Pierre Magnard : Penser, c’est rendre grâce

Introduction

Le nouveau livre de Pierre Magnard[1] s’ouvre comme une suite de méditations où l’auteur revient moins sur « lui-même » que sur sa vocation philosophique, dans l’exigence de cette « question du sens, primordiale à ses yeux, dans un univers qui se défait » (p. 217). La philosophie n’a pas été pour lui l’espace-temps d’une carrière universitaire, mais un « chant d’action de grâce », autrement dit une réponse à l’appel de la pensée, ou pour le dire autrement : le service humble et fidèle à cette parole qui le précède et à laquelle il s’est efforcé de répondre. Philosopher est une invitation à voyager, à quitter le rivage des habitudes, des conventions de langage, à risquer sa parole à la recherche de la vérité : « Le chemin ne vient pas de l’initiative de l’homme, nous dit Pierre Magnard, il l’initie à son aventure » (p. 15).

La lecture de Martin Heidegger a marqué un tournant décisif dans son orientation tout autant que dans sa manière de se positionner à l’égard de cette parole. Pierre Magnard reconnaît sa dette à l’égard du philosophe allemand. Il ne s’agit pas tant pour lui d’une appartenance à une école de pensée que d’un exercice de la pensée : « Il me semble que, si j’ai fait le choix de philosopher, ce n’est pas parce que j’optais pour la métaphysique de Martin Heidegger, mais parce qu’il nous avait appris à penser et, en pensant, à nous enraciner dans un terroir et à y demeurer. » (p. 44). Du philosophe allemand il retient une attitude intellectuelle tout entière contenue dans cette phrase qu’il cite page 30 : « Le questionnement est la piété de la pensée ». Heidegger insiste sur ce qui, à ses yeux, apparaît comme une « énigme ». Celle-ci tient à la distance toujours plus grande entre la nature techniquement maîtrisable de la science et la nature naturelle du séjour humain, à la fois habituelle et historiquement déterminée. La technique et l’industrie n’achèvent-elles pas de nous dépayser, de nous déraciner, en nous éloignant toujours davantage de notre nature ? Martin Heidegger oppose la pensée calculante qui se résout dans la science et la technique, et la pensée méditante ou instinctive, décrite en analogie avec la pensée artisanale. Cette dernière se rapproche plus du travail du charpentier qui pense avec sa main : « main qui ne fait pas que saisir et attraper, mais qui elle-même s’offre et se reçoit dans l’autre … les mains se joignent quand ce geste doit conduire l’homme à la grande simplicité. » (« Qu’appelle-t-on penser ? » p. 90) : pensée artisanale, pensée artiste, pensée orante où les deux mains se joignent pour remercier. Pierre Magnard rappelle alors la consonance entre Denken et Danken (penser-remercier) : penser, c’est remercier, rendre grâce. C’est une pensée qui fait grandir, qui ennoblit car elle remonte au principe, à l’origine. Pour le dire autrement, c’est une pensée qui fait mémoire de son passé : dans son souci de remonter à l’originaire, elle est méditante. Et ainsi, elle nous ouvre une destinée – destinare, mot du langage marin désignant le maniement de la voile qui permettra au navire de trouver son orientation. Dans cette perspective, la pensée n’est plus celle d’un sujet posé en vis-à-vis d’un monde-objet, sorte de spectacle où tout est construit en perspective, mais celle d’un Dasein, existant projeté dans le monde, et qui se confronte ainsi au monde, y découvrant toutes sortes de virtualités. Le premier à vivre cette confrontation dans ses mains, dans sa chair, c’est l’artisan. Le Dasein n’est pas à lui-même son propre principe. Il est toujours déjà jeté dans l’existence. Ce n’est donc pas une subjectivité abstraite, mais une existence immergée dans le monde et dans les forces qui l’animent. La vérité n’est plus pour Heidegger de l’ordre d’une adéquation entre le chose et l’intellect. Elle est aléthéia. Elle se révèle en se risquant hors de son abri : elle se dévoile, ou mieux se désabrite en remettant en cause l’idée elle-même pour tenter de l’excéder.

