Jean Vioulac : Apocalypse de la vérité

On pouvait s’en douter. Quelque chose nous disait bien que la détestation de la technologie moderne exprimée sur un ton de prophète annonçant la fin du monde dans les ouvrages de Jean Vioulac devait certainement dissimuler quelque motif secret, prendre son sens au regard d’une interprétation générale des choses encore tue jusqu’à présent. Elle nous est donnée, désormais sans fard ni détours, dans son dernier ouvrage, Apocalypse de la Vérité, qui vient de paraître aux éditions Ad Solem1. L’issue attendue de la pensée déployée dans les ouvrages précédents : L’époque de la technique en 2009, et La logique totalitaire en 2013 (tous les deux publiés aux PUF dans la prestigieuse collection Epiméthée) clôt ce qui a pu prendre la forme d’un cycle, en nous livrant ce qui semble bien être le fin mot de l’histoire, aussi bien au sens figuré (ce qui guidait et ce à quoi aboutit en définitive la réflexion de Vioulac) qu’au sens propre (car c’est à la question du sens de l’Histoire elle-même, dans son ensemble, que l’auteur prétend ici répondre). On voit qu’il ne s’agit pas d’une mince affaire, et que le propos ne saurait être pris avec trop de sérieux. Après avoir aussi brièvement que possible présenté la pensée de Vioulac nous essayerons de voir quelle interprétation nous pourrons, à notre tour, et dans un sens peut-être différent, en proposer.

C’est en premier lieu dans le sillage de Heidegger qu’il faut situer la pensée de Jean Vioulac. Lui-même donne comme sous-titre à son Apocalypse de la Vérité : Méditations heideggériennes. C’est en effet dans les pas du penseur allemand que Jean Vioulac s’engage pour mener à bien sa méditation, depuis son premier ouvrage sur la technique, sous-titré, déjà : Marx, Heidegger et l’accomplissement de la métaphysique. Les choses sont très claires à ce sujet : « penser la technique ne peut consister qu’à penser avec Heidegger », écrit Jean Vioulac dès l’introduction de son ouvrage L’époque de la technique en 2009, précisant : « il s’agit […] non pas de traiter de Heidegger, mais de ce dont Heidegger traitait ». Réfléchir à ce que dit Jean Vioulac, c’est donc inévitablement aussi, dans le même mouvement, réfléchir à ce que Heidegger disait, en général et concernant la technique en particulier, et c’est ce qu’il ne faudra pas oublier au moment de tirer les leçons de l’aventure intellectuelle conduite ici.

Ce que va faire Jean Vioulac dans ses volumineux ouvrages consiste donc à dégager aussi précisément que possible le sens que peut avoir le fait, pour Heidegger, que la technique constitue l’essence même de notre époque. L’explication de cette conception des choses est à chercher dans la radicalité de la pensée heideggérienne concernant la technique. Au-delà des clichés bien connus des élèves et des professeurs de Terminale sur la technique moderne transformant, d’après Heidegger, le monde en matière utilisable, disponible pour l’exploitation que les hommes veulent en faire, le premier mérite du travail de Vioulac consiste à ressaisir la radicalité de la critique par Heidegger de la technique. C’est en effet, non seulement notre monde moderne, mais l’ensemble de l’histoire occidentale (et par extension l’ensemble de l’histoire mondiale dans le sillage de l’Occident) qui se trouve constituer le résultat tragique d’une monumentale erreur. Pour Heidegger en effet, la technique – qui caractérise notre époque – constitue l’accomplissement de la métaphysique tout entière depuis le moment où les Grecs ont assimilé la vérité au logos, à la raison. La faute originaire consiste dans ce que Jean Vioulac appelle « l’Amêmement » de l’être et du logos : tandis que l’être n’est pas un étant lui-même (c’est la fameuse « différence ontologique ») mais ce qui donne l’être aux étants, la décision grecque d’identifier la vérité à la raison réduit l’être à l’étant, ou plutôt, selon la célèbre formule de Heidegger institue « l’oubli de l’être ». Le destin de la métaphysique occidentale (et par là on peut entendre en somme le sens que l’Occident donne fondamentalement à ce qui existe) et dans le même mouvement, de l’histoire occidentale en son entier est dès lors scellé. Nous ne vivons aujourd’hui que les soubresauts ultimes de cette erreur.

