Louis Althusser : Initiation à la philosophie pour les non-philosophes

Voir le nom d’Althusser associé à celui d’une « initiation à la philosophie » n’a pas à surprendre. Sa carrière d’enseignant et sa constante volonté de transmission pédagogique en témoignent suffisamment.

Initiation à la philosophie pour les non-philosophes, paru aux PUF1 au début de l’année 2014, sous la direction de G.M. Goshgarian et préfacé par G. Sibertin-Blanc, est une illustration de l’ambition althussérienne d’ « écrire des manuels ».2. Cependant, « initier » ne signifie pas dans son esprit « brader » : loin d’être une « philosophie pour les Nuls », cette Initiation est un ouvrage de vulgarisation au sens noble du terme, exigeant et soucieux d’élever son lecteur en le soumettant à une lecture et une réflexion claires, pédagogiques, mais ardues.

Althusser et les « non-philosophes »

Althusser est un auteur à la fois connu pour ses œuvres personnelles, essentiellement exégétiques, mais aussi pour ses travaux pédagogiques, comme en atteste, par exemple, la publication, en 2006.3, des cours d’agrégation dispensés à l’Ecole Normale Supérieure entre 1955 et 1972. Ses qualités de formateur, de pédagogue en philosophie ont été maintes fois soulignées, cependant, sa volonté de transmission ne s’est pas restreinte aux spécialistes de la discipline. La série des « Cours de philosophie pour scientifiques » lancée lors de l’année 1967-1968 à l’ENS de la rue d’Ulm témoigne d’une volonté de transmission de la philosophie à ceux qui sont, dès le prospectus distribué pour présenter ce cours, désignés comme les « non-philosophes ».4.

Ce projet d’ « initiation à la philosophie pour le non-philosophes » fondateur des « Cours de philosophie pour scientifiques » trouve une nouvelle formulation dans l’ouvrage éponyme paru en 2014. Issu d’un manuscrit rédigé en 1976 et resté inédit, il est remanié deux ans plus tard pour prendre la forme d’un « manuel », transmis par deux tapuscrits conservés à l’IMEC et édités cette année.

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Nouvelle formulation car les « non-philosophes » ne désignent plus ici comme dans les années 60 uniquement les scientifiques, mais toutes les personnes qui n’ont pas fait de la philosophie leur spécialité. L’ouvrage s’ouvre sur un chapitre liminaire de description de ces « non-philosophes » et de leur rapport à la philosophie (p. 43-57). Les non-philosophes, représentés désormais à la fois par les ouvriers, paysans, employés, cadres, fonctionnaires, médecins et tous les hommes qui ne se disent pas philosophes, ont en commun un rapport délicat à la philosophie, soit parce qu’ils n’ont pas eu l’occasion de la fréquenter, soit parce qu’elle leur est apparue trop obscure, soit enfin parce qu’ils estiment qu’elle réclame un temps qu’ils ne peuvent lui consacrer. (p. 43-44). Jugée trop éloignée des préoccupations pratiques, réservée à une élite intellectuelle qui en aurait fait sa profession, la philosophie semblerait l’apanage d’un petit groupe d’hommes vivant dans un monde clos, celui des grands auteurs philosophiques qui ont jalonné l’histoire de la pensée. Or Althusser s’efforce de montrer, ce qu’il fera tout au long de son ouvrage, que cette conception ne correspond qu’à l’un des visages que peut prendre la philosophie, celui de l’idéalisme, et qu’une autre philosophie est possible, une philosophie qui place celui qui la pratique au centre du monde, une philosophie matérialiste définie comme suit : « Ils [les matérialistes] ne veulent plus faire partie d’un monde à part, et d’un monde clos sur son intériorité. Ils en sortent pour habiter le monde extérieur : ils veulent qu’entre le monde de la philosophie (qui existe), et le monde réel, s’établissent des échanges féconds. Et pour eux, c’est dans le principe la fonction même de la philosophie : alors que les idéalistes considèrent que la philosophie est avant tout théorique, les matérialistes considèrent que la philosophe est avant tout pratique, provient du monde réel, et produit, sans le savoir, des effets concrets dans le monde réel. » (p. 49). 

Cette philosophie matérialiste qui prend pour principe que « tout homme est philosophe » (p. 52) 5, il s’agira de la défendre et de l’expliciter afin de convaincre le non-philosophe qu’il évolue déjà quotidiennement dans la philosophie et qu’il doit pouvoir la rendre plus pratique en en prenant conscience.

