écrivain se mesure au tirage de ses  livres et non à leur qualité intrinsèque.

La deuxième mise en question du pragmatisme concerne le niveau des présupposés de l’action : il s’agit de savoir ce que devient le pragmatisme lorsque l’auteur principal de l’action est une organisation. Autrement dit, que doit faire  un individu, dont le bureau figure par exemple au 15ème étage d’une tour à la Défense, pour  être assuré de répondre correctement à un impératif catégorique organisationnel du type « soyez pragmatique ! ». Là réside toute la question (non triviale) de la coordination des actions qui est l’enjeu majeur des méthodes de management.

La troisième mise en question est de savoir comment on peut être pragmatique lorsque l’on produit de l’inconnu. Cette question apparaît moins étrange dès lors que l’on pense à la place qu’occupe désormais l’exigence d’innovation dans la vie économique et sociale. La distinction classique en management entre innovations « incrémentales » et innovations « radicales » fait écho à la différence entre un pragmatisme modéré, qui est supposé s’inscrire dans un cadre scientifique, technique et institutionnel donné et le type de pragmatisme radical qui suppose que l’action projetée est susceptible de transgresser toutes les limites, scientifiques et juridiques, qui permettent de déterminer a priori les condition de sa légitimité sociale.

Le rapport entre pragmatisme et autorité peut être décliné suivant trois modalité : 1/ soit il y a une limite symbolique, un cadre défini symboliquement, qui ouvre l’espace d’une action pragmatique justifiée alors par le fait même qu’elle est subordonnée à et délimitée par le cadre symbolique en question,  2/ soit une telle limite n’est pas définie et le succès de l’action, partant sa légitimité, ne peut être évaluée qu’a postériori, ce qui ne peut manquer d’être source d’inquiétude et de contestation. Là encore la situation sociale actuelle marquée par la montée des incertitudes et la multiplication des crises semble refléter une telle situation. Comme le dit Mary Douglas  déjà citée : « si nous ressentons plus d’incertitude ce sera à cause de choses qui seront survenues au niveau des fondements institutionnels de nos croyances… »

Ce que nous indique ainsi  Mary Douglas c’est que dans tout ceci il est question d’histoire et de structure.

La façon dont le caractère rassurant du pragmatisme dépend de la possibilité de se référer à une certitude dogmatique est exprimée de façon particulièrement précise (et oserai-je dire pittoresque) par Ben Bernanke ex-président de la FED à qui on demandait ce qu’il pensait du « quantitative easing » (« assouplissement quantitatif »)) : « le problème avec le « quantitative easing » c’est que  ça marche en pratique et non en théorie ». Cette façon de renverser le titre d’un opuscule d’Emmanuel Kant (« à propos de l’expression c’est vrai en théorie mais en pratique cela ne vaut rien ») permet de mesurer le passage du temps et de l’histoire du système de légitimité rationnel-légal, de ce que l’on pouvait attendre alors de la philosophie et que l’on  tant de mal à  y trouver aujourd’hui.

 

AP : Je rebondis sur la question précédente en mentionnant Max Weber ; à vos yeux, lorsque celui-ci établit les trois formes idealtypiques de domination légitime, établit-il une liste pragmatique ou théorique ?

 

RL : Désirant établir une théorie (ou pensant avoir besoin de spécifier la théorie du social dont la société a besoin pour se légitimer) j’ai été conduit très tôt à me poser cette question. Disons tout de suite que dans l’esprit de Weber (qui accorde une place centrale au polythéisme des valeurs et à ce titre semble se situer dans un contexte de crise qui laisse la place à un certain relativisme), il ne s’agit pas d’une liste théorique. Toutefois  il a semblé possible, près de 80 ans plus tard, de remarquer que personne n’avait proposé un quatrième système construit sur le même modèle (ce qui peut paraître surprenant étant donnée la gloire qui s’attache à certains producteurs de listes, par exemples les listes de besoins, dont on peut penser qu’elles sont intrinsèquement pragmatiques, c’est-à-dire qu’elles sont en nombre potentiellement infini). Pour rester dans l’esprit  non dogmatique des thèses de Max Weber on dira que cette théorie se justifie empiriquement par le fait que la culture occidentale semble n’avoir produit, au cours de son histoire, que deux dichotomies susceptibles de donner lieu à un idéal-type d’autorité légitime fondé sur des dichotomies telles que sacré /profane et nature/culture et qu’à partir de ces deux dichotomies il n’est possible de générer que trois systèmes de légitimité « bien formés » : en effet s’il a été possible d’inverser le couple nature /culture, la nature traditionnelle laissant place à l’époque moderne à une nature censée suivre les lois de la science, par contre s’agissant de la dichotomie sacré /profane son inversion ne peut mieux faire que de produire la diablerie, ce qui peut être considéré comme la forme même de l’illégitimité.