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Cette faute originaire des Grecs, nous explique Vioulac, réside dans leur méprise concernant l’essence de la vérité, aléthéia en grec. En nommant la vérité « adéquation » entre la pensée et la réalité, les Grecs (Platon notamment) ont finalement rabattu le logos sur l’étant, tandis qu’une attention plus grande à l’étymologie de l’aléthéia leur aurait permis de comprendre que la vérité est en réalité fondamentalement retrait, privation (le « a » privatif d’aléthéia) à l’égard de l’obscurité de ce qui demeure caché (léthé). La vérité est d’abord ce qui est arraché à ce milieu obscur, le résultat d’une lutte, d’un « décèlement » de ce qui était scellé, par rapport à quoi la notion de vérité comme adéquation n’est jamais que secondaire.

Faute d’avoir, comme l’a fait Heidegger, médité correctement la nature de la vérité, les Grecs ont entraîné l’histoire de l’Occident vers sa perte. Dès lors tout s’enchaîne : la vérité saisie malencontreusement comme adéquation, œuvre de la raison, réduit l’ensemble de l’étant à ce qui peut être saisi par la pensée (Principe de Raison), c’est-à-dire in fine à ce qui peut être évalué, calculé et aujourd’hui numérisé. « L’Amêmement », la mise en équivalence de la raison et de l’étant (l’être lui-même se trouvant oublié) ouvre la voie à la saisie sans cesse grandissante du réel comme ce qui peut être calculé et par suite comme ce qui peut être exploité, rendu utile pour l’homme. Mais – et c’est la source du tragique essentiel de notre époque – l’homme se trompe lorsqu’il croit être le bénéficiaire ultime de cette réduction du monde au calcul, car ce processus, qui n’est rien d’autre que l’accomplissement de la métaphysique grecque, poursuit en réalité ses propres fins. L’exploitation maximale du réel mise en œuvre par le capitalisme se retourne contre l’homme, en l’exploitant lui-même (d’où la référence fondamentale à la critique du capitalisme de Marx), et, en saisissant les choses à travers la puissance de la machine (qui n’est que la mise en pratique du calcul de toutes choses), c’est vers la Catastrophe d’un monde entièrement automatisé et qui risque de se détruire lui-même (automatisé en attendant d’être atomisé) que se précipite l’homme, devenu simple rouage de l’ensemble, fonctionnaire du Système à quoi se résume la Métaphysique occidentale.

A force d’appareillage, l’appareillement

Cette radicalité de la description heideggérienne des choses, qui situe le péché originel de l’Occident chez les Grecs de l’antiquité, trouve de belles illustrations contemporaines dans l’œuvre de Jean Vioulac lorsqu’il décrit l’extrême technicité de notre époque comme le summum de l’accomplissement de cette course à l’abîme commencée il y a si longtemps. Dans une image saisissante (citée aussi bien dans son dernier ouvrage que, déjà, dans celui de 2009), Vioulac montre comment notre époque conçoit toute chose sous l’angle de la machine : ainsi le soleil lui-même, saisi autrefois comme Dieu tutélaire dispensateur de la vie, est aujourd’hui conçu comme machine à transformer, en un processus gigantesque incessant, de l’hydrogène en chaleur et en lumière. Ce que Vioulac appelle la « machination » constitue précisément cette perception de toutes choses sous l’angle de la machine. Non seulement, à présent, les machines nous entourent mais nous percevons tout comme machine. Témoin et en réalité stigmate de notre époque, la prolifération envahissante et inarrêtable des appareils de plus en plus sophistiqués autour de nous (ordinateurs, smartphones, télévisions) signe l’achèvement de ce processus. Tout est réduit au calcul, à ne plus être (et l’homme lui-même) que des pièces interchangeables dans l’immense fonctionnement de la machine mondiale (qui se transforme aujourd’hui en calcul informatique dans l’autre réalité du Cyberespace), c’est ce que l’on peut appeler « l’appareillement », la réduction tragique de toute la diversité du monde au pareil, au semblable : simple objet de calcul et pièce de la Machinerie.

