Peter Winch : L’idée d’une science sociale et sa relation à la philosophie

Les éditions Gallimard viennent de proposer, avec le concours de Michel le Du, la première traduction française d’une œuvre de Peter Winch (1926-1997) qui avait paru en anglais en 1958, et qui donc se trouve publiée en 2009 sous le titre L’idée d’une science sociale et sa relation à la philosophie1. C’est un petit livre dense, d’inspiration wittgensteinienne, tout du moins pour ce qui relève de la règle, mais qui interroge la scientificité des sciences sociales ; la question la plus générale de cet ouvrage pourrait être ainsi posée : y a-t-il place pour une fondation scientifique des sciences sociales ? La réponse de Winch est clairement négative, et s’efforce de réfuter tous ceux qui, comme Durkheim, avaient proposé de traiter les faits sociaux comme des choses, susceptibles d’une description quasi scientifique, à visée sinon universelle, à tout le moins positiviste. De ce fait, tout l’ouvrage converge vers l’idée que chaque société forme un système doté de ses références internes qui seraient inintelligibles pour qui n’aurait pas fait l’effort de rentrer dans le système, c’est-à-dire que la compréhension sociale se trouve ramenée par Winch à une condition de possibilité qui est celle de l’expérimentation interne de ladite société.

A : Questions de méthode

La première remarque que l’on peut faire sur cet ouvrage est celle d’une impression très désagréable de lectures rapides et de raccourcis déformants qui viennent perturber la clarté du livre. Ainsi, et à titre d’exemple, analysant Mill, Winch refuse la conception de ce dernier selon laquelle, lorsque nous passons de l’explication d’un mécanisme naturel à l’explication d’un comportement humain, nous ne faisons que passer d’un degré de complexité faible à un degré de complexité élevé ; ainsi, la différence entre l’explication physique et l’explication sociale ne serait pas, pour Mill, une différence de nature, mais bien plutôt une différence de degré, ce que refuse catégoriquement Winch pour lequel « les concepts que nous appliquons aux comportements les plus complexes sont logiquement différents de ceux que nous appliquons aux moins complexes. »2 Jusqu’ici, il n’y a rien de particulièrement choquant, puisque toute la thèse de Winch consiste à dénier à la sociologie le statut d’une science positive ; mais, cherchant à analyser sa propre pensée, Winch poursuit en ces termes : « cela illustrerait quelque chose comme la loi hégélienne de « transformation de la quantité en qualité » que j’ai déjà mentionnée (…). »3 Cette déclaration est tout bonnement incompréhensible pour qui connaît un tant soit peu Hegel : chez celui-ci, c’est inversement la qualité comme déterminité qui, progressivement, fait place à la quantité, si bien que si transformation il y a, c’est inversement celle de la qualité en quantité chez Hegel qui se produit dans la Logique de l’Etre ; la présence de guillemets faisant croire à une citation de Hegel (citation évidemment non référée à un quelconque passage du texte hégélien) témoigne d’une démarche parfois peu scrupuleuse, qui in fine introduit le trouble plus qu’elle ne clarifie les concepts avancés.

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Mais il y a pire que cela ; si nous gardons toujours à l’esprit cette utilisation de Hegel, nous voyons que Winch la critique car elle rejoindrait les défauts de Mill, c’est-à-dire l’incapacité à distinguer les différences de nature ; ainsi, Hegel et Mill « ne parviennent pas à distinguer les changements conceptuels des changements physiques. »4 Ce qui est stupéfiant dans cette critique, c’est que pour être valable, elle impose d’identifier, sans autre forme de procès, les comportements humains et les « changements conceptuels ; je dis cela car le nerf de l’argument de Winch consiste à dire que la faiblesse de Mill réside dans son incapacité à voir que lorsque l’on passe de la nature aux comportements humains, on ne fait pas que passer d’un degré de complexité faible à un degré de complexité élevé, on change de nature ; si donc, il reformule sa critique en disant que Mill – et Hegel – ne distinguent pas les changements conceptuels des changements physiques, il est impératif d’en conclure que les comportements humains sont des comportements conceptuels. Cette thèse, que l’on devine dès la page 142, et qui est extraordinairement contestable, se trouve clairement exposée à la fin de l’ouvrage, où Winch affirme que les relations sociales, et donc les comportements humains ne sont jamais rien d’autres que des relations d’idées. « Si les relations entre les hommes existent seulement dans et par leurs idées, alors, dans la mesure où les relations entre idées sont des relations internes, les relations sociales doivent être des espèces de relations internes elles aussi. »5 L’exemple de Winch est parlant : si l’on obéit, si donc on produit un comportement descriptible comme répondant aux critères de l’obéissance, cela n’est possible que si l’on possède le concept d’obéissance. On ne peut pas obéir si l’on ne dispose pas du concept d’obéissance, affirme Winch, si bien que les relations sociales ne sont au fond rien d’autre que des relations d’idées ou des relations de concepts.