Si Pierre Magnard, à la suite de ses maîtres, s’emploie à « retrouver le réel » dans sa philosophie, c’est en poursuivant l’unique « destruction » effectuée par Heidegger, un « déverrouillage de l’être appelé à être conjugué selon tous les temps et tous les modes du verbe. L’être, en ses différentes flexions, devient l’expression du temps, son étoffe, sa matérialité. » (p. 47) Si l’expérience de Dieu et de sa révélation possible, advient en propre dans la dimension de l’être, cela ne signifie pas qu’être et Dieu soient identiques, et que l’être puisse valoir comme un prédicat possible de Dieu. Dans sa philosophie comme dans sa théologie, Pierre Magnard s’est ancré dans cette exigence d’un Dieu sans l’être, s’écartant du thomisme d’Etienne Gilson : il a cherché l’Absolu, le Dieu « tout autre ». Il court ainsi le risque de souffrir de son absence, et fait le pari de sa visitation : ainsi, sans constituer un prédicat de Dieu, l’être représente la dimension d’ouverture dans laquelle peut s’effectuer une rencontre possible avec un Dieu authentiquement divin. Apprenant à creuse le rien, Pierre Magnard s’aventure aux confins d’une présence où il se laisse déranger, désinstaller de ses habitudes de pensée. L’exigence de sa recherche s’est heurtée à toute la vague (pour ne pas dire au tsunami) de la déconstruction.

 

I°) L’exigence d’un enracinement

 

Devant la crise du sens et la montée de la sophistique, devant la crise morale de son temps, Pierre Magnard est resté fidèle à lui-même : « J’étais la bonne conscience de la France de toujours et j’entendais le rester, sans m’abandonner un seul instant à la culpabilité collective de la nouvelle génération mal à l’aise avec son passé. » (p. 62). Il s’est érigé face à ses contemporains « fatigués de sens », et a tenu bon devant la remise en cause de l’identité ethnique, provinciale et familial. Or la question du sens, rappelle notre auteur, ne se pose qu’à partir du moment où l’on cesse d’en préjuger : « Elle était celle de Maurice Merleau-Ponty qui était, à nos yeux, comme Martin Heidegger, l’homme de la question. S’il niait que l’histoire, non plus que la vie, puisse avoir un sens, il admettait en revanche qu’on puisse parler du sens d’une étoffe, du sens d’un velours, du sens d’un tapis, du sens d’une fourrure, du sens d’un pelage, comme aussi du sens d’une rivière : « Il s’en tenait à déplacer les écarts sémantiques pour faire parler autrement ce qu’il appelait la prose du monde. » (p. 66). C’est à rebours du déracinement, de « l’homme hors-sol comme il est des poulets hors-sol ou des endives hors-sol » (p. 71) que Pierre Magnard poursuit son chemin de penseur, dans le refus d’un « universel abstrait qui réduit l’humanité au sable fin d’un silence indifférenciée » (p. 63), dans le rejet de tout « hédonisme qui achève d’infantiliser une génération répugnant à l’effort, au point de préférer l’horizontalité niveleuse à la verticalité de la transcendance. » (p. 63) N’en déplaise à ses contradicteurs, pour notre auteur, l’histoire reste scandée de ces moments novateurs où l’héritage assumé fait la preuve d’une véritable fécondité créatrice.

Pierre Magnard revient sur sa rencontre avec Jean Guitton, et rejoint son audace spéculative qui consiste, comme il le dit en « une analogie entre le développement des vivants et celui des vérités, tant de foi que de raison, quand elles étaient semées dans un bon esprit. » (p. 84) Or Jean Guitton était dans le droit fil d’Henri Gouhier à qui l’on devait d’avoir initié une réflexion critique sur l’histoire de la philosophie. L’idéal que lui a fait entrevoir ce philosophe tenait à la gageure : la notion de développement, appliquée à l’histoire de la pensée en général, devait rendre raison de tout ce qui se présentait d’organique en philosophie. Il suffirait alors de déplier l’implicite des doctrines, ce qui serait la méthode de Nicolas de Cues dans l’Idiota de mente, où il montrerait comment la sédimentation des concepts donne lieu à une complicatio, préludant à une explicatio capable de prévenir et de comprendre toute expérience nouvelle. Et ce serait aussi le parti de Marsile Ficin qui disait vouloir « ressusciter les anciens pour mieux servir les desseins de la divine providence ». Nicolas de Cues et Marsile Ficin ont fourni les opérateurs de la pensée de Pierre Magnard en quête des procédures du développement : « Dans la lignée de Justin, Marsile Ficin établit un parallèle entre Socrate et Jésus. » (p.92) : il y voit « l’ébauche » du Christ (adumbratio Christi), ombre portée par un corps qui s’avance. « Or cette ombre évoque le tselem de Genèse I, 26 que la Septante traduit par « icône » alors qu’il signifie « ombre » avant de signifier « image ». Si l’homme est créé à son image, c’est parce qu’il est l’ombre de Dieu et c’est pourquoi Dieu ne pouvait révéler qu’en revêtant la forme humaine. » (p. 94). Platon vient alors disposer au christianisme. D’Origène à Nicolas de Cues, Marsile Ficin et Charles de Bovelles, la transmission n’aura connu aucune solution de continuité :

