Thibaut Gress : L’oeil et l’intelligible (Tome I)

Introduction générale

Heureuse nouvelle. Les éditions Kimé ont récemment publié la réécriture de la thèse de Thibaut Gress premièrement rédigée sous la direction de Ruedi Imbach et soutenue en décembre 2011 devant un jury qui comprenait également Jacques Darriulat, Philippe Morel, Hervé Pasqua et le spécialiste français des études renaissantes italiennes, Stéphane Toussaint. Heureuse nouvelle car ce travail, d’une ampleur colossale, constitue à coup sûr une pièce marquante (et jusqu’alors manquante) dans l’histoire des études esthétiques. En plus de proposer un nouveau décryptage des chefs-d’œuvre du Quattrocento, le présent essai, publié en deux volumes, poursuit trois objectifs entrelacés et complémentaires : 1) étudier la manière dont la philosophie a pensé l’art ; 2) appréhender les conditions de possibilité d’une philosophie de l’art ; 3) parler philosophiquement de l’œuvre peinte. Hautement significatif, le titre – L’œil et l’intelligible, essai sur le sens philosophique de la forme en peinture1 – est programmatique et révélateur : non seulement il énonce le cadre de l’enquête (la peinture) mais en plus il annonce l’intuition motrice du propos. Il y aurait, nous dit dès l’abord Thibaut Gress, un « sens philosophique de la forme en peinture ». Qu’est-ce à dire ? Précisément ceci : les choix formels auraient quelque signification, ils porteraient la marque des décisions rationnelles du peintre. Cette hypothèse de travail va à l’encontre des analyses philosophiques historiques sur l’œuvre peinte, et tout l’enjeu spéculatif du premier volume est justement de comprendre pourquoi les études esthétiques portent plus volontiers sur l’image que sur les éléments plastiques, pourtant tout aussi signifiants.

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Premier tome : l’intrigue du Saint Jean-Baptiste

C’est sous le regard intriguant du Saint Jean-Baptiste de Léonard de Vinci que le lecteur curieux entreprend la poursuite de cette enquête esthétique. L’on peut en effet parler d’« enquête » pour qualifier le premier temps de cet essai. L’intrigue qui anime la préface est formulée en termes on ne peut plus clairs : « nous cherchons à penser les conditions d’une philosophie de l’art, ce qui présuppose de déjà déterminer ce que signifie le génitif, c’est-à-dire l’art »2. D’entrée de jeu, nous devons reconnaître un premier mérite à l’auteur : celui de parler clairement et distinctement ; même les mots dont le sens paraît a priori évident sont expliqués et problématisés3. La chose est capitale car c’est précisément sur une mésentente (ou une négligence) lexicale que prospère une certaine philosophie de l’art qui n’a de philosophique que son intitulé.

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Louise Élisabeth Vigée Le Brun, Détail de l’Autoportrait, 1790, Florence, Corrido de Vasari.

I. Questions de définition : pour une philosophie de l’œuvre d’art en tant qu’art

a. La mise en discussion de la démarche iconique

Le présent ouvrage propose en liminaire sinon une critique du moins une mise en discussion de la démarche iconographique qui met en avant le caractère essentiel de l’image à l’égard de l’œuvre d’art et qui relègue à un stade inférieur l’approche formelle. Pour Thibaut Gress, cette prise de vue néglige l’importance de la forme dans la production du sens de l’œuvre. Pis encore, elle manque l’essence même de l’art : « ce n’est pas l’image qui fait l’art, mais le travail de l’image. […] De ce fait, le problème de l’iconographie ne saurait être ni un problème de pertinence ni un problème de compétence, mais se présente comme un problème d’objet : en réduisant l’œuvre d’art à l’image, elle éclaire certes l’histoire de l’œuvre, sa signification et ses référents, mais elle ne l’éclaire qu’en tant qu’œuvre et non en tant qu’œuvre d’art. »4. Ainsi, avant d’aborder la question centrale de la possibilité d’une philosophie de l’art, l’auteur pose le problème non moins pressant de la compréhension de l’œuvre d’art en tant qu’art5.

Les premières pages de l’essai formulent la « doxa de la philosophie de l’art »6, bien ancrée en histoire mais aussi en muséographie, selon laquelle « ne pouvait être philosophiquement comprise l’œuvre d’art qu’à la lumière de l’élucidation de la théorie de l’image dont elle est porteuse »7. C’est pourquoi, ajoute l’auteur, personne ne s’interroge sur « le comment de la monstration, c’est-à-dire les moyens permettant de créer les images et, partant, d’organiser la visibilité, comme si l’image s’identifiait à une présence toujours déjà là, et non au produit de choix formels par lesquels seuls sa visibilité était ainsi rendue possible. »8.