Cette idée selon laquelle les relations sociales procèdent des relations d’idées revient à dire qu’un acte humain n’est possible qu’en vertu de la possession du concept qu’il matérialise. « Car le fait qu’ils [les hommes] réalisent ces actes est la manifestation même du fait qu’ils possèdent ces concepts. »6 Cette thèse est évidemment plus que contestable, y compris dans le cas de l’obéissance : rien n’interdit par exemple de penser que l’on obéisse primitivement sans savoir que l’on obéit, par la seule crainte innée qu’inspire un personnage charismatique ; en d’autres termes, il ne me semble pas du tout nécessaire de posséder le concept de l’obéissance pour pouvoir obéir, et il me semble même parfaitement absurde de croire que les comportements humains ne sont possibles qu’en vertu du concept qui y correspond. Cette thèse s’expose d’ailleurs à une objection évidente qui est celle des comportements humains non discursifs : cette objection, Peter Winch la voit, mais la traite avec une désinvolture plus que stupéfiante ; pourtant l’objection est de taille, car s’il était avéré qu’une partie non négligeable des comportements humains échappaient au concept et à la discursivité, toute la théorie de Winch du comportement comme matérialisation d’idées s’écroulerait ; par conséquent, la seule possibilité dont dispose Winch pour sauver sa pensée consiste à dire que ce que l’on prend pour des comportements non discursifs ressemble énormément à des comportements discursifs ; en effet, selon ce dernier, « il n’y a pas de coupure nette entre un comportement qui exprime des idées discursives et un comportement qui ne le fait pas ; et celui qui ne le fait pas est suffisamment semblable à celui qui le fait pour imposer de le considérer comme analogue à lui. Aussi, même là où il ne serait pas contre nature de dire qu’une espèce donnée de relation sociale exprime des idées discursives, celle-ci demeure plus proche de cette catégorie générale qu’elle ne l’est d’une interaction des forces physiques. »7 Cette affirmation est en soi hardie: elle asserte, elle ne démontre rien, et évacue d’un revers de main un argument fort qui menace en réalité toute l’élaboration de l’ouvrage. Méthodologiquement donc, ce livre ne me paraît pas du tout satisfaisant, et les quelques arguments apportés çà et là sont parfois d’une faiblesse certaine que ne viennent pas rehausser les considérations philosophiques qui jalonnent l’ouvrage.

B : Système et relativisme

La question que l’on peut se poser, après avoir examiné la méthode du livre, pourrait être la suivante : pourquoi Winch tient-il tant que cela à faire du comportement humain une matérialisation d’idées ? La réponse est assez aisée, elle consiste à remarquer que toute la démarche de Winch se résume à penser la systématicité des relations sociales, et donc à affirmer que l’on ne peut comprendre les comportements humains au sein d’un système social donné que d’une manière interne. On pourrait y voir l’application stricte d’un disciple fidèle de Wittgenstein, considérant que les relations sociales ne s’expliquent que par la connaissance des règles qui régissent une société donnée ; ainsi, la sociologie reviendrait à chercher à comprendre (Verstehen) les comportements à partir de ces fameuses règles, et Winch ne ferait rien d’autre que reconduire la distinction entre comprendre et expliquer. « Mais, ainsi que l’a parfaitement compris Raymond Aron, Winch, dans son livre intitulé The Idea of a Social Science, est assez loin de cette interprétation puisque, selon lui, toute science sociale ne peut aller au-delà de la reconstitution du système mental ou verbal des acteurs (…). »8 En d’autres termes, si Winch est tellement attaché à sa conception du comportement humain comme matérialisation d’une relation d’idées, c’est d’abord et avant toutes choses pour faire de chaque société un système de relations idéelles, dont on ne comprend pas les comportements qui en sont issus, si l’on ne connaît pas les idées de la société qui structurent cette dernière. Ainsi, nous dit Winch, comprendre ce n’est pas comme le croit Weber, un mode spécifique de connaissance des comportements humains, c’est bien plutôt comprendre le « point ou la signification de ce qui est fait ou dit. »9