« L’homme, ombre de Dieu, aura cherché l’image selon laquelle il aura été créé, « à l’image de l’image » dit le Contre-Celse d’Origène, car il n’est d’image du Père que le Christ lui-même, dont il n’est donné à l’homme de s’approcher que dans cette christoconformitas, présentée par Nicolas de Cues en sa Docte ignorance et son Trialogus de Possest comme l’idéal de l’homme ou plutôt son accomplissement, quand il s’efforce de passer du virtuel ou réel. » (p. 96).

 

II°) Le salut par l’unité   

Pierre Magnard revient sur son étude du Liber de Causis[2] qui le mène aux Eléments de théologie, et découvre alors que la question de la conservation de l’univers par la cohésion l’emporte sur celle de la production. Dans le monde multipolaire de la société de consommation en proie à la dissémination, il ne peut y avoir de salut que par l’unité, à laquelle tout esprit peut tendre par un effort de conversion. Par la découverte de l’œuvre de Jean Trouillard s’ouvre alors le champ de la vie spirituelle : « L’Un étant le vecteur de la recherche de l’absolu, je ne dis pas que l’Un se serait substitué à l’être. Viser l’Un c’est autre chose : « sur l’être on cherche une assise pour s’établit, pour conquérir une certitude. En visant l’Un on cherche à se sauver de la dispersion, de la dissémination qui aliène. » (p. 105). Chercher l’Un revient alors à chercher la manence en soi-même. La question de Dieu ne va plus alors se poser de la même manière dans le cadre d’une hénologie et dans celui d’une ontologie. Car l’Un n’entre pas dans le jeu des noms divins. L’Un nous conduit jusqu’à l’ineffable par excès comme le dit Damascius avant Proclus. L’Un n’est rien de ce que sont les êtres, ce qui lui vaut sa fécondité. Dans les Ennéades V, 2, 1, Plotin n’affirme-t-il pas, en effet, que c’est « parce qu’aucun être n’est en l’Un que tous dérivent de lui. C’est pour que l’être soit, que l’Un n’est pas l’être. Et l’être est comme son premier-né, étant parfait en ce qu’il ne cherche rien, ne possède rien, ne fait rien, l’Un est pour ainsi dire un acte de sur-effluence, et sa surabondance produit autre chose que lui. » C’est donc à son non-être que l’Un doit sa capacité d’engendrer. Si l’Un reste le pôle de la conversion, c’est en vertu de cette puissance purificatrice du rien. La conversion de l’ontologie à l’hénologie permet alors de libérer les énergies dans un univers qui retrouve sa cohésion à travers son organicité. Pour Pierre Magnard, la vertu unificatrice du principe ne tient pas à ceci ou à cela, à une qualité quelconque, mais à sa force absolue. Et c’est ainsi qu’il est le paradigme par excellence du souverain comme le montrera Scot Erigène dans sa théologie carolingienne. Attirant tout à lui, l’Un ne commande pas, Il fait grâce. « L’Un exerce son principat en usant de la moindre force alors que l’être, structuré par l’acte et la puissance, représente une force d’inertie. » (p. 110). Cette légèreté de l’Un, était le fait sa négativité, qui vidait le principe de toute subsistance et de tout efficace pour ne laisser en lui qu’un rien vers lequel convergent tous les étants qui y faisaient retour comme à leur source. Pierre Magnard reconnaît ici toute sa dette à Aimé Forest qui, dans une correspondance datant de 1975, lui transmet toute la théologie du lien substantiel.