L’objectif poursuivi par l’auteur n’est donc pas tant de nier la signifiance de l’image que d’attirer l’attention sur les choix formels également porteurs de sens. C’est tout le travers de l’iconographie que d’oublier cet apport et de réduire le sens de l’œuvre peinte à l’image qu’elle renvoie. Constamment animé par un souci de transparence, Thibaut Gress expose, textes à l’appui, les principes fondateurs de l’iconographie pour mieux les réfuter par la suite. Ce travail « archéologique » lui donne l’occasion de présenter avec netteté la démarche de Panofsky, en contrepoint de l’approche formaliste de Wölfflin9. Il faut saluer la rigueur avec laquelle l’auteur justifie, en trois temps bien dégagés10, son refus d’adopter la méthode iconique pour penser philosophiquement les œuvres d’art. Il insiste notamment sur le rôle déterminant du néokantisme de Panofsky qui l’aurait poussé à reconduire dans le champ esthétique la fameuse dichotomie entre la sensibilité et l’entendement : si l’on suit à la lettre la thèse kantienne, s’impose l’idée selon laquelle le sens d’une œuvre d’art ne saurait dériver du travail de la forme sensible.

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Erwin Panofsky Emmanuel Kant

b. Le sens philosophique de la forme

Cela étant établi, Thibaut Gress n’en reste pas au stade critique. Dans une sorte de dynamique cartésienne, sa décision de rupture est commandée par le projet constructif de bâtir à nouveaux frais une philosophie de l’art qui ne saurait se résumer à une analyse de l’image. Il appelle de ses vœux « une analyse formelle de l’art – et non plus de l’image – en vue de comprendre ce que peuvent signifier les choix plastiques donnant sa forme définitive à l’image »11. Tout l’enjeu du travail ici délivré est ainsi d’exhumer les étapes souterraines de l’élaboration matérielle du sens et de la forme de l’image. Cette entreprise d’envergure sous-entend de « substituer au ‘pourquoi l’image montre-t-elle ceci’ le ‘pourquoi le montre-t-elle ainsi, de cette manière ?’ »12. La thèse de Thibaut Gress peut donc prendre le relief aiguisé d’un paradoxe : il semble falloir quitter la sphère intellectuelle de l’iconographie et investir le champ de la matière pour atteindre pleinement l’intelligibilité de l’œuvre d’art : « l’intelligibilité de l’œuvre ne se peut comprendre qu’à la mesure de la plongée dans la matérialité sensible, comme si celle-ci était le lieu de l’incarnation de celle-là, et interdisait de réduire l’intelligibilité de l’œuvre à la seule sphère intellectuelle de son élaboration. »13. Ici s’exprime une conviction majeure qui constitue le fil rouge, au besoin répété, de tout l’essai : « le sens philosophique de l’œuvre doit se découvrir dans le travail esthétique et non dans le produit iconique. »14.

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Rembrandt, Le peintre dans son atelier, 1628, Boston Museum of fine arts.

II. Questions de méthode : les conditions de possibilité d’une philosophie de l’art

a. L’œuvre d’art, un philosophème ?

Le projet d’une « investigation formelle »15 de l’œuvre d’art étant posé, surgit aussitôt la nécessité d’une méthode de travail : « il nous faut trouver une méthode d’investigation philosophique permettant d’extraire l’intelligibilité de l’œuvre à partir de l’immanence même de sa sensibilité, ce qui revient à dire que nous sommes en quête d’une méthode qui permettrait de faire surgir le sens philosophique d’une œuvre en vertu du travail esthétique que contient cette dernière. »16. L’intrigue, résolue sur le plan du contenu, se creuse sur le plan des modalités. L’examen qui suit est donc orienté par l’exigence de trouver le moyen d’appréhender philosophiquement l’art, c’est-à-dire de « déterminer conceptuellement le sens du travail du sensible »17. Cette enquête technique ménage un parcours théorique lumineux à travers les textes platoniciens, humiens et kantiens abordant le problème artistique.