Quelle philosophie pour les non-philosophes ?

Comment la philosophie matérialiste peut-elle être plus ancrée dans le monde réel et peut-elle concerner plus largement les non-philosophes ? C’est ce que toute la partie intitulée « Le grand détour » va chercher à montrer (p. 103-386). Redéfinir la philosophie va permettre d’en montrer l’intérêt pour tout un chacun, en effectuant un passage par la non-philosophie, souvent méprisée par la philosophie idéaliste dominante (p. 99-102).

Ce qui, de manière générale, caractérise la philosophie, c’est l’abstraction de ses objets et de ses raisonnements (p. 103) : cela pourrait être l’explication du désintérêt pour cette discipline souligné par tous ceux qui ne la fréquentent pas ou peu.

Mais, abstrait ne signifie pas nécessairement non-concret ou sortie du concret. La vie quotidienne est en effet fondée sur des abstractions qui nous permettent de vivre en société, de communiquer : le langage, le droit, la technique sont des abstractions, c’est-à-dire les fruits d’un raisonnement général, formulable en termes universels et applicables à différentes matières. (p. 120). La singularité de la philosophie au sein de ces abstractions est une certaine tendance à l’ambition totalisante, qui expliquerait tout (ch. 5), mais l’abstraction est un rapport qui constitue le concret comme concret, que l’on trouve partout et qui est à la base de n’importe quelle pratique, entendue comme « un processus social mettant des agents en contact actif avec le réel, et produisant des résultats d’utilité sociale » (p. 168, et tout le chapitre 7 en général). Ainsi, un ouvrier qui travaille sur une pièce peut le faire parce qu’il applique des règles imposées par la matière première existante qu’il n’a pas élaborées, mais qui s’imposent à lui pour que sa tâche soit efficace. Il répète de plus des mouvements que des milliers d’ouvriers ont effectués avant lui ou effectuent en même temps que lui. C’est donc dans l’abstraction que se déroule son travail qu’il juge le plus concret qui soit. Prétexter de l’abstraction de la philosophie pour la délaisser n’est donc pas recevable puisque tout rapport théorique, y compris la discipline philosophique elle-même, n’est possible qu’en tant qu’il est enraciné dans la pratique, le concret, c’est-à-dire l’histoire humaine. Ce « grand détour » amorcé par Althusser par l’étude des pratiques de production, politique, scientifique, psychanalytique, artistique est donc totalement justifié pour comprendre ce qu’est la philosophie, et comprendre que « ce que la pratique philosophique transforme, ce sont les idéologies sous lesquelles les différentes pratiques sociales produisent leurs effets propres » (p. 315). Tout ce que l’on a donc appelé « Grand détour » n’est en fait que la philosophie elle-même.

Mais que signifie : « la tâche concrète de la philosophie est la ‘transformation’ » ? La philosophie ne fournit pas de connaissances, mais elle pose des thèses, composées de catégories cherchant à rendre compte du monde. Ces thèses prennent sens les unes par rapport aux autres, dans un système, mais aussi, et surtout, prennent sens par rapport aux thèses qu’elles contredisent selon un phénomène de dialectique. Ce qui va ainsi caractériser chaque philosophie, ce sont ses enjeux (p. 321-327). Ces derniers, comme on a pu le voir dans le lien que la philosophie entretient avec les pratiques, se trouvent hors d’elle : ils lui sont essentiellement fournis par la science ou la politique. La philosophie arrive ensuite pour unifier ces différentes pratiques et idéologies. C’est pour cela que le philosophe est défini comme un « ajusteur théorique [qui] fabrique des pièces sur mesure pour raccorder entre eux les différents éléments (…) des formes idéologiques existantes, pour en faire cette idéologie relativement unifiée que doit être l’idéologie dominante. » (p. 349). Un enjeu de taille apparaît ainsi : la philosophie se trouve toujours au service de l’idéologie dominante qui cherche à asseoir son pouvoir. Elle ne possède donc aucune autonomie car elle ne décide pas de l’orientation de son combat, n’étant qu’une « délégation de la lutte de classe économique, politique, et idéologique. » (p. 359). Tout combat philosophique est alors subjectif en ce qu’il est relatif à la subjectivité de la classe dominante qui cherche à asseoir ses intérêts et à s’allier ceux de la classe dominée. Selon Althusser, seule une « ‘nouvelle pratique de la philosophie’ sur des positions théoriques de classe prolétariennes » serait une philosophie objective dans la mesure où la classe prolétarienne étant une classe qui n’exploite aucune classe et veut supprimer les classes, elle n’a pas de point de vue de classe à imposer et permet ainsi une « justesse » philosophique (p. 370).