 

AP : Pour conclure ce premier moment, un point m’intrigue mais peut-être se laisse-t-il expliquer par le rôle que joue le pragmatisme dans votre démarche ; tout au long de Tocqueville au pays du management, vous ne mentionnez jamais – sauf erreur de ma part – le saint-simonisme. Cela vous permet d’ailleurs de justifier dès l’avant-propos le lien entre Tocqueville et le management par le fait que Tocqueville ait produit les analyses que l’on sait sur les Etats-Unis d’Amérique, de sorte que ces derniers comme pays du pragmatisme puissent être reliés au management : mais on pourrait fort bien faire du management une application du saint-simonisme auquel cas le détour américain serait inutile. Dans Le Prince bureaucrate, vous n’êtes pas tendre avec Saint-Simon dont vous jugez la pensée globalement dénuée de cohérence et de rigueur[14] ; mais on peut fort bien considérer qu’une pensée certes dans le détail mal structurée, mal « organisée » – un comble pour le penseur par excellence de l’organisation ! – ait eu une influence considérable[15] qui devrait être mise au moins en balance avec le pragmatisme pour rendre compte du management. Dans ce cas, on verrait que ce n’est pas l’action qui détermine rétroactivement les principes mais bel et bien la connaissance supposément scientifique qui est destinée à organiser scientifiquement la vie économique et sociale. Et, pour prendre un exemple récent, les coercitions qu’impose le « conseil scientifique » français à la société civile me semblent bien plus intelligibles à partir d’un saint-simonisme diffus qu’à partir d’une forme de pragmatisme.

 

RL : Il ne faudrait pas que le lien entre Tocqueville et le management  qui figure effectivement dans le titre de l’ouvrage soit source de malentendu. Dire qu’il est « au pays du management », c’est dire que des liens peuvent être établis entre le texte de Tocqueville sur les processus administratifs qu’il a observés lors de son voyage en Amérique et ce que l’on peut dire à leur propos dans le monde contemporain.  L’existence de liens ne signifie pas confusion mais tentative de comparaisons entre une série de catégories que l’on retrouve à la fois dans le monde de Tocqueville et dans le nôtre (par exemple la question de l’égalité et la présence de hiérarchies). Cette comparaison est rendue possible par le fait de considérer les choses du point de vue de l’histoire des institutions qui est précisément celui des analyses de Tocqueville centrée sur la tendance providentielle de toutes les sociétés vers l’égalité.

Pour répondre à votre question, il est nécessaire de souligner  le caractère essentiellement historique et structurel des arguments.

S’agissant de Tocqueville, Tocqueville au pays du management ne situe pas le management au temps de Tocqueville puisque l’argument consiste à montrer que l’apparition du management sous ce nom au cœur des institutions des sociétés française et américaine ne date, pour les Etats-Unis, que de la deuxième période de l’histoire des systèmes de légitimité définis ci-dessus et pour la France de la  troisième période.