Quelle est la conséquence immédiate de cette pensée ? La conséquence me semble être double : d’un côté, Winch fait de chaque société un système doté de relations internes, que l’on ne peut pas comprendre de manière externe. De là procède la longue critique de Pareto qui aurait totalement manqué la dimension internaliste des relations au sein d’une société, et qui en serait resté à jamais interdit d’accès ; la même critique vaut pour Durkheim dont Winch relève une méthode absurde qui tient en ceci qu’« à partir du moment où un ensemble de phénomènes est examiné « de l’extérieur », « comme des faits expérimentaux », il ne peut au même moment être décrit comme une « théorie » ou un ensemble de « propositions ». »10 En d’autres termes, Winch refuse la possibilité que l’on puisse comprendre une société de l’extérieur, c’est-à-dire en la traitant comme une « chose » ou un « fait expérimental » ; il faut déjà parler la langue et les symboles d’une société pour comprendre son fonctionnement. Cette thèse est à la fois forte et extrêmement faible : elle est forte en ceci qu’elle théorise une approche sociologue exigeante qui refuse les modes d’appréhension par trop externalistes ; mais elle demeure extrêmement faible par sa candeur qui, à chaque page, semble faire de Winch un auteur ingénu qui découvre émerveillé le fonctionnement d’un système que la fin de l’ouvrage porte à son paroxysme en remarquant que « chaque système d’idées ayant ses éléments constituants connectés de manière interne, il doit être compris en lui-même et pour lui-même ; le résultat de tout cela est de faire des systèmes d’idées un sujet très peu approprié aux généralisations larges. »11 Cette remarque est tout à la fois banale et tautologique : c’est la définition même d’un système que de devoir être compris par lui-même, et de ne pas souffrir de lecture externe, tout en étant structuré par des renvois internes. A cet égard, on reste un peu pantois devant la candeur de ces lignes qui n’apportent rien de substantiel, sinon l’impression diffuse d’une jubilation intellectuelle tout artificielle ; tout se passe comme si Winch découvrait le sens même du système.

Mais cette thèse est également faible par les difficultés qu’elle soulèverait si elle était vraie : si chaque société est en somme un système clos, doté de codes internes et que le sociologue doit intégrer s’il veut un tant soit peu comprendre son fonctionnement, on ne comprend plus comment les relations inter-sociales sont possibles ; comment deux sociétés différentes peuvent-elles entrer en contact, si la société reçoit une définition systématique aussi cloisonnante ? La thèse de Winch revient au fond à rendre parfaitement incompréhensible un fait réel et inter-social qu’est la communication des sociétés entre elles ; on pourrait objecter que Winch vise à rendre compte de la compréhension et non de la communication, et à cet égard il n’est pas pertinent de lui opposer pareil argument ; il me semble au contraire que si l’on observe une communication entre sociétés différentes, cela suppose un minimum d’entente entre elles, et que, par conséquent, cette entente soit fondée sur une compréhension minimale : en d’autres termes, on ne peut pas communiquer sans faire appel à un minimum de compréhension réciproque. De ce fait, si deux sociétés communiquent, alors elles se comprennent au moins a minima, et l’idée d’une systématicité d’un champ social donné, ne pouvant être compris que de manière internaliste, ne tient plus.

Une autre conséquence de la pensée de Winch consiste à poser ce que Raymond Aron appelle « une forme de relativisme intégral »12 Si en effet chaque société obéit à un fonctionnement systématique et clos, alors chaque règle est relative à chaque société, et l’on ne voit pas pourquoi il existerait des règles transcendantes, valables universellement. Et Aron de développer son analyse : « Prenant la dernière philosophie de Wittgenstein, posant que les concepts n’ont de sens que selon la façon dont ils sont utilisés, il pose que la science sociale consiste à reconstituer la manière dont les hommes des différentes sociétés ont pensé le monde et joué avec les concepts ; il considère donc qu’on ne peut repenser les autres sociétés qu’à partir de leur propre système conceptuel. A partir de là, on aboutit à une sorte de relativisme intégral : il n’y a rien d’autre, rien de plus que la compréhension des différents humanités, des différentes sociétés, chacune repensée dans le système verbal et conceptuel qui a été le sien. »13 Cette analyse de Raymond Aron apparaît comme inévitable, si l’on comprend la logique même de la pensée de Winch ; dès lors que le comportement humain au sein d’une société n’est jamais que l’observance d’un jeu conceptuel clos, défini au sein d’un système, on ne voit pas comment on échapperait au relativisme intégral ; Michel le Du répond « qu’un relativisme intégral consisterait à dire qu’en réalité nous ne parvenons pas à comprendre vraiment le langage indigène »14, mais cette réponse n’est guère convaincante : le relativisme intégral ne signifie pas une impossible connaissance d’un comportement verbal d’une société donnée, il consiste bien plutôt à dire qu’il n’existe aucun critère permettant de définir un comportement social préférable à d’autres, et ce parce que chaque société a sa logique propre et définit ses normes propres, qui n’ont nulle prétention à l’universalité.