Une « initiation » ?

A quelle philosophie le non-philosophe se trouve-t-il donc initié au terme de ce parcours ? A une philosophie qui est avant tout une « pratique », une « arme de combat » (ch. 20), qu’il doit certes aiguiser au contact de la lecture des grands auteurs (p. 384-386), mais dont il doit comprendre qu’elle est un combat dans la théorie.

Comme on a pu le voir, la « philosophie » à laquelle initie Althusser avec son ouvrage est une philosophie bien précise : la philosophie matérialiste en tant qu’elle s’oppose à l’idéalisme. Elle est surtout, on aura pu s’en rendre compte à la lecture de la terminologie employée, une conception philosophique ancrée dans un contexte historique précis, celui du marxisme français des années 60-70, comme en témoignent certains passages du texte portant sur des débats propres au PCF de cette époque (ch. 21 par exemple).

Plus qu’une initiation à la philosophie, c’est une initiation à la philosophie d’Althusser que l’on trouve ici exposée dans la mesure où sont rappelées synthétiquement les grandes thèses de l’auteur (celle sur les « Appareils idéologiques d’Etat » développée dans Sur la reproduction par exemple 6, comme l’expose bien G. Sibertin-Blanc dans sa préface.

Peut-on pour autant parler d’ « initiation » ? La volonté didactique de l’auteur est certes présente à toutes les pages de cet ouvrage : sans rentrer dans le détail d’analyse de texte, sont exposées de manière synthétique et claire, de grandes théories, qui rappellent que l’on s’adresse ici à un public qui n’a pas ou peu fréquenté la philosophie : les « mondes possibles » de Leibniz, le concept d’abstraction chez Hegel ou encore la théorie freudienne de la cure psychanalytique sont donc esquissés. Un rapide aperçu de quelques grands noms de la philosophie ainsi que de leurs positions célèbres est proposé à celui qui ne les connaîtrait pas. Cette « initiation » se fait ainsi « incitation » à la lecture et entrée dans ce qui constitue le fond théorique de la philosophie.

Cependant, des restrictions doivent être rapidement apportées. Tout d’abord, ce terme d’initiation peut être trompeur pour celui qui ignore le contenu de l’ouvrage : si le panorama des auteurs abordés est vaste et permet, comme on l’a dit, une première approche des textes philosophiques, les thématiques abordées sont, elles, plus restreintes. On ne trouvera pas une exposition successive des grands domaines de la philosophie, tels que l’épistémologie, la morale ou l’esthétique pour n’en citer que quelques uns, comme le ferait un « manuel » de philosophie. L’initiation proposée, comme on l’a dit, constitue une exposition, essentiellement, de la philosophie matérialiste développée par Althusser et conçue comme une pratique que chacun peut expérimenter.

De plus, l’outillage lexical marxiste lourd peut gêner le lecteur non-averti.

Témoignage daté, voire suranné diront certains, d’une conception de la philosophie liée à la politique, cet ouvrage, qui peut constituer pour le « non-philosophe althusserien » une introduction à la pensée de cet auteur, reste aussi un exemplaire indéniable d’un moment de la pensée française des années 70 important et d’une louable volonté d’ouverture de la philosophie. 

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  1. Louis Althusser, Initiation à la philosophie pour les non-philosophes, PUF, 2014
  2. Cette ambition est rappelée (p. 37) lorsque dans une lettre à Franca Madonia du 28 Février 1966, Althusser écrit : « Mon ambition : écrire des manuels, tu sais ».
  3. Louis Althusser, Politique et Histoire, de Machiavel à Marx, Cours à l’Ecole normale supérieure, 1955-1972, texte établi, annoté et présenté par François Matheron, Paris, Seuil, « traces écrites », 2006
  4. Cf. à ce sujet, Pierre Macherey, « Althusser et le concept de philosophie spontanée des savants » : http://stl.recherche.univ-lille3.fr/seminaires/philosophie/macherey/macherey20072008/macherey21052008.html.
  5. Cette thèse avait déjà été développée par Althusser dans le premier chapitre « Qu’est-ce que la philosophie ? » de l’ouvrage Sur la reproduction. Cf. Louis Althusser, Sur la reproduction, préf. E. Balibar, intro., J. Bidet, Paris, PUF, 2011, p. 44-52.
  6. Cf. Ibid.
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