Soulignons à ce niveau la finesse de vue et la rigueur d’analyse de Thibaut Gress, conscient de la difficulté, ici théorisée, à penser l’objet de sa propre recherche. Dans un raisonnement limpide et détaillé, l’auteur écarte non seulement l’optique de Platon, qui thématise l’impossibilité de penser philosophiquement l’œuvre d’art, mais encore la conception de l’esthétique du XVIIIe siècle tout aussi incapable, selon lui, de produire une véritable philosophie de l’art centrée sur la spécificité et la dignité de l’objet artistique. Retraçant la substitution moderne d’une « interrogation sur les raisons du plaisir universel » à « une réflexion sur la nature de l’œuvre d’art » 18, Thibaut Gress, dans la droite ligne d’Antoine Compagnon, détaille sur plusieurs pages l’élaboration kantienne des « conditions d’impossibilité » de la philosophie de l’art19.

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Gabriel Lemonnier, Une soirée chez Madame Geoffrin, 1812, Château de Malmaison.

b. Le secours hégélien

Le recours développé à la définition hégélienne de l’art comme « présentation sensible de l’absolu »20 permet à l’auteur de préciser « le sens pratique »21 de la philosophie de l’art à laquelle il aspire : « notre démarche vise à reconnaître dans la substance peinte la structure subjective, qui se manifeste selon nous principalement dans les éléments physiques que charrie toute œuvre. Tel est le sens pratique de la philosophie de l’art que nous appelions de nos vœux au début de notre préface »22.

C’est donc à l’aune des remarques esthétiques du philosophe allemand, au préalable très précisément exposées, que Thibaut Gress envisage la possibilité d’une philosophie de l’art fondée sur le principe que « la subjectivité du spectateur se retrouve dans l’œuvre qu’il contemple »23. Hegel mérite en effet toute la confiance que l’auteur lui accorde : affirmant que la formation de l’œuvre dépend du fonctionnement interne de la subjectivité, il montre pour la première fois que la forme en tant que telle est un véhicule de sens. Mais qu’on ne se méprenne pas : l’esprit cartésien de Thibaut Gress ne considère pas comme acquises les données hégéliennes et l’un des nombreux intérêts du présent essai est sans doute de proposer une mise à l’épreuve, par les faits, du raisonnement hégélien sur l’art : « il nous faut mettre à l’épreuve cette première série de résultats, et chercher le bien fondé – ou non – de cette idée d’une soumission de la substance picturale à la subjectivité, et ce à partir de la nécessité du développement même de l’Idée, ayant pour effet de circonscrire la substance picturale à la subjectivité du regard. »24. Pour tester cette conceptualité, l’auteur émet l’hypothèse d’une structuration subjective, opérée par le regard, de la substance picturale25. Suivant le fil des analyses merleau-pontiennes26, il considère que l’œuvre d’art est assujettie au regard dont la fixité est elle-même dépendante de l’immobilité du corps.

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Gerard ter Borch (peintre cité par Hegel), Femme pelant des pommes, 1660, Kunsthistorisches Museum, Vienne.

c. Un support de travail original

Une autre raison, sous-jacente à la première, nous pousse à plébisciter cette nouvelle étude esthétique : le choix original du support artistique à partir duquel l’hypothèse hégélienne va être testée. Le critique se concentre en effet sur « la peinture de la Renaissance italienne » pour cerner en quel sens « l’étendue s’est trouvée réduite par soumission de la substance à la subjectivité du regard »27. Reposant sur « le critère de l’œil unique »28, les œuvres peintes du XVe siècle font de l’organe oculaire un « principe législateur »29 et, partant, sont en mesure d’illustrer la thèse recherchée à partir des analyses de Hegel : « la réponse que nous souhaitons apporter à la question de la subordination de la substance à la subjectivité repose essentiellement sur le problème de la perspective, lequel s’appuie sur un principe décisif, à savoir le rôle de l’œil. »30.

Ainsi, dans un dernier temps, l’auteur expérimente l’idée hégélienne d’une subordination de la substance picturale à la subjectivité entendue comme regard à partir des théories sur l’œil de trois grandes figures de l’art de la Renaissance italienne : Alberti, Piero della Francesca et Léonard de Vinci. Le premier volume s’achève sur la lecture serrée, attentive et précise, des écrits de ces grands maîtres qui confirment, chacun à leur manière, le rôle législateur de l’œil et donc la subordination de la substance à la subjectivité. Exploitant le potentiel philosophique de la production esthétique des artistes renaissants, Thibaut Gress rappelle la richesse théorique d’une époque, la Renaissance, et d’un domaine, les traités de peinture, trop souvent dénigrés sur le plan conceptuel.

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Piero della Francesca, détail de L’Annonciation, 1469, Galerie nationale de l’Ombrie, Pérouse.