Ce qui permet de relier Tocqueville au management, c’est qu’il s’agit d’un penseur de l’administration. Administration est un mot qui est associé étymologiquement à la notion de subordination : c’est ce que signifiait avec force la célèbre formule : « l’intendance suivra ».Tocqueville pose que  toute société a besoin d’administration, par contre il montre, sur l’exemple de la Nouvelle-Angleterre, comment il est possible de la rendre invisible (soit en lui interdisant de communiquer, soit en la divisant en un grand nombre de petites dispositifs dont les responsables sont le plus souvent élus  et dont le contrôle repose de ce fait en grande partie sur les institutions judiciaires.). L’organisation de cette invisibilité est rendue nécessaire par la contradiction que représente  pour la démocratie américaine  la présence en son sein des hiérarchies qui caractérisent l’administration.  On ne peut être que surpris et admiratif de voir Tocqueville énoncer que dans le futur, pour échapper au chaos, un tel système devra nécessairement formaliser le savoir administratif et en organiser l’enseignement. Cette  prédiction  se  concrétisera à la fin du XIXème siècle par le développement des « business schools » du côté du secteur privé, (la première étant la Wharton School of Commerce en 1883) et, du côte du secteur public, par ce que nous apprend l’article de Woodrow Wilson, de 1887 intitulé  « the study  of administration » article  qui commence par ces mots :

« Je suppose qu’aucun savoir pratique (« practical science ») n’est jamais enseigné qui ne soit la réponse à un besoin de connaître correspondant. Le seul fait que le domaine éminemment pratique de la science de l’administration trouve  le chemin de l’université (« college ») dans ce pays serait la preuve que ce pays a besoin d’en  savoir plus à propos de l’administration, si tant est qu’une telle preuve soit nécessaire pour  soutenir notre argument ». [16]

On notera que c’est de pays européen (la France et l’Allemagne) que Wilson propose d’importer le savoir relatif à l’administration publique qui fait défaut aux Etats-Unis. A ceux de ses compatriotes que choquerait le fait d’importer des méthodes de gouvernement développées par des sociétés non démocratiques (au moins aux yeux d’un américain), Wilson répond par une  analogie qui ne manque pas d’humour : ce n’est pas parce que le riz fut importé de Chine qu’on le mange avec des baguettes.

S’agissant de l’histoire de la science de l’administration publique aux Etats-Unis il n’est pas sans intérêt de suivre ce qu’il advint de cet article au tout début des années 40 lors de la fondation de la Public Administration Review. Celle-ci désirait marquer sa naissance par la publication de l’article mémorable et fondateur de Woodrow Wilson. Elle en demanda l’autorisation à la Revue de Science Politique (qui l’avait publié une première fois en 1887) qui refusa de s’en défaire. Le résultat de cette situation fut que l’article fut republié en même temps dans une revue d’administration publique (qui voulait voir en lui une sorte d’acte de naissance) et dans une revue de science politique (qui ne se résolvait pas à abandonner à d’autre ce qui lui semblait être de son ressort). Ainsi était signifié  de façon expressive  qu’à partir de la troisième période de l’histoire des systèmes de légitimité « l’étude de l’administration » est tiraillée  entre politique et administration.

S’agissant de Saint-Simon à présent. Si son nom n’est pas mentionné, ce n’est pas qu’il soit sans importance mais qu’il n’a pas semblé nécessaire au développement des arguments d’un essai dont la finalité est de suivre dans le cadre d’une théorie de la légitimité le développement du phénomène qui a nom « management » depuis la fin du XIXème siècle en insistant  plus particulièrement sur la mutation que subie cette notion à partir de la veille de la seconde guerre mondiale. S’agissant de la façon dont Saint-Simon est traité dans le Prince Bureaucrate elle tient au fait  que je me suis permis de m’appuyer  sur ce qu’Henri Gouhier en disait dans  La Jeunesse d’Auguste Comte, à savoir qu’il avait inventé tous les termes importants du discours positiviste sans les articuler de façon rigoureuse[17]. Il m’avait semblé que de cette manière son rôle dans l’histoire était marqué de façon suffisamment précise s’agissant d’un ouvrage dont le but était de rendre compte du mode de construction structurel des systèmes de légitimité. De ce point de vue, l’œuvre d’Augustes Comte (secrétaire de Saint Simon devenu à partir de 1824 son critique) correspondait exactement à l’exigence de rigueur que supposent de  tels systèmes.