Devant une situation aussi catastrophique, une question se pose alors : qu’attendre ? Qu’espérer ? Y a-t-il seulement un espoir possible de se sortir de ce gigantesque mouvement vers l’abîme ?
A la fin de son dernier essai, La logique totalitaire, en 2013, Jean Vioulac nous avait laissé sur une forme de suspens. Après avoir voué aux gémonies l’ensemble de la technique moderne, ayant dressé ce portrait sans appel de la perdition de notre monde à l’époque de la technique (car cette déchéance née de la métaphysique grecque s’est aujourd’hui étendue à l’ensemble de la planète via le capitalisme mondialisé et l’informatisation triomphante), il ne semblait plus qu’aucune solution soit envisageable. Vioulac lui-même le reconnaissait : « Peut-être est-il déjà trop tard. » écrivait-il, page 315. Néanmoins, son ouvrage se terminait sur ce dernier espoir, ambigu et à peine esquissé : « La révolution ne peut donc plus rester dans l’espace d’une histoire dont elle serait condamnée à poursuivre l’errance, elle suppose la rupture eschatologique avec l’histoire comme telle : elle suppose l’inauguration d’une autre histoire, événement inouï que nul ne sait comment provoquer ou préparer » (p. 321)…

L’ampleur de la tâche, on le mesure, paraissait énorme. Inaugurer une « autre » histoire mondiale ne constitue certes pas une mince affaire, et ce d’autant plus lorsque personne ne sait comment procéder…

La solution trouvée par Jean Vioulac au problème fondamental de l’histoire occidentale se révèle donc dans ce dernier ouvrage, justement nommé Apocalypse de la vérité (apocalypse signifiant « révélation » en grec, comme chacun sait). On l’aura compris effectivement, il existe bel et bien pour Jean Vioulac la possibilité d’inaugurer une « autre histoire »… à cette différence près que cette inauguration a déjà eu lieu, depuis pas moins de deux mille ans ! Et le titre de son ouvrage nous en donne précisément la clé : il s’agit de choisir contre le dévoilement erroné de l’aléthéia grecque (dont on a vu que les Grecs l’avaient faussement identifiée au logos), cet autre dévoilement plus fidèle à l’esprit authentique de l’aléthéia que constitue la révélation chrétienne. Et c’est en restant totalement dans l’esprit de Heidegger que Jean Vioulac produit ce retournement apparent de situation, car les derniers mots du Maître de Fribourg confessaient précisément que selon lui « Seul un Dieu peut nous sauver ».

En saisissant qu’il faut s’en remettre finalement à l’espérance de la foi chrétienne pour sauver notre monde de la barbarie technologique, la pensée de Jean Vioulac ne propose, selon ses propres termes, « aucune ‘‘solution’’ au danger technique », elle ne propose concrètement pas autre chose que d’attendre, mais d’une attente mystique sur laquelle se conclut l’ouvrage, par ces mots : « Elle ne donne rien à faire, si ce n’est se tenir résolument dans l’imminence eschatologique, et notre époque impose ainsi d’elle-même la communauté eschatologique qui définissait le christianisme primitif : nouveau peuple qui sort de l’histoire parce qu’il se rassemble dans le temps de la fin ; non pas la fin du temps, mais un temps qui s’est ‘‘comprimé’’ ou ‘‘contracté’’ (1 Corinthiens 7, 29) par la conscience que ‘‘la fin de toutes choses est proche’’ (1 Psaumes 4, 7), c’est-à-dire un temps qui n’attend plus rien du temps, qui a toujours déjà récusé tout progrès historique pour se situer sur le parvis de l’éternité. » (p. 254)

Seul un Dieu peut-il nous sauver de la technologie ?

Sur quoi tout cela débouche-t-il ? Comment apprécier la réflexion conduite ici ? On peut évidemment applaudir des deux mains et s’incliner devant tant de clairvoyance. Il n’y a guère de doute que les contempteurs actuels de la technologie y trouveront matière à réflexion et motifs de compréhension mutuelle, de quelques horizons qu’ils viennent.