En reprenant le tympan roman de Moissac et celui de Vézelay, Pierre Magnard retrouve ce lien à l’hénologie dans la figure même du pantocrator, plutôt que du tout-puissant : celui qui embrasse toutes choses traduit la bonté du Père dont la souveraineté ne s’exprime jamais mieux que dans cette conversation et ce maintient de ce qu’il crée : « La notion même de Dieu explose si l’on définit Dieu comme le Tout-puissant. » (p. 115). C’est pourquoi, Pierre Magnard préfère revenir au Traité des Principes et aux Homélies sur le Lévitique d’Origène, « parce que ces deux traités, témoignant d’une théologie pré-nicéenne, ne mettaient pas en avant la toute-puissance mais préféraient célébrer Dieu dans sa bonté, Dieu dans son amour. […] Origène donnait le pas à la conservation de la création au lieu de considérer l’origine du monde. Il en recherchait le maintien, la sauvegarde. » (p. 115-116). C’est pourquoi à la cause première, il préfère substituer le principe : « Le Père ne se révèle qu’en son fils Jésus-Christ, en qui et par qui il tient l’univers, embrassé dans son amour. » On comprend ainsi que l’Un tourne le dos au discours catégorial, au transcendantal. Aussi, à la suite de Plotin, Pierre Magnard choisit-il de prendre l’Un, « non comme un nom de Dieu, non plus que comme un prédicat capable d’en exprimer l’essence mais comme un interprète. » (p.118). Que faut-il entendre par ce statut d’« interprète » ? En quel sens l’Un peut-il être un « signal susceptible d’ouvrir un passage jusqu’à lui » ? Si Plotin insiste sur l’idée que l’Un se refuse à tout discours, s’il n’est pas un objet d’écriture, en revanche nous n’écrivons et parlons que pour conduire à lui, pour encourager à la vision, comme si nous indiquions le chemin à quelqu’un qui veut voir quelque chose. L’Un est ainsi ce qui ouvre un chemin (comme le rappelle déjà Platon en République 532 d). Dans cette perspective de disjonction de l’être et de l’Un, il n’est plus question de définir un être ; on cherche plutôt à configurer l’âme humaine à cet absolu auquel elle veut s’ouvrir en sa fonction d’accueil et de réceptivité.

Quelle est donc cette disponibilité à la présence de l’Un ? « L’Un nous veut et nous rend disponible, effaçant en nous toute empreinte, jusqu’à celle des idées, pour faire de nous des âmes sans intellect. » (p. 121). Pierre Magnard entend cette disponibilité comme un espace vierge dédié à l’Un, une profondeur de l’âme, un abîme de l’âme qui répond à l’abîme de Dieu. En cette vacance nue, l’épreuve de soi n’est plus dans la totalité ou dans le même, mais dans l’ouverture au Tout-Autre. Seul doit demeurer en l’âme ce par quoi elle est semblable à l’Un. La dualité du sujet et de l’objet, du connaissant et du connu, est ainsi dépassée. C’est pourquoi Pierre Magnard nous rappelle qu’il faut parler de présence plus que de connaissance : « L’Un n’est absent de rien, et pourtant il est absent de tout, en sorte que présent, il n’est pas présent, sinon pour ceux qui peuvent le recevoir, et qui s’y sont préparés, de façon à ce qu’ils puissent venir coïncider et en quelque sorte, être en contact avec lui, le toucher grâce à la ressemblance, c’est-à-dire grâce à la puissance que l’on a en soi et qui est parente avec lui parce qu’elle vient de lui. C’est seulement lorsqu’on est dans l’état où l’on était lorsqu’on est sorti de lui qu’on peut le voir de la manière dont il peut être objet de vision. » (Ennéades VI, 9, 4 ; Traité 9, 4, 25-30). Plotin renonce à toute disposition spéculaire, d’un voyant par rapport à un objet vu, pour substituer à ce vis-à-vis, cette pure et simple présence qui n’introduit aucune dualité, puisqu’elle fait l’expérience d’une communion. « La vie en quête de l’Un ne cesse de se disséminer pour se ressaisir. » (p. 123). Et comme l’écrit Joseph Combès dans son Introduction au commentaire de Parménide de Damascius : « La procession tire son être de l’infini pouvoir qu’a l’Un de tout refuser. C’est ce dépouillement qui fait toute sa capacité d’agir. » Disjonction et analogie restaurent ainsi ce que Pierre Magnard convient d’appeler « la légèreté de l’être » grâce à la force reconnue de l’Un. « L’Un n’est pas un attribut de Dieu, insiste le philosophe, mais pour canaliser l’élan de l’âme, il fait signe vers l’absolu. » (p. 125). Aussi inscrit-il l’hénologie dans la théologie négative. En distant que « Dieu n’est pas ceci ou cela », on lui rend toute sa transcendance. « C’est pourquoi, dit Pierre Magnard, à l’invocation de l’être sous laquelle se place un univers qui se dissémine et se défait, il est urgent que succède l’invocation de l’Un auquel la tradition néo-platonicienne impute un agir pur. Et en tant que l’acte pur repose sur l’indétermination de l’être, il n’est pas sans être affecté par la négativité. Le principe opère ainsi par son hyparxis et par sa fondamentalité. L’Un agit ainsi par le seul fait d’être Un, c’est par sa tranquillité et sa constance que l’Un fait exister en acte tous les êtres : « Si l’acte de l’être est production, l’acte de l’Un est retenue et retrait, il est garde et conservation. » (p. 131). Aujourd’hui, face à une doxa ivre de diversité, qui se perd dans le multiple, Pierre Magnard, dans la continuité de Platon et de Plotin, oppose le courage d’un penser qui cherche à s’approcher de l’Un, autant qu’il est possible : « Aujourd’hui, dans un monde globalisé que règlent les lois du marché et de la communication, dit le philosophe à la fin de son essai, l’Un n’est plus que l’alibi de la pensée unique sous laquelle se présente l’opinion, tandis que le savoir véritable ne s’exerce plus que dans la recherche des singularités en ce qu’elles ont d’absolument original. » (p. 216). Et pour s’être inversé, le dispositif demeure cependant le même.