Pour la dernière partie de la question j’ai un peu de mal  à la situer et par conséquent à me situer.On est loin aujourd’hui de Saint-Simon, tant du point de vue de l’histoire des idées que  du point de vue de l’histoire des institutions. La biographie de Saint-Simon, comme celle d’Auguste Comte d’ailleurs, témoigne de l’importance du contexte historique pour la réception de leur œuvre : les vicissitudes de leur existence illustre le caractère illégitime de leurs idées en leur temps en dehors d’un cercle réduit de disciples. Leurs propositions sont programmatiques voire révolutionnaires.

AP : Justement, le saint-simonisme inactuel en son temps me paraît être le présupposé organisationnel du nôtre .

RL : Leurs  positions  ne sont devenues centrales dans le système de légitimité social qu’à partir de la deuxième partie du XIXème siècle. S’il est un avantage (et il n’est pas mince) au caractère non systématique de l’œuvre de Saint-Simon c’est qu’elle a pu inspirer un grand nombre de mouvements parfois contradictoires, allant des économistes libéraux tel Michel Chevallier, aux banquiers et constructeurs d’infrastructure de transports, tels que  les Frère Pereire et Ferdinand de Lesseps,  mais aussi à certains  socialistes, socialistes utopistes (Enfantin, Bazard) et jusqu’au père de Karl Marx lui-même. Pour Auguste Comte, si son influence a pu, dans un premier temps, se développer parmi les ingénieurs dont il était contemporain, la reconnaissance officielle de sa doctrine a dû attendre la fin du XIXème siècle. C’est alors que le positivisme comtien a pu s’incarner comme idéologie dominante avec l’œuvre de Durkheim ainsi que l’illustre le rôle de Léon Duguit, son collègue à l’Université de Bordeaux, dans l’élaboration de la doctrine juridique du service public qui caractérise la deuxième période de l’histoire du système de légitimité.

S’agissant de la relation entre l’action et les principes qui la gouvernent, le point de vue institutionnel pose simplement qu’il doit y avoir cohérence entre les deux. La spécificité de la situation dans le cas du système de légitimité rationne-légal c’est son caractère intrinsèquement paradoxal : une des qualités principale requise d’un système institutionnel est sa stabilité tandis que les processus que ce système a la charge de légitimer sont essentiellement dynamiques. Il s’agit de l’entreprise qui transgresse sans cesse les manières de faire, de la science qui déplace sans cesse les limites du connaissable et de la technique qui déplace sans arrêt les limites du possible. La périodisation de l’histoire du système de légitimité résulte du fait que celui-ci tend à se maintenir aussi longtemps que possible. Quand la contradiction entre la norme et le fait devient telle qu’il devient impossible de postuler leur compatibilité il devient nécessaire de réélaborer la norme. C’est la confrontation entre la rigidité requise du système de normes institutionnelles et le dynamisme essentiel des processus sociaux qui permet de  rendre compte de la succession des trois périodes définies ci-dessus, par exemple en France,  par l’histoire du critère du droit administratif.

Le fait que « les coercitions qu’impose le « conseil scientifique  français à la société civile » puisse sembler bien plus intelligibles à partir d’un saint-simonisme diffus qu’à partir d’une forme de pragmatisme plus radical  montre seulement que dans une situation de crise de légitimité on fait feu de tout bois, c’est-à-dire de tous les arguments qui ont pu avoir cours successivement dans l’histoire du système de légitimité  et qui, de ce fait, disposent d’un statut dans les mémoires, ne serait-ce que par la trace qu’elles ont laissée dans les programmes des institutions d’enseignement. Ce type de recours à des arguments venus du passé est illustré de manière particulièrement éloquente par la composition du Comité National d’Ethique qui, pour décider de « questions difficiles », c’est-à-dire de questions pour lesquelles le système juridique ne propose pas de réponses non ambigües,  réunit, outre des représentant des diverses disciplines scientifiques et juridiques,  des représentant des diverses traditions culturelles et religieuses. S’agissant du saint-simonisme, ses traces sont puissantes et pas très anciennes puisqu’elles datent de l’Etat-Providence, du règne des notables (les pharmaciens, les médecins, les notaires, les avocats, etc.) sans oublier les professeurs de la fameuse  république des professeurs (rappelons qu’à ce « haut clergé » des universités  correspondait la masse des instituteurs, les « hussards noirs de la République »)