On peut aussi penser, d’un autre côté, qu’une telle présentation des choses, aussi énorme et boursouflée s’effondre d’elle-même sous le poids de sa propre inanité. Imaginer sans rire et prétendre sans ciller que l’ensemble de l’histoire occidentale s’est égarée depuis l’époque du « miracle grec » en proposant de revenir à l’interprétation du monde de Saint Irénée a de quoi faire lever les yeux au ciel (c’est le cas de le dire) et décourager toutes les bonnes volontés de compréhension charitable. En matière de caractère réactionnaire, pourrait-on dire, si l’on tient à prendre les choses avec humour, la pensée de Jean Vioulac se pose là… En général les réactionnaires sont accusés de vouloir revenir aux valeurs de l’Ancien Régime, ou, plus modestement, à une vision patriarcale, moralisatrice et figée du monde, en somme à une sorte de « pétainisme » effroyable. Mais tout cela paraîtra de la petite bière en réalité, comparé à ce que l’on pourrait ironiquement qualifier de « réactionnisme radical » dans la pensée de Jean Vioulac, reprenant Heidegger, car ici l’époque à partir de laquelle la déchéance de l’humanité a commencé n’est rien de moins que l’époque classique des Grecs (le 5ème-4ème Siècle avant Jésus-Christ)…. On peut difficilement trouver plus exigeant en matière de retour en arrière.

Plus profondément on pourra douter qu’une analyse de la technologie moderne partant d’un concept aussi épais que la différence ontologique heideggérienne de l’être et de l’étant puisse être d’aucune utilité pour cerner un tel phénomène… Quand on utilise un concept aussi large (sans préjuger de sa pertinence philosophique), qui conduit à déceler une erreur d’interprétation concernant la compréhension à tenir au sujet du monde remontant à l’antiquité, n’utilise-t-on pas une pince bien trop large et imprécise pour saisir un phénomène aussi subtil et récent que la technologie moderne (car c’est bien comme une pensée de la technologie que se présente d’abord le travail de Jean Vioulac) ? A moins qu’il ne s’agisse de comprendre que ce n’est pas en réalité de la technologie dont on parle ici depuis le départ, mais d’autre chose…

Et pour comprendre de quelle autre chose il s’agit, il est sans doute nécessaire de remonter à la source de l’inspiration qui guide la réflexion proposée ici.

Il semble en effet que, comme on l’a dit, la pensée de Vioulac nous en dise en définitive beaucoup plus sur la pensée de Heidegger lui-même, dont Jean Vioulac ne constitue au fond qu’un épigone ou au mieux un exégète. Et le résultat, quand on y regarde bien, n’est guère enthousiasmant, d’un strict point de vue philosophique. Suivre au plus près la critique heideggérienne de la technique comme le fait Vioulac, aller jusqu’au bout de son projet et en discerner les véritables finalités consiste en effet à… revenir au christianisme, et rien d’autre. Voilà qui pourra sans doute paraître un peu court et pour le moins décevant si l’on faisait partie de ceux qui, par mégarde, espéraient d’un philosophe au discours apparemment radical comme Heidegger et à la vision d’une supposée originalité incommensurable autre chose qu’un simple retour à une pensée religieuse déjà vieille de deux millénaires. Pourtant, c’est bien semble-t-il à cette conclusion que la réflexion de Vioulac nous conduit : prendre au sérieux la critique heideggérienne de la technique moderne conduit mutatis mutandis à adopter la vision chrétienne de la vérité, et probablement le christianisme qui va avec, « ni plus ni moins » serait-on tenté de dire… Voilà, on s’en doute, qui réjouira les chrétiens – et ce n’est certes pas un hasard si la « révélation » finale de ce tryptique intellectuel a lieu non plus aux Presses Universitaires de France mais dans la très catholique maison d’édition Ad Solem, le tout préfacé par le non moins catholique Jean-Luc Marion. A l’inverse, les heideggériens moins directement attirés et inspirés par les vapeurs de bénitier auront sans doute le coming out final de Vioulac moins sympathique, moins en odeur de sainteté pourrait-on dire.