Ce livre, qui est incontestablement important du point de vue de l’histoire de la fondation de la sociologie, propose une solution qui n’est pas forcément satisfaisante ; ce qui apparaît avec évidence au terme de sa lecture, c’est le refus absolu de penser la connaissance des sociétés et des comportements humains sur le mode positif ou sur le mode « scientifique » classique ; Winch est le témoin de cette époque pour laquelle les sciences ont perdu de leur superbe et de leur pouvoir de fascination ; nul besoin ne s’empare alors de l’auteur qui lui dicterait de subordonner la sociologie à la méthode expérimentale, d’usage courant dans les sciences positives. Ce choix est parfaitement légitime, mais il n’apparaît pas comme justifié : c’est une chose que de refuser la subordination de la sociologie à la méthode des sciences expérimentales, mais c’en est une autre que de parvenir à proposer une méthode alternative qui soit convaincante.

En outre, et pour conclure, il peut paraître surprenant qu’à aucun moment Winch ne prenne le temps de penser le problème qui résulte de son relativisme de principe, car si l’on admet que chaque société désigne un système clos qui n’est compréhensible que de l’intérieur, alors rien ne prouve qu’une même méthode de compréhension des sociétés soit valable ; en d’autres termes, ce que Winch n’interroge pas, c’est l’incidence de la différenciation radicale qu’il opère entre les sociétés sur l’unicité de la méthode à adopter pour comprendre ces mêmes sociétés ; peut-être y a-t-il dans cette absence la marque d’un recul devant l’idée que si chaque société ne peut être comprise que relativement à ses propres codes, alors la méthode de compréhension de ces sociétés doit elle-même accepter d’être relativisée, ce qui mettrait en péril la démarche sociologique elle-même, ce devant quoi reculent les plus relativistes de nos sociologues. Bref, Winch immunise de manière injustifiée l’unicité de la démarche sociologique, ce qui peut paraître surprenant au regard du relativisme sociologique qu’il promeut en tant que ce dernier resterait sans effet sur la méthode retenue.

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  1. Peter Winch, L’idée d’une science sociale et sa relation à la philosophie, traduction Michel le Du, Gallimard, 2009
  2. Ibid. p. 141
  3. Ibid.
  4. Ibid. pp. 141-142
  5. Ibid. p. 206
  6. Ibid. p. 208
  7. Ibid. p. 213
  8. Raymond Aron, Leçons sur l’histoire, LGF, 2007, p. 259
  9. Winch, L’idée d’une science sociale…, p. 196
  10. Ibid. p. 189
  11. Ibid. p. 218
  12. Aron, Leçons…,p. 259
  13. Ibid. pp. 259-260
  14. Michel le Du, Présentation, note 2, p. 15
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Ancien élève de l’ENS Lyon, agrégé et docteur en Philosophie, Thibaut Gress est professeur de Philosophie en Première Supérieure au lycée Blomet. Spécialiste de Descartes, il a publié Apprendre à philosopher avec Descartes (Ellipses), Descartes et la précarité du monde (CNRS-Editions), Descartes, admiration et sensibilité (PUF), Leçons sur les Méditations Métaphysiques (Ellipses) ainsi que le Dictionnaire Descartes (Ellipses). Il a également dirigé un collectif, Cheminer avec Descartes (Classiques Garnier). Il est par ailleurs l’auteur d’une étude de philosophie de l’art consacrée à la peinture renaissante italienne, L’œil et l’intelligible (Kimé), et a publié avec Paul Mirault une histoire des intelligences extraterrestres en philosophie, La philosophie au risque de l’intelligence extraterrestre (Vrin). Enfin, il a publié six volumes de balades philosophiques sur les traces des philosophes à Paris, Balades philosophiques (Ipagine).