Et si la question du « sens », a été centrale pour Pierre Magnard, comme nous le rappelions au début de l’article, l’expérience de son enseignement fut pour lui la découverte qu’il n’avait pas à proposer une orientation à ses auditeurs mais « à obtenir de chacun qu’il inventât lui-même le sens de sa vie. » (p. 217).

 

III°) Fonder, bâtir, habiter

 

Pierre Magnard nous rappelle l’urgence de fonder pour bâtir et enfin habiter dans un monde en proie à la fascination du pouvoir et de l’argent, asservi aux GAFAM, et asservi aux fantasmes d’un homme augmenté, telles que nous le rappellent ces trois figures mythiques qui nous hantent : Faust et son rêve de toute-puissance, le Golem et son aspiration au transhumain, et Midas figure du libéralisme actuel qui pense en profits, rendements, finance et exploitation. « La pire des violences faites à la terre est d’en faire elle-même une marchandise » (p. 136), et c’est bien là où nous en sommes aujourd’hui arrivés : à une terre indûment exploitée, exposée à des transactions aliénantes. Et cette aliénation de la terre entraîne celle de l’ouvrier agricole, exploitable désormais à merci quand son travail est devenu une marchandise.

Si déjà en 1946, Martin Heidegger mettait en lumière l’idée que la vérité est une affaire de garde (Wahr), et qu’il y va dans cette vigilance de la sauvegarde que l’on attend de l’Un, il rappelait la place centrale du recueillement et de la conservation. Dans son texte sur l’origine de l’œuvre d’art, il rappelait que le monde se fonde sur la terre et que la terre surgit au travers du monde : « Reposant sur la terre, le monde aspire à la dominer… La terre au contraire, aspire, en tant que reprise sauvegardante, à faire entrer le monde en elle et à l’y retenir. » (Chemins qui ne mènent nulle part, p. 37). Le temple n’est pas expressif du monde, mais de la terre, qui le porte, du sol natal dont il jaillit. Le temple n’est là que pour signifier cette solidité du rocher qui le porte. Il s’agit pour Pierre Magnard, à la suite de Martin Heidegger, de retrouver le sens de la terre. Le temple en garde le secret, symbolisant le rouage de la terre et du ciel. Le sens de la terre peut nous rendre le ciel, et par le ciel, le sens même de notre humaine vocation : « Le respect de la terre, c’est le respect de l’homme. » (p. 135). L’homme devient ainsi un « ménager » (mesnage vient de maisnie qui veut dire famille, mais aussi maison, demeure, du latin manere qui veut dire demeurer), avec toute la sagesse d’un équilibre, d’une mesure, d’une responsabilité des choses et des gens qui lui sont confiés. Montaigne a su en vivre et s’en montrer le garant fidèle :

« Chez moi, je me détourne un peu plus souvent à ma librairie, d’où tout d’une main je commande à mon ménage, je suis sous l’entrée et vois sous moi mon jardin, ma basse-cour, ma cour, et dans la plupart des membres de ma maison, c’est là mon siège. » (Essais III, 3).