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Heidegger, hélas

Plus sérieusement, l’intérêt principal de la démarche cohérente de Vioulac me paraît être évidemment – et de manière sans doute bien involontaire – de révéler, notamment à ceux qui l’ignoraient encore, que philosophiquement, selon la formule facile mais avérée, les chemins heideggériens ne mènent nulle part. Si l’on demande aujourd’hui à beaucoup de professeurs de philosophie, et même à beaucoup de philosophes, quel penseur incontournable ils citeraient pour évoquer la question de la technique au 20ème Siècle il ne fait guère de doute que le nom de Martin Heidegger serait certainement parmi les quelques références de premier plan les plus couramment citées. Or, ce qu’ignorent sans doute, ou du moins pouvaient ignorer jusqu’au travail de Vioulac, ceux que fascinent encore les imprécations sur « l’oubli de l’être » et qu’impressionnent les rodomontades sur la technique mettant à disposition l’étant comme ustensile au service de l’homme, c’est que tout ce vocabulaire de l’assujettissement de la nature et de la déréliction n’avait pas d’autre débouché philosophique que les lettres de l’apôtre Saint Paul aux Corinthiens (citées abondamment p. 118, 119, 121), et aux Thessaloniciens (p. 119), pas d’issue fondamentalement différente que les Sermons de Maître Eckhart (cités à d’innombrables reprises dans Apocalypse de la vérité). Le décillement des yeux que produit à cet égard la méditation de Vioulac sera, on peut l’espérer, salutaire. Après lui, il ne sera plus possible d’ignorer le sens que prend, sans doute de manière inéluctable, la poursuite au plus près de la méditation heideggérienne concernant la technologie.

Mais pourquoi, se demandera-t-on, la pensée de la technique chez Heidegger est-elle justement aporétique ? Pourquoi se conclut-elle par ses fameux mots mystérieux de Heidegger dans sa dernière interview pour le journal Der Spiegel affirmant que « Seul un Dieu peut encore nous sauver » (« Nur noch ein Gott kann uns retten. », Der Spiegel, 23 Septembre 1966) ?

Sans doute précisément parce qu’elle constitue, cette tentative de Heidegger, dès l’origine le décalque d’un projet radicalement différent, le projet religieux vis-à-vis du monde. C’est cette clé de compréhension que nous fournit, au terme de son étude de la technique sous le patronage de Heidegger, la « conversion » intellectuelle de Jean Vioulac (ancien professeur lui-même au vénérable Institut Catholique de Paris). La rigueur avec laquelle il conduit son interprétation de la pensée du Maître nous semble, en tous les cas, une bonne raison de le penser.

La dette impensée

S’agit-il de dire que Heidegger ne fait en somme que rejouer dans sa propre philosophie la démarche de la pensée religieuse ? Le hasard éditorial a étrangement voulu que, au moment même où sortait en librairie le dernier ouvrage de Jean Vioulac chez Ad Solem paraisse en même temps la réédition, chez Vrin, de l’ouvrage fameux de Marlène Zarader La dette impensée Heidegger et l’héritage hébraïque (initialement publié aux Editions du Seuil, en 1990). Or, dans cet ouvrage, comme on le sait, Marlène Zarader revient sur l’occultation qu’a subi chez Heidegger le legs intellectuel de l’héritage hébraïque. En réalité, la mise à distance de tout ce qui a rapport à l’univers de la foi chez Heidegger, du moins dans ses déclarations, dissimule la proximité très étroite de ses propres réflexions avec la tradition croyante. C’est en particulier sa méditation sur l’être qui offre d’étonnantes analogies avec ce que la tradition religieuse dit de Dieu. Marlène Zarader écrit à ce sujet : « La question qui se pose ici est donc la suivante : le renouvellement, si fructueux, que Heidegger fait subir à la question de l’être n’est-il pas dû, en partie au moins, à des catégories de pensée ou d’appréhension qui trouvent précisément leur origine dans l’approche biblique de Dieu : ce Dieu caché, qui se révèle dans l’histoire, qui s’abrite dans la parole, qui est à tout instant en danger d’oubli, etc. ? C’est dire qu’il ne s’agit nullement de rapprocher le Dieu d’Israël de l’être grec, mais d’examiner si Heidegger ne se sert pas de catégories de pensée héritées des Juifs pour penser une teneur-de-question héritée des Grecs. Si tel était le cas, cette question de l’être, ouverte par les Grecs, se trouverait réélaborée grâce à une perspective ouverte par l’approche biblique de Dieu. Perspective doublement méconnue par Heidegger, dans la mesure où il ne se borne pas à nier toute influence du christianisme (qu’il s’agisse de la foi ou de la Révélation qui la soutient) sur la pensée, mais ampute le christianisme lui-même de son lien indéracinable au texte vétéro-testamentaire. Ainsi la dimension hébraïque se trouve-t-elle deux fois recouverte. » (p. 150)