Conclusion pour le premier volume

Ce premier volume pose le cadre de l’enquête et en précise le postulat de départ. Soucieux de parler philosophiquement de l’œuvre peinte, Thibaut Gress investit à fond la question, jusqu’à présent délaissée, des choix formels en peinture. En creux s’exprime une intuition centrale qui prend Kant à rebours : loin de se réduire à l’image qu’elle nous renvoie, le sens de l’œuvre d’art peut se jouer à même la sensibilité, au niveau des éléments plastiques. L’essai jette donc une lumière vive sur la couche de signification située à l’épiderme de la toile. Par la suite, il s’agira de montrer que les décisions formelles des artistes procèdent de leurs inspirations intellectuelles plus ou moins conscientes. L’enquête philosophique ici menée s’appuie sur la définition spécifique de l’art comme travail et non pas seulement comme image. Surtout, elle prend pour balise la conceptualité hégélienne qui articule la substance picturale à la subjectivité qui la regarde. Il appartiendra également au second tome de mettre la théorie de Hegel à l’épreuve des œuvres de Fra Angelico, Botticelli, Léonard de Vinci et Michel-Ange. Mais le présent ouvrage atteste déjà de l’ambition du projet et de l’érudition de l’auteur, capable de restituer avec précision aussi bien les analyses modernes de Hume, Kant et Hegel que les raisonnements peu arpentés des artistes du Quattrocento. Gageons que ce nouveau titre marquera le cours des recherches esthétiques contemporaines et donnera le la à des travaux futurs portant sur le sens philosophique de la forme des œuvres d’art de classes et d’époques différentes. Une dernière chose enfin, plus personnelle : par sa problématique, bien recentrée dans l’histoire des idées, et par la finesse rigoureuse de ses analyses textuelles, l’essai de Thibaut Gress constitue une étude exemplaire pour tout aspirant au titre de docteur en philosophie.

La suite de la recension se trouve à cette adresse.

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Regards croisés

  1. Thibaut Gress, L’œil et l’intelligible. Essai sur le sens philosophique de la forme en peinture, Paris, Kimé, 2015
  2. L’œil et l’intelligible. Essai sur le sens philosophique de la forme en peinture, Paris, Kimé, 2015, tome 1, p. 17
  3. L’auteur prend soin de définir les notions d’« art », de « philosophie de l’art » et, plus loin, de « regard », p. 191 et suivantes.
  4. Thibaut Gress, op. cit., p. 17
  5. p. 9 : « Le propos qui s’engage ici se veut être une contribution à la philosophie de l’art, plus particulièrement, de l’art peint. Comprendre comment un discours philosophique sur l’œuvre d’art elle-même est possible, telle est sa seule ambition ; un tel questionnement dont l’énoncé peut paraître banal s’inscrit résolument dans une compréhension de l’œuvre comme étant irréductible à l’image, dans une étude du sens esthétique de ses choix formels irréductibles eux aussi à l’élucidation de sa signification iconographique. »
  6. p. 10
  7. pp. 9-10
  8. p. 10
  9. p. 18 et suivantes
  10. « Le détournement du regard », pp. 29-35 ; « l’originalité introuvable », pp. 35-40 ; « le monisme explicatif », pp. 41-48.
  11. p. 58
  12. p. 11
  13. p. 13
  14. p. 59
  15. p. 59
  16. p. 60
  17. p. 73
  18. p. 94 : « Kant est sans doute celui qui est allé le plus loin dans la théorisation d’une impossibilité de penser philosophiquement l’art, non pas parce qu’il aurait renoncé à la démarche philosophique mais parce qu’il aurait circonscrit cette dernière à une sphère tellement étroite qu’il lui en aurait interdit la compréhension de l’art. »
  19. p. 127
  20. p. 135 : « Si Platon ne nous permet pas de philosophiquement penser l’art, Kant nous interdit de penser philosophiquement l’art. Il nous semble que la double exigence qui résulte de ce double échec est accomplie par Hegel en ceci que ce dernier confère à l’objet artistique une éminente dignité dans la mesure où l’art apparaît comme un moment de l’esprit absolu mais aussi grâce aux leçons consacrées à l’art qui vont prendre en compte la spécificité de l’art, et accorder une légitimité à la singularité de l’objet. »
  21. p. 174
  22. p. 174
  23. p. 185
  24. p. 191
  25. pp. 191-192
  26. pp. 191-193
  27. p. 191
  28. p. 193
  29. p. 215
  30. p. 193
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Achevant une thèse de doctorat à l’Université Paris-Sorbonne, Constance Malard étudie la réception du corpus aristotélicien à la Renaissance. Enseignant la philosophie au lycée, elle est également chargée d’un TD de philosophie classique (Spinoza) à l’Institut Catholique de Paris.