Montaigne redoutait que faute d’héritier direct, la terre finisse par perdre ce caractère patrimonial qui fait d’elle la maîtresse du lignage, car c’est bien par la terre et grâce à la terre que le lignage se constitue. Montaigne tire son nom de ce nouage de la terre et du ciel : « Un nom dont il signera un livre, livre qui vient certifier cette signature, quand le nom se répète à travers l’écho de ce que l’auteur appelle « la renommée ». Mais il ajoute : « C’est un livre de bonne foi, un livre pour la connaissance, et non la réputation. Je ne m’y suis proposé aucune fin, que domestique et privée, je l’ai voué à la commodité particulière de mes parents et amis » et voici l’auteur en sa forme naïve, prenant soin que ce renom ne soit pas vanité mais de juste mémoire. » (p. 149).

Si Montaigne authentifiait son enracinement dans une terre par un livre, Pascal n’a d’autre image pour traduire son rapport à l’espace que celle du naufragé égaré dans un recoin de l’univers sans savoir qui l’y a mis, ni ce qu’il y est venu faire, de sorte qu’il entre en effroi, et le voici désorienté au point d’être attiré par toute figures géométriques capables de redistribuer l’espace et de vaincre cet océan de la dissimilitude. Pierre Magnard met en lumière l’écriture fragmentaire de Pascal : « les papiers que Pascal nous a laissés, au titre d’une apologie de la religion chrétienne, sont un témoignage redoublé de son écriture fragmentaire. » (p. 150-151). Pierre Magnard y voit des « îles de sens dont la liaison aléatoire donne lieu à un nombre infini de combinaisons possibles. » (p. 151). Si Montaigne déclinait son identité dans un livre, ce qui frappe chez Pascal, c’est bien l’absence de livre. Il semble qu’il ait voulu libérer sa pensée de l’ordre du discours, de son économie logique (unité organique dont la rhétorique porte la marque) : « La disposition des matières est nouvelle » (Lafuma 696) ; « les mots diversement rangés font un divers sens, et les sens diversement rangés font différents effets. » (Lafuma 784). Dès lors Pascal met en garde quiconque voudrait classer ses pensées. C’est en raison d’une redistribution infinie qu’elles n’en finissent pas de donner du sens. Pierre Magnard s’est lui-même montré « réticent », comme il l’écrit, « aux mille et un efforts de classement des fragments ». (p. 152). Se détachant des interprétations de Lucien Goldman et d’Henri Lefebvre, Pierre Magnard propose de « détacher les fragments du faux contexte dans lequel les éditions successives les avaient voulu saisir, pour les faire valoir dans le tranchant de leur facture, chacun comme un bloc auquel rien ne semble pouvoir s’agréger. » (p. 153). Pour justifier l’écriture fragmentaire de Pascal, « s’impose alors à lui l’idée d’un ordre parataxique et non plus syntaxique. » Remontant au traitement des « métamorphoses du cercle » (G. Poulet), mais aussi à la symbolique du triangle arithmétique et à l’histoire de la roulette, Pierre Magnard acquiert alors la conviction que Pascal avait le souci d’élucider, tel un nouveau Champollion, les différentes graphies à travers lesquelles l’absolu se révélait tout en se dissimulant : « Les Pensées ne sont plus alors à nos yeux qu’un immense calligramme » (p. 158). L’entre-expression des différentes écritures de Pascal est un « art qui montre plutôt qu’il ne démontre. » (p. 160). C’est une « pensée aristocratique » qui progresse, non pas horizontalement, comme le fait la dialectique qui va toujours rampant, mais verticalement, en s’élevant de degré en degré, de la chair à l’esprit, de l’esprit à la charité. L’apologie de la religion chrétienne fait l’épreuve d’une « écriture du désastre », la seule, dit Pierre Magnard, qui « sied à la passion du Christ » : une écriture qui se refuse à tout encadrement dans un discours, car elle laisse place à l’icône du Christ, « image véritable du Père (1 Col. 15) qui efface tous les livres. Si la présence divine passe les preuves de notre raison, c’est que l’ordre de l’agapè est infiniment éloigné du second ordre qui est celui de l’esprit, des philosophes et des savants. Pierre Magnard fait alors de l’Abrégé de la vie de Jésus-Christ, le « prélude de tout le projet apologétique de Pascal » (p. 162). Pierre Magnard y voit la clé des Pensées. Ici, c’est à une « véritable christologie que l’on a affaire, dont le but est de manifester les deux natures divine et humaine en Jésus-Christ. » (p.165). Contre ceux qui ont méconnu l’humanité du Christ, l’effort de Pascal est de relever en Jésus-Christ les traits comportementaux qui sont proprement le fait de l’homme et ce qui atteste sa nature divine, ainsi quand il meurt « non pas par une nécessité naturelle mais par sa propre volonté. » (p. 165). Mis en abîme sur celui de la Trinité et celui de la Rédemption, le mystère de l’Incarnation est placé dans une éclatante lumière. Pierre Magnard se demande alors si faire de l’Abrégé de la vie de Jésus-Christ le terminus a quo de la longue méditation qui donne naissance aux Pensées, n’est pas renouveler l’interprétation de ces mêmes Pensées tant dans leur forme que dans leur contenu spirituel.