Il serait évidemment tentant de se dire, sur le fond de ce refoulement par Heidegger de la pensée issue de la foi, qu’en imaginant le concept de différence ontologique entre l’être et l’étant, et en tournant sa méditation vers l’être, Heidegger ne ferait au fond que faire jouer à ce qu’il appelle l’être le rôle que joue Dieu dans la pensée théologique. Même si la réflexion de Marlène Zarader conduit inévitablement à cette interrogation, elle-même cependant la récuse fermement : « Cela ne signifie pas que l’être dont il parle soit tout simplement assimilable au Dieu biblique. Toutes les tentatives qui s’efforcèrent de rabattre le premier sur le second – de voir dans l’être heideggérien une transcription ou une laïcisation de Dieu – se sont soldées par un échec. », écrit Marlène Zarader page 163, sans malheureusement indiquer à quelles tentatives elle songe précisément.

On peut malgré tout se demander si cette réticence à reconnaître cette identité de Dieu et de l’être chez Heidegger est justifiée. Sans vouloir trancher ici un débat aussi délicat, on peut cependant se demander si un ouvrage comme Adversus Heidegger signé Oriane d’Ontalgie (cahiers de l’Unebévue, Paris, 2012) ne fait pas sur ce sujet preuve de plus de franchise et de plus de lucidité, en affirmant : « Heidegger était parti de ce qui pouvait passer pour un ‘‘subtil distinguo’’ bien fondé : ‘‘L’être de l’étant n’‘‘est’’ pas lui-même un étant’’. Mais en sécularisant Kierkegaard, en définissant le rapport de l’homme à l’Être sur le modèle du Devant Dieu de Kierkegaard, en subsumant le tout sous le signe de l’Ereignis comme concept ultime, Heidegger a mis l’Être à la place de Dieu. Et il y a certaines places qui prédéterminent ce qui arrive à leurs occupants. […] Cette déification de l’Être est ce que consacre sa nomination comme Seyn. […] La déification de l’Être n’est nullement corrigée du fait que les paroles attribuées à l’Être par Heidegger sont écrites entre les lignes des grands philosophes. La Saga de l’Être est seulement transformée ainsi en une nouvelle Bible où Moïse et Salomon, sont remplacés par Platon et Aristote, saint Jean et saint Paul par Kant et Hegel. La déification de l’Être aboutit ainsi à une religion de l’Être ou le sola scriptura est appliqué à la Saga de l’Être. La déification de l’Être est le tour de bonneteau qui domine toute l’œuvre de Heidegger. » (p. 75-76) Oriane d’Ontalgie en conclut que cette déification de l’Être fait de lui « un Dieu pour athée incohérent. » Il n’y aurait donc rien de plus logique que de vouloir chercher à remettre un peu de cohérence dans tout ce parcours…

Quoi qu’il en soit donc de cette identité troublante de l’être de Heidegger, ou plus exactement de l’Estre (transcription française de la graphie archaïque Seyn en allemand, que Heidegger choisit finalement pour exprimer la majesté de l’être), avec le Dieu de la Bible, ou simplement de cette proximité entre les deux pour reprendre le langage plus prudent de Marlène Zarader, il semble clair qu’une voie d’interprétation suggestive nous est proposée ici pour mieux cerner à la fois les raisons de cette mystérieuse parole terminale de Heidegger affirmant que « Seul un Dieu peut encore nous sauver » (de la technologie) et le parcours qui a conduit Jean Vioulac, empruntant les sentiers de Heidegger, à trouver dans la révélation chrétienne la solution à l’oubli de l’être des anciens Grecs. L’interprète de Heidegger ne débouche sans doute in fine sur le Dieu des chrétiens que parce que dès le départ les deux sont beaucoup plus proches qu’il n’y paraît au premier abord.

