Thomas d’Aquin : Textes sur la morale

Les éditions Vrin viennent de rééditer le très classique recueil de textes thomasiens consacrés à la morale, et organisés par Etienne Gilson, augmentés d’une préface de Ruedi Imbach et d’un guide de lecture fort utile pour qui voudrait découvrir la pensée de Thomas en général, et sa morale en particulier1. Initialement paru en 1925, soit quelques années seulement après ses ouvrages consacrés au Thomisme (Strasbourg, 1920) et à La philosophie au Moyen Age (1922), cette sorte d’anthologie qui n’en est pourtant pas tout à fait une, connaitra plusieurs éditions sans que Gilson, évoluant quelque peu dans son rapport au thomisme, ne juge bon de la modifier substantiellement. Il s’agit donc d’un recueil qui le satisfit dès sa parution et dont on peut juger de la grande qualité dès les premières pages.

A : Principes du recueil de Gilson : systématicité de l’œuvre et diversité textuelle

L’idée de Gilson fut de mettre à disposition du public français une sorte d’anthologie des textes thomasiens consacrés à la morale, intégralement traduits, et issus de l’œuvre entier de Thomas. Ainsi se croisent des extraits de la Somme théologique, très largement majoritaires, du compendium theologiae, de la Somme contre les Gentils et des Questions disputées sur la vérité, l’ensemble demeurant très nettement dominé par la Somme théologique, Ia, IIa. Le choix des textes se fait donc éclectique quoique guidé par la direction de la Somme, et confère à l’ensemble un panorama très vaste de la pensée