Quand, pour terminer son essai, Pierre Magnard revient sur son amitié avec Michel Henry, c’est pour mieux faire ressortir son lien à Maître Eckhart[3], lui qui affirme « Dieu comme Un, au-delà de l’être ». Or n’est-ce pas dans l’unité même de l’âme qu’il a son lieu propre et sa retraite. L’appel du fond de Dieu au fond de l’âme est une respiration qui rejoint ce « nulle part » comme « Abgrund » ou Trinité incréée (Source de vie éternelle, de vie primordiale). Michel Henry a tenté de retrouver sa naissance transcendantale, événement intemporel enfoui dans le secret de l’âme. D’où la nécessité de cette autre naissance qui puisse nous ressourcer à la vie primordiale, c’est-à-dire à Dieu lui-même, par cette naissance éternelle de Dieu en l’âme qui s’effectue par Jésus-Christ. Naître pour l’homme ce n’est pas venir au monde, c’est revenir à la vie, c’est penser, c’est rendre grâce. Chaque jour, Dieu nous appelle à l’adoration eucharistique qui nous ressource dans un « pâtir-Dieu ». Or la phénoménologie de la naissance de Michel Henry n’est pas cette naissance mutuelle où « Dieu m’engendre comme lui-même et s’engendre comme moi-même » (Eckhart, Sermon 6) ?

Au monde de la représentation construite selon les lois de la perspective, s’oppose la vie telle qu’elle se sent et s’éprouve immédiatement, coïncidant avec elle-même en chaque point de son être, toute entière immergée en soi, et s’épuisant dans le sentiment de soi. Pour Michel Henry se distinguent le représenté et le vécu, le visible et l’invisible, ce qui se montre à la lumière et ce qui se cache. Et pour lui, « la gageure de l’art abstrait, récusant toute représentation, est de donner à voir l’invisible : couleurs et lignes ne figurent plus l’objectivité de nos représentations, elles sont des concrétions de paix et de violence, exprimant immédiatement en leur pathos notre vie intérieure. » (p. 187) Kandinsky développait toute une dramaturgie de la couleur, qui n’avait rien de convenu : chaque couleur avait pour lui sa sonorité comme aussi son toucher, son parfum, sa saveur. C’est une « musique pure ».

 

Penser évoluant aux confins des systèmes, traduisant la vulnérabilité d’un ensemble en mal d’achèvement, connaissance approchée en mal d’achèvement, pour Pierre Magnard, il n’y a pas d’histoire de la philosophie à moins de faire de celle-ci une machine sans âme. En revanche, il y a une histoire de la pensée, génétique, subjective, et non pas objective, c’est-à-dire l’histoire de l’imprévisible aventure de quelqu’un qui se risque à penser.

[1] Pierre Magnard, Penser c’est rendre grâce, Le Centurion, 2020.

[2] Pierre Magnard, La demeure de l’être. Autour d’un anonyme. Etude et traduction du Liber de Causis, Paris, Vrin, 2002.

[3] Cf. Michel Henry, L’essence de la manifestation, Paris, PUF, coll. Epiméthée, 2011.

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