L’affrontement de deux projets

De manière plus générale, l’itinéraire de Jean Vioulac et le regard qu’il nous force à poser rétrospectivement sur la pensée de Martin Heidegger ne peut manquer de susciter un certain nombre de questions. Comprenant la proximité de la réflexion heideggérienne avec la pensée religieuse, une question en particulier s’impose à l’esprit, question à laquelle on peut très brièvement ici proposer quelques éléments permettant d’y répondre. Pourquoi en effet, se demandera-t-on, cette opposition apparemment si frontale du projet religieux et de ceux qui d’une manière ou d’une autre en sont proches à la technique moderne ? Comme l’a finement observé en effet le philosophe français Michel Puech dans son ouvrage Homo Sapiens Technologicus (éditions Le Pommier, 2008) avec lequel on pourra lire ici un entretien, le trait commun et assez intriguant de la plupart des penseurs les plus farouchement opposés à la technique à notre époque paraît bien être leur commune inscription, plus ou moins clairement revendiquée et assumée mais toujours présente (même en filigrane donc chez des auteurs dont on ne soupçonnerait pas au premier regard qu’ils en soient si proches) dans une tradition religieuse, le judaïsme par exemple chez Hans Jonas, ou le plus souvent, chez la plupart de ces auteurs, le christianisme, voire l’islam. Michel Puech écrit : « Martin Heidegger, Jacques Ellul, Hans Jonas, Michel Henry, Roger Garaudy : la dénonciation de la technologie est une revanche du religieux. Ses prophètes dénoncent le présent au nom d’une idéologie venue du passé, dans des versions plus ou moins dogmatiques, mais toujours et partout inquiétantes. Ce n’est pas un retour du religieux, mais une revanche. En réclamant autre chose que la civilisation technologique, ce n’est pas à nos ordinateurs ni à nos motos qu’ils en veulent directement, mais plutôt aux valeurs ‘‘modernes’’ qui ont supplanté les valeurs traditionnelles de la religion. La technologie est le mal parce qu’elle est un faux dieu dans un monde qui selon eux, ne peut se passer de Dieu – le vrai ou le faux. –» (Michel Puech, Homo Sapiens Technologicus, Le Pommier, 2008, p. 152)

L’analyse de Michel Puech me paraît extrêmement pertinente, tout juste me parait-il nécessaire de lui apporter un léger complément. Pour bien comprendre ce à quoi s’oppose la pensée de la technique de Heidegger, il me semble que l’on peut en donner une idée très claire et très simple ici, en quelques mots, en prenant appui non sur Marx, comme le fait Jean Vioulac, mais sur le philosophe qui a constitué l’une des inspirations les plus fameuses de Karl Marx, Ludwig Feuerbach. Dans son Essence du Christianisme, cherchant à définir ce à quoi s’oppose précisément dans notre modernité le projet religieux, Feuerbach écrit en effet : « Le Christianisme a depuis longtemps disparu, non seulement de la raison mais aussi de la vie de l’humanité ; il n’est plus rien qu’une idée fixe qui se trouve dans la contradiction la plus criante avec nos compagnies d’assurance incendie et d’assurance vie, nos chemins de fer et nos locomotives… » Par là il signifie que le croyant est celui qui attend l’essentiel du Ciel, tandis que le non-croyant est celui qui compte avant tout sur lui-même. Ce que l’on peut appeler le projet technologique sur le monde paraît précisément de cet ordre, résidant avant tout dans la confiance placée dans la puissance des machines et la sagacité humaine. Espérer dans la capacité de l’homme, et non comme Jean Vioulac dans un retournement eschatologique impossible à l’homme lui-même, désigne précisément l’espérance de l’homme moderne croyant en la technologie.

