Jean-Philippe Uzan : L’harmonie secrète de l’Univers

À la redécouverte de Pythagore et de l’harmonie

 

L’harmonie a bien mauvaise presse à l’heure de la déconstruction, c’est le moins que l’on puisse dire : l’on sait avec quelle vigueur Gilles Deleuze s’évertua à chasser de la philosophie le cosmos, cette beauté ordonnée des Grecs, au profit d’un Chaosmos défini comme « l’identité interne du monde et du chaos » (Différence et répétition, Paris, Presses Universitaires de France, « Épiméthée », 1968, p. 382), et l’on se doute qu’elle appartient assurément au champ de la « mythologie blanche », expression par laquelle Jacques Derrida rendait compte de l’oubli par la métaphysique de ses propres origines, de sa scène primitive, plus précisément : de l’utilisation d’analogies, de métaphores, de symboles. Comme l’affirme Polyphile à Ariste dans le dialogue du Jardin d’Épicure que Derrida retranscrit :

« Je crois vous l’avoir assez fait sentir, Ariste : toute expression d’une idée abstraite ne saurait être qu’une allégorie. Par un sort bizarre, ces métaphysiciens, qui croient échapper au monde des apparences, sont contraints de vivre perpétuellement dans l’allégorie. Poètes tristes, ils décolorent les fables antiques, et ils ne sont des assembleurs de fables. Ils font de la mythologie blanche[1] ».

L’harmonie serait ainsi une métaphore usée, qu’il faudrait déconstruire, pour mieux y renoncer, en compagnie des concepts de « système », de « forme », d’« être », etc.

Il faut dire que cette idée d’une consonance générale de l’être fut déjà mise à mal par la physique moderne de Galilée et de Newton : le passage du monde clos à l’univers infini, comme le montra avec tant de brio Alexandre Koyré, fut en effet fatal aux notions de « mesure » et de « proportion » qui guidaient les astronomes de l’Antiquité dans leurs traités. C’était le cas, bien sûr, de l’Almageste, ou Composition mathématique, de Ptolémée et, quoiqu’il critiquât sévèrement les pythagoriciens pour leur abstraction, il n’en reste pas moins que l’astronomie ne saurait être étudiée sans la mettre en rapport avec le traité du savant grec sur la musique, les Harmoniques, qui inspira fortement Boèce au VIe siècle (dans le De Institutione Musica). Si elle dut quitter le giron des sciences modernes, l’harmonie continua néanmoins à trouver dans la philosophie un terrain d’expression privilégié : l’idée de système parvient très certainement à son sommet chez Hegel, mais Heidegger est également friand de métaphores musicales, par exemple dans son commentaire des Hymnes de Hölderlin dans lequel il joue avec la famille de mots issus du verbe stimmen (stimmen : accorder ; die Stimmung : tonalité, ambiance ; die Stimme : la voix ; bestimmen : déterminer, donner le ton).

Bannie de la science moderne, déconsidérée par les philosophes de la déconstruction, l’harmonie opérerait-elle son grand retour grâce aux avancées spectaculaires de l’astrophysique (et, par conséquent, de la physique quantique) ? C’est en tout cas le pari de Jean-Philippe Uzan, auteur de L’harmonie secrète de l’Univers paru initialement en 2017 aux Éditions La ville brûle, et réédité plus récemment, en 2019, chez Flammarion dans la collection « Champs sciences[2] ». L’ouvrage nous offre d’une part une perspective historique, rappelant les origines pythagoriciennes de l’harmonie et mettant en exergue sa présence constante, et même centrale, dans l’histoire des idées, philosophiques et scientifiques, et d’autre part des aller et retour permanents entre cosmologie et musique, toutes les analogies et les transferts se trouvant ici fondés sur les théories de la physique. L’occasion pour nous de replonger dans quelques incontournables  lectures : tout d’abord, les trois Vie de Pythagore dont nous disposons (celles de Diogène Laërce – elle correspond au livre VIII de Vies et doctrines des philosophes illustres –, de Porphyre et de Jamblique) ; puis dans les soixante-et-onze Vers d’Or de Pythagore ; ensuite dans des ouvrages de philosophes français quelque peu oubliés mais pionniers dans les études pythagoriciennes (André Chaignet et son Pythagore et la philosophie pythagoricienne datant de 1873 comprenant la traduction des Fragments de Philolaos de Crotone et d’Archytas de Tarente ; Armand Delatte et ses Études sur la littérature pythagoricienne parues en 1913 ; la thèse de troisième cycle de Marcel Detienne parue en 1963 et intitulée De la pensée religieuse à la pensée philosophie – la notion de Daimôn dans le pythagorisme ancien) ; enfin, dans les ouvrages du philosophe contemporain dont l’œuvre est par excellence sous-tendue par la philosophie pythagoricienne et le leitmotiv du pentagramme : à savoir Jean-François Mattéi, à qui l’on doit, entre autres, le « Que sais-je ? » qui porte le titre Pythagore et les pythagoriciens (1983), mais aussi L’ordre du monde (1989), sous-titré Platon-Nietzche-Heidegger, qui propose une lecture de l’histoire de la philosophie fondée sur la persistance, discrète mais bien réelle, des catégories pythagoriciennes.

