François-Xavier Putallaz : Le mal

François-Xavier Putallaz inscrit son essai1 dans la plus pure tradition moraliste des humanistes du siècle des Lumières, qui évoquaient dans un petit livre ce que devait être, pour eux, l’approche éthique du monde ou des sociétés. En effet ce texte d’un peu moins de deux-cents pages se propose-t-il de définir ce qu’est ou ce que n’est pas « le mal » et s’organise comme une excellente initiation à l’interrogation sur ce « terme analogue » (pp. 94-104) et ses implications ; c’est-à-dire sur la défense et l’illustration du bien. Cherchant à prémunir son lecteur de la confusion qui pourrait naître d’une polysémique telle qu’en connaît le substantif « mal », l’auteur nous encourage à considérer tous les arguments moraux, éthiques et biologiques qui impliquent la terminologie du mal. Les exemples convoqués sont souvent médicaux, et témoignent à la fois de l’expertise du philosophe sur les questions de la bioéthique et de sa conviction religieuse d’un monde en lequel le mal ne saurait être plus qu’un défaut d’être, comme le présente lui-même l’essayiste avec « l’utile métaphore » du trou 2.

« Un jour, il arriva qu’un de mes enfants me demanda, au milieu d’une série de questions amusantes : « Peux-tu me dire ce qu’est un trou, mais sans dire ce qu’il y a autour ? » Que le lecteur s’arrête un instant. Il ne sera pas long à bserver que cela lui est impossible. Le trou n’est pas une « chose », un matériau additionnel parmi les choses que l’on voit ou que l’on touche. Il n’est pas une « réalité » comme les autres, visible ou tangible : le trou est une « privation » de tissu à cet endroit précis du pantalon déchiré, une « privation » de gaz dans l’épaisseur de la couche d’ozone, une « privation » de vue chez l’a-veugle ou le malvoyant, une « privation » de vie dans ce corps cadavérique. » 3

À ce propos le néoplatonisme ne lui donnerait pas tort puisque Proclus définit le mal par le concept de la « parhypostase », c’est-à-dire « une contre existence, une réplique inversée du bien, une ombre portée du réel, un relatif second comportant des degrés en face de l’absolu premier qui n’en comporte pas. C’est Porphyre, semble-t-il, qui a utilisé pour la première fois ce substantif […] ; avec Proclus, il prendra définitivement les sens d’opposition, de déviation, de diminution et de dépendance […]. » 4

Une fois la métaphore du trou, toute néoplatonicienne, filée par l’auteur, l’essai poursuit avantageusement par une rapide présentation des deux « pôles » du Mal : ce dont il est cause (médicalement, biologiquement : au sens phénoménologique, en somme) et ce dont il est conséquence (manque moral, défaut, ce que nous envisagerions moralement sous le tutelle proclusienne de la parhypostase). Sans être ni dans la personnification (ce qui conférerait trop d’importance du Mal) ni dans la réification (ce qui évacuerait exagérément la gravité du Mal), l’auteur cherche un juste milieu à partir duquel produire son énoncé — à savoir : la prévalence ontologique du bien, c’est-à-dire de Dieu.

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L’auteur nous conduit d’abord par une enquête dans ce qu’il construit dynamiquement. Ces deux « pôles conjoints, subjectifs dans le malheur éprouvé, objectif dans le mal, qui serviront de fil conducteur à cette analyse » 5 sont deux extrêmes produisant une activité, le tout devenant les « trois pôles du mal », qu’il présente selon le modèle de l’entrelacement :

« En réalité, il y a trois dimensions, et non seulement deux pôles qui s’enlacent. Premièrement et tout d’abord, il y a le mal en lui-même ; deuxièmement, la connaissance qu’on en prend ; troisièmement, la réponse affective qu’on lui donne. » 6.

Cette décomposition en trois dimensions peut très bien s’entendre, en effet, comme les trois aspects philosophiques de toute problématique, et l’auteur suit cette ligne méthodologique : interroger l’être d’une idée ou d’un phénomène, l’intelligibilité que l’on peut ou doit en avoir (se renseigner sur la nature propre de l’idée ou du phénomène) et, enfin, concevoir une économie humaine à propos de cette idée ou de ce phénomène, c’est-à-dire interagir avec.

Plus loin, dans la quatrième partie au cours de laquelle il nous encourage à saisir la diversité du Mal dans sa mobilité même, François-Xavier Putallaz s’étonne de ce que « les philosophes [ne] se soient jamais sérieusement demandé quel était le premier analogué 7 du mal, c’est-à-dire le sens premier que ce terme a pour nous. Je ne dis pas le plus grave, ni le plus terrible (qui serait d’être privé du Bien absolu, être séparé de Dieu), mais le plus immédiat donné dans l’expérience, et autour duquel s’articulent tous les autres sens » 8. Ce faisant, il semble bien sous-entendre qu’une définition ontologique du Mal puisse se trouver du côté théologique : selon la rhétorique des quatre types d’oppositions distinguées par l’auteur 9, si le plus terrible Mal serait d’être privé du Bien absolu, d’être séparé de Dieu, alors il peut y avoir un Mal absolu. C’est au reste l’une des premières définitions théologiques de la question du Mal, que les théologiens ont posée très tôt et dont on l’historicité théologique réunit les énoncés les plus puissants dans la littérature patristique.

La structure logique des trois pôles proposés par Putallaz à propos d’une phénoménologie du mal — comme privation (pp 45 à 62), l’indéniable complexité de sa nature (75 à 90) et de sa diversité (pp. 91 à 104), l’expérience qu’on peut en avoir (pp 105 à 132), qu’il fait suivre d’une quatrième considérations : les enjeux soulevés par l’ensemble de cet essai, c’est-à-dire la question de la production du mal (pp. 133 à 173) — est peut-être à rapprocher d’une certaine conception antique de la morale en général, et du mal en particulier. Car avant même les théologiens, il semble que la morale stoïcienne confrontait déjà la problématique de l’effectivité du mal comme phénoménologie, avec une part objective (ici, physiologique, « apparent ») et l’économie de sa subjectivité comme affliction (« mal moral »), que les seuls vertueux seront capables de rendre grande tandis qu’ils révèlent leur grandeur par là même : « Cette opposition entre mal réel et mal apparent est l’un des thèmes centraux de la morale antique. On le retrouve chez les stoïciens, pour qui le mal moral est le seul qui devrait affecter l’homme, le mal apparent ne faisant qu’éprouver le juste et le fortifier. » 10

Or cette enquête moraliste sur le mal, très proche des critères analytiques choisis par Putallaz pour la direction de cet essai, n’est pas sans rappeler, effectivement, les homélies du Père de l’Église Jean Chrysostome d’Antioche 11 sur l’impuissance du diable. Quoique le personnifiant, l’archevêque de Constantinople refuse au diable toute dignité tutélaire sur la question du Mal. « […] Aucune cause extérieure, qu’elle soit humaine ou démoniaque, n’est considérée par Chrysostome comme la source réelle du mal. Selon lui, le chrétien doit faire preuve de discernement et distinguer entre ce qui appartient à sa nature et ce qui vient de l’extérieur, et faire son propre choix, qui est toujours souverain » 12.

Cela renvoie directement à ce qui est développé par l’Antiochien au cours de la première homélie (H I, 3, 37-49) :

« Considérons nos propres membres ! En effet, nous trouverons qu’ils sont eux aussi cause de perdition si nous ne prêtons pas attention, non par leur propre nature, mais par notre négligence à nous. Examine ce point : l’œil t’a été donné afin qu’en regardant la création, tu glorifies le Créateur et le Maître ; mais si tu ne te sers pas bien de ton œil, il devient pour toi le pourvoyeur de l’adultère. La langue t’a été donnée pour que tu loues, pour que tu chantes le Créateur ; mais si tu n’es pas assez attentif, elle devient pour toi cause de blasphème. Les mains t’ont été donnée pour que tu les élèves dans les prières ; mais si tu n’es pas vigilant, tu les tends pour la convoitise. Les pieds t’ont été donné pour que tu coures accomplir les belles œuvres ; mais si tu es insouciant, tu en feras les instruments des actions mauvaises. » 13

Pour le Père grec de l’Église, le mal n’existe qu’en tant que mésusage d’une intention ou d’une capacité qui, sous le contrôle d’une vigilance appropriée, d’un effort moral constant, est faite pour la réalisation du bien. C’est la question chrétienne — trop chrétienne — du libre-arbitre. Peut-être porté dans une dimension très « subjective », pour reprendre la caractérisation faite par l’auteur lui-même, le sous-chapitre du vouloir primordial du bien (pp. 154-161) de l’essai rappelle l’énoncé de l’homélie chrysostomienne :

« Parce que l’homme est un animal doté d’intelligence, il peut poser des actes libres, et non instinctifs. Face aux innombrables objets qui sollicitent son appétit, il les appréhende d’abord, les saisit, dans leurs différences, les compare donc et en juge finalement en faisant le départ entre ce qu’ils comportent de bon — qui l’attire —, et de moins bon ou de franchement mauvais — qui lui répugne. […] C’est parce que se présentent plusieurs biens, que l’homme déploie son intelligence afin d’évaluer ces […] opportunités, de les comparer et finalement de juger, jusqu’à choisir l’une en renonçant aux autres. Voilà le choix volontaire posé par le « libre-arbitre » : on y décide après délibération, que celle-ci ait été rapide ou longue, aisée ou difficile. […] Voilà le tragique humain, engageant la responsabilité : il faut trancher, et choisir un bien parmi d’autres. Or le mal moral, quelle que soit sa gravité, se produira sitôt que le choix porte sur un bien apparent qui entraîne avec lui une catastrophe : l’attrait de l’argent qui conduit à une escroquerie, la peur de la vérité à un mensonge, l’attrait sexuel à un adultère, l’amour d’une personne à une rupture des engagements, l’obéissance aveugle à une injustice, le respect de l’ordre établi à des actes de barbarie. » 14

Jean Chrysostome était l’un des Pères chrétiens qui parla le premier de la nature et de la question du mal, notamment pour répondre aux manichéens et aux gnostiques, pour lesquels le mal est incarné par un démiurge — ou un « façonneur » — présidant sur la partie mauvaise, c’est-à-dire matérialiste, physique d’un monde dual. Ceux-là voulaient retrancher le mal de la responsabilité de Dieu, et l’attribuer à une autre entité qu’il faudrait combattre par le refus de son propre corps pour les premiers, par la connaissance transcendante du vrai Dieu, pour les seconds. Le mal est donc une erreur d’appréciation humaine, un manque de connaissance des conséquences à venir, une paresse, ou enfin, un usage pervers de la Création.

Or la conclusion que puise François-Xavier Putallaz auprès de Hannah Arendt ne semble pas très différente. En effet, assistant au procès de celui « qui avait techniquement organisé le système des camps de la mort et l’exécution de la « solution finale » » 15, comme l’auteur nous le rapporte, la philosophe allemande fait part de sa stupéfaction, elle qui réalise « la banalité du mal » comme action alors qu’elle se trouve en présence de celui qu’elle imaginait être un monstre, une pure incarnation humaine de monstruosité diabolique et qui n’est qu’un homme monstrueusement ordinaire, monstrueusement soumis à sa hiérarchie et préoccupé par son propre avancement au sein d’une administration huilée en vue d’une efficacité technique et bureaucratique.

L’auteur conclut naturellement sur les mêmes questions, demeurées ouvertes, que celles par lesquelles il ouvrit cet essai sur le mal : « pourquoi le mal ? » S’il n’a pas apporté de réponse, au moins a-t-il proposé une initiation à la méthode d’une phénoménologie du mal. Parmi les vertus de cet essai, on soulèvera notamment celle-ci, et pas des moindres : l’auteur soulève les questions et interroge, dans l’étrange période dont il semble bien que l’Europe a déjà entamé la traversée, la signification d’une effectivité du mal (ce à quoi il refuse subtilement de donner la moindre réponse qui fût « univoque » 16), et la responsabilité de l’individu — comme ego se constituant ainsi que comme élément d’une structure fonctionnant. Plus qu’un simple livre de morale, ce rapide essai tend à ouvrir bien des champs qu’il s’agirait d’exploiter à notre tour afin de se prémunir contre une résurgence quelconque du mal et cela passerait surtout, pour son auteur, en une affirmation décisive de la primauté de l’eudémonisme sur toute autre philosophie existentielle.

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Regards croisés

  1. François-Xavier Putallaz, Le Mal, Paris,
    le Cerf, 2017
  2. François-Xavier Putallaz, Le Mal, éditions du Cerf, 2017, Paris, page 9.
  3. François-Xavier Putallaz, Le Mal, éditions du Cerf, 2017, Paris, page 9.
  4. Daniel Isaac et Carlos Steel, Notice, in Proclus, De l’existence du Mal in Trois études sur la Providence, éditions des Belles Lettres, 2003, Paris, page 13.
  5. François-Xavier Putallaz, Le Mal, éditions du Cerf, 2017, Paris, page 18.
  6. François-Xavier Putallaz, Le Mal, éditions du Cerf, 2017, Paris, page 22.
  7. Voir pages 93 à 96 : sens premier d’un « terme analogue » (c’est-à-dire un terme polysémique), derrière lequel tous les autres sens s’inscrivent dynamiquement.
  8. François-Xavier Putallaz, Le Mal, éditions du Cerf, 2017, Paris, page 96.
  9. François-Xavier Putallaz, Le Mal, éditions du Cerf, 2017, Paris, pp. 50-51.
  10. A. Peleanu, Introduction, page 26, Jean Chrysostome, L’impuissance du diable, collection Sources chrétiennes n°560, éditions du Cerf, édition et notes préparées par Adina Peleanu, révisées par Guillaume Bady, Paris, 2013.
  11. Prêtre né à Antioche entre 344 et 349 de notre ère, devenu archevêque de Constantinople et mort en 407. Il fait partie des Père de l’Église et ses écrits ont été longuement étudiés et présentés au cours des mille sept-cents années qui nous séparent de lui ; aujourd’hui, pour qui ne lit pas solidement le grec ancien, plusieurs de ses textes sont rendus disponibles en français dans la collection Sources chrétiennes par les éditions du Cerf.
  12. A. Peleanu, Introduction, page 27, Jean Chrysostome, L’impuissance du diable, collection Sources chrétiennes n°560, éditions du Cerf, édition et notes préparées par Adina Peleanu, révisées par Guillaume Bady, Paris, 2013.
  13. H I, 3, 37-49, en grec ancien page 136, notes et traduction page 137, Jean Chrysostome, L’impuissance du diable, collection Sources chrétiennes n°560, éditions du Cerf, édition et notes préparées par Adina Peleanu, révisées par Guillaume Bady, Paris, 2013.
  14. François-Xavier Putallaz, Le Mal, éditions du Cerf, 2017, Paris, pp. 154-155.
  15. François-Xavier Putallaz, Le Mal, éditions du Cerf, 2017, Paris, page 137.
  16. François-Xavier Putallaz, Le Mal, éditions du Cerf, 2017, Paris, page 94, où se trouve une rapide réflexion et mise en opposition entre l’univocité et l’équivocité des mots et des idées qu’ils recouvrent et permettent de manipuler.
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Pierre-Adrien Marciset est docteur en philosophie de l’Université de Nice Sophia-Antipolis (2016-2020) auprès de laquelle il a travaillé sur l’herméneutique de la figure littéraire du diable, du XVe siècle au XXe siècle, notamment à partir du mythe de Faust. Professeur certifié depuis 2016, il a enseigné trois ans dans le secondaire dans l’Académie de Nice avant de se consacrer à ses recherches sur la tradition de l’apocalyptique juive et les théories de la connaissances, approchées à partir des néokantiens, puis plus spécifiquement avec les philosophes allemands Ernst Cassirer et Hans Blumenberg.