Ainsi, c’est l’ensemble de ce qui fait notre modernité, y compris notre attachement à la démocratie que récuse Vioulac, emportant tout sur son passage lorsqu’il écrit : « Cette fatalité et ce destin se ramènent en dernière instance à la configuration d’essence de la vérité propre au Commencement grec. C’est pourquoi notre époque doit se définir comme catastrophe, c’est-à-dire dénouement de la tragédie grecque, accomplissement du destin de l’onto-logie. Cet accomplissement impose de façon inconditionnée la souveraineté de ces dispositifs de provenance spécifiquement occidentale que sont la science, la technologie, le capitalisme et la démocratie, et appareille tout ce qui est dans la totalité planétaire de la Machinerie, laquelle est mise en œuvre du nihilisme métaphysique, et se déploie donc comme annihilation. Reconnaître et assumer l’apocalypse permet d’abord et avant tout d’admettre l’énormité du danger ». (Apocalypse de la vérité, p. 133)

On retrouve même un certain penchant heideggérien pour le rejet de tout ce qui est étranger lorsque Vioulac dénonce, dans un langage qui flétrit certes la mondialisation de notre époque mais prend aussi des accents plus étonnants, « l’immobilité de toutes les sociétés closes et la léthargie de l’élément asiatique » (p. 134)

Ce que défend en définitive Jean Vioulac c’est une certaine ouverture de l’homme vers l’infini qui correspond à une certaine conception de l’homme (de nature in fine religieuse) qui s’oppose précisément aux philosophies de la finitude : « La définition de l’existance par la finitude ne suffit donc pas, puisqu’un rocher, un arbre ou un oiseau sont incontestablement des étants finis : la finitude, comprise comme dé-finition et ainsi clôture sur soi, est précisément suffisance, et aussitôt prétention à l’infaillibilité. Mais la finitude de l’homme est indissociable de cette ouverture à l’infini, […] reconnaissance que ‘‘la grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable’’ (Pascal, Pensées) ». (p. 136) Les philosophes matérialistes de la finitude « n’oublient pas » comme l’écrit Jean Vioulac l’ouverture nécessaire de l’homme au divin, ils la contestent, la nient, réfutent son existence. Là encore, étrangement, l’ouverture vers l’Être en l’homme, pensée par Heidegger et dont partait Jean Vioulac, ne fait apparemment que rejouer et reconduire l’ouverture vers Dieu de l’homme dans la religion.

C’est donc avec méthode et radicalité à poursuivre un autre projet que celui que nous propose la technologie et avec elle le monde moderne dont elle constitue l’essence d’après Heidegger que conduit, on l’a bien compris maintenant, la réflexion de Jean Vioulac. Il s’agit au fond d’un affrontement entre deux projets : il existe bel et bien un projet technologique au sujet du monde, dont ce sera aux authentiques philosophes contemporains de la technologie la tâche de nous le faire comprendre, projet qui s’oppose en son essence totalement à celui que dessine la religion et l’humanisme particulier qui en est issu.

Est-ce à dire qu’aucune des mises en garde des prophètes du malheur futur inéluctable n’est fondée ? Qu’il s’agit de rejeter d’un revers de main toute critique de la modernité technologique, au prétexte de son incompétence, de son irrationalité ou de sa technophobie viscérale ?

Disons-le clairement, en guise de conclusion : la technologie moderne pose incontestablement des problèmes réels, concrets, de très grande ampleur, qu’il serait bien entendu vain de nier, et auxquels il faudra bien trouver des solutions elles aussi réelles et concrètes. Mais dans cette entreprise, la philosophie de Heidegger, ou plutôt devrait-on dire le roman métaphysique qu’il a construit, la Saga de l’Estre, ne nous paraît d’aucun secours et d’aucune utilité, ni pour y apporter des solutions concrètes, bien sûr, mais ni même seulement pour penser ces problèmes de manière adéquate. Et sur ce point l’aventure intellectuelle de Jean Vioulac, aujourd’hui achevée, en constitue certainement, comme d’autres mais sans doute plus que d’autres, du fait de sa cohérence et de sa rigueur, une démonstration éclatante.

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  1. Jean Vioulac, Apocalypse de la vérité, Ad Solem, 2014
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Vincent Billard est né au Vietnam en 1971. Il est professeur de philosophie à Paris. Il s'intéresse à la technologie moderne, au handicap, à la question des origines et au transhumanisme. Il a publié l'essai "iPhilosophie" aux PUL. Il a également publié chez Hermann "Geek Philosophie" en 2014, et son dernier ouvrage, "Éloge de ma fille bionique", en 2017.