Il suffit d’observer les réactions actuelles  du public face aux dires des experts pour constater le caractère limité (ou en tout cas contesté) de leur légitimité, une légitimité qui trouvait jadis sa garantie dans l’idée saint-simonienne (et comtienne) de progrès reçue comme un dogme. C’est que ce qui est en cause dans la crise du système de légitimité c’est la crise de la croyance dans le caractère uniformément bénéfique du développement du savoir scientifique et technique et des actions des élites qui s’en réclament.

Entretien avec Romain Laufer : Autour de Tocqueville au pays du management (partie 2)

[1] Romain Laufer et Catherine Paradeise, Le Prince bureaucrate. Machiavel au pays du marketing, Paris, Flammarion, 1982. Traduit en anglais sous le titre de Marketing Democracy : Public Opinion and Media Formation in  Democratic Societies, Routledge, 1990.

[2] Romain Laufer, Tocqueville au pays du management. Crise dans la démocratie, Caen, Editions Management et Société, 2020.

[3] Cf. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Tome 2, seconde partie, chap. XX., Paris, Robert-Laffont, 1986, p. 536-538.

[4] Ibid., p. 13.

[5] Mary Douglas,, « Dealing with uncertainty”, Ethical Perspectives, 2001

[6] Tocqueville, De la démocratie en Amérique, T2, première partie, chapitre 2, pp. 432-433

[7] Pierre Legendre, Dominium Mundi, L’Empire du Management, Milles et une nuits, éd. 2007

[8] Ibid, T. 2, Part1, Chapitre 1 p429

[9] Emile Durkheim, Pragmatisme et Sociologie, Vrin, 2001, coll. Textes philosophiques.

[10] Le Prince bureaucrate, op. cit., p. 181.

[11] Cf. Barbara Cassin, Si Parménide, Septentrion, 2017.

[12] Cf. Michel Narcy, Le Philosophe et son double. Un commentaire de l’Euthydème de Platon, Paris, Vrin, 2000.

[13] Cf. Barbara Cassin et Michel Narcy, La décision du sens. Le livre gamma de la Métaphysique d’Aristote, Paris, Vrin, 2000.

[14] Cf. en particulier les pages 304-305.

[15] On peut songer au livre récent de Frédéric Rouvillois, Liquidation. Emmanuel Macron et le saint-simonisme, Paris, Cerf, 2020.

[16] Woodrow Wilson, « The study of administration » Political Science Quarterly, Vol.2, n°2, 1887.

[17] Henri Gouhier, La jeunesse d’Auguste Comte  et la formation du positivisme, Paris, Vrin, 1933.

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Ancien élève de l’ENS Lyon, agrégé et docteur en Philosophie, Thibaut Gress est professeur de Philosophie en Première Supérieure au lycée Blomet. Spécialiste de Descartes, il a publié Apprendre à philosopher avec Descartes (Ellipses), Descartes et la précarité du monde (CNRS-Editions), Descartes, admiration et sensibilité (PUF), Leçons sur les Méditations Métaphysiques (Ellipses) ainsi que le Dictionnaire Descartes (Ellipses). Il a également dirigé un collectif, Cheminer avec Descartes (Classiques Garnier). Il est par ailleurs l’auteur d’une étude de philosophie de l’art consacrée à la peinture renaissante italienne, L’œil et l’intelligible (Kimé), et a publié avec Paul Mirault une histoire des intelligences extraterrestres en philosophie, La philosophie au risque de l’intelligence extraterrestre (Vrin). Enfin, il a publié six volumes de balades philosophiques sur les traces des philosophes à Paris, Balades philosophiques (Ipagine).