« Deux sciences sœurs »

Débutons par un rappel bien connu : ce serait à Pythagore que nous devrions le mot même de « philosophe » ; à Léon, le tyran de Philonte, qui, émerveillé, l’aurait qualifié de « sage » (sophos), le savant aurait rétorqué qu’il préférerait être reconnu comme « philosophe » (philo-sophos), ami de la sagesse, car, contrairement aux hommes qui partent éperdument à la quête du gain et de la gloire, il a pour sa part choisi la voie de la contemplation qui le mène à admirer l’ordre du monde : « Belle est, assurément, la vision du ciel tout entier et des astres qui s’y déplacent, si l’on parvient à saisir leur ordre ; mais cela ne se produit que par participation au Premier et à l’Intelligible » écrit ainsi Jamblique dans le paragraphe 58 de sa Vie de Pythagore[3] lorsqu’il commente la réponse de Pythagore à Léon. Par conséquent, le lien entre philosophie, astronomie (« la vision du ciel et des astres ») et mathématique (la référence au « Premier ») n’est guère accessoire ou accidentel, il se situe à l’origine même de la philosophie, en tout cas telle que l’Académie platonicienne, à qui l’on doit très certainement le récit précédent, la mit en scène et en mots.

Deux autres anecdotes complètent cette première approche : d’une part, Jamblique raconte que, consulté par l’assemblée des Mille de Crotone lui demandant son avis éclairé, Pythagore aurait conseillé de construire un sanctuaire des Muses (Jamblique, op. cit., p. 26) ; d’autre part, il narre comment Pythagore reconnut les sons de l’octave, puis de la quarte et de la quinte, en entendant un forgeron battre le fer sur un enclume : de cette expérience serait né la gamme musicale (Jamblique, op. cit., p. 66-67). Cela signifie que la philosophie est également indissociable de la musique ; ce que confirme Platon dans le Phédon en 61 a, « comme on encourage les coureurs, le songe m’incitait, croyais-je, à poursuivre ce que je faisais, c’est-à-dire pratiquer l’art des muses : j’y voyais la plus haute philosophie, et c’était mon exercice ».

Mais si pour Platon, comme le rappelle très à propos Jean-Philippe Uzan (p. 15), « il semble que, comme les yeux ont été formés pour l’astronomie, les oreilles l’ont été de même pour le mouvement harmonique et que ces deux sciences sont sœurs » (République, 530 d), c’est qu’il partage ce même postulat métaphysique selon lequel le Nombre constitue l’ultime réalité, c’est que ces sciences, astronomie et musique mais également physique, ne se saisissent en leur essence respective qu’en rapport avec la structure mathématique du réel, qu’en rapport avec l’harmonie constitutive de leurs objets de contemplation. Cette souveraineté du Nombre, relevée tant par les disciples de Pythagore que par ses biographes et même des philosophes n’appartenant pas à son école (tel Aristote en sa Métaphysique) explique que le pythagorisme relève à la fois de la science et de la mystique : de la science, car il se trouve à l’origine de spéculations rationnelles qui pavent la voie à de nombreux raisonnements et découvertes scientifiques ; de la mystique, car il développe une croyance dans le pouvoir des nombres, les considérant à l’égal des dieux immortels.

Le « son et lumière » du cosmos

Tout l’intérêt de l’ouvrage de Jean-Philippe Uzan est de conférer une assise scientifique aux analogies pythagoriciennes que d’aucuns pourraient juger relever de la superstition : il y aurait donc plus qu’une structure mathématique commune entre l’astrologie et la musique. Mais nous nous heurtons ici à un problème scientifique : en effet, puisque l’univers est vide et que, par conséquent, le son ne s’y propage guère, comment pourrions-nous entendre la « chant des étoiles » ? Dit autrement : sommes-nous capables de convertir la lumière, qui elle nous parvient, en sons ?

Première étape : nous connaissons effectivement des cas où la lumière se transforme en son, et le son en lumière. Il s’agit de la radio qui nous apprend ainsi qu’« un signal sonore peut voyager sous une forme physique différente entre son point d’émission et notre observation » (p. 106). Deuxième étape, dont la scientificité est douteuse mais la teneur symbolique indéniable : l’hypothétique correspondance entre les couleurs et les notes, ainsi qu’entre les largeurs des bandes de couleurs de l’arc-en-ciel et les rapports entre les notes, qui fonde l’idée même de la gamme chromatique. Dans les deux cas se trouve assurée une convertibilité entre lumière et son qui devint effective le 14 septembre 2015 lorsque les deux détecteurs américains LIGO (Laser Interferometer Gravitational-Wave Observatory) ont enregistré la trace, sous forme d’onde gravitationnelle, de la fusion de deux trous noirs.

Voici alors le projet de Jean-Philippe Uzan et de ses collègues : puisque les ondes gravitationnelles sont émises à la suite de la déformation de l’espace-temps par un corps massif, puisque donc la topologie est essentielle dans la propagation de vibrations, peut-on imaginer un dispositif capable d’entendre la forme de l’univers ? Et pourrions-nous déduire la forme de l’Univers primordial à partir de l’analyse de ses ondes acoustiques ? Assurément oui :

« L’Univers a chanté pendant 380000 ans, et cette musique est d’origine quantique. Elle nous parvient sous forme d’ondes radio que nous savons détecter pour reconstituer la symphonie primordiale qui a structuré notre univers » (p. 138).

Une fois établie la convertibilité du son en lumière et de la lumière en son, l’auteur nous propose alors un voyage entre musique et astronomie, nous faisant entendre le chant des atomes, des pulsars, du big bang, présentant des pièces de musique construites à partir de cartes du ciel, nous présentant même une étonnante astronome aveugle observant l’univers grâce aux sons qu’il émet.

Jean-Philippe Uzan a écrit un ouvrage élégant et largement accessible aux non-spécialistes : aux philosophes, les théories de la physique sont présentées de façon claire et pédagogique ; et le scientifique trouvera une exposition synthétique du pythagorisme à travers l’histoire, de l’Antiquité grecque jusqu’à la science moderne en passant par Boèce et le Moyen Âge.

Le seul regret que nous pourrions nourrir, c’est que l’auteur n’insiste pas davantage sur le rôle de l’analogie dans la théorie pythagoricienne – elle est présente, mais guère thématisée en tant que telle – : certes, le pythagorisme accorde au Nombre une souveraineté ontologique, mais l’harmonie résulte bel et bien d’un juste rapport – encore appelé proportion ou mesure – entre les nombres. D’où le souci de distinguer différents types d’égalité : égalité arithmétique, égalité géométrique et égalité harmonique, chacune d’entre elles étant reliée à un régime politique ainsi qu’à la conduite de l’âme. L’étude des proportions dans l’astronomie et la musique conduit ainsi tout droit à une pensée de la justice et de la prudence.

Et, surtout, ce détour conclusif nous permet de boucler la boucle et de renchérir sur les propos que nous tenions dans l’introduction de cette recension. Si l’analogie fut aussi centrale dans le pythagorisme, elle le demeura chez Platon et dans l’Académie, de telle sorte qu’elle a partie liée avec la naissance et l’histoire de la philosophie. Ce n’est donc pas un hasard si Gilles Deleuze, prétendant renverser le platonisme, souhaite « neutraliser les forces d’analogie dans le jugement » (Différence et répétition, op. cit., p. 57) car « l’analogie fut toujours une vision théologique, et non pas philosophique, adaptée aux formes de Dieu, du onde et du moi » (Logique du sens, Paris, Les Éditions de Minuit, « Critique », 1969, p. 210). Rendons grâce, alors, à Jean-Philippe Uzan de mettre en évidence que la science la plus contemporaine ne s’enferme pas dans la platitude de l’univocité.

[1] Jacques Derrida, Marges de la philosophie, Paris, Les Éditions de Minuit, « Critique », 1972, p. 253

[2] Jean-Philippe Uzan, L’harmonie secrète de l’Univers, Paris, Flammarion, « Champs sciences », 2019.

[3] Jamblique, Vie de Pythagore, Paris, Les Belles Lettres, 2011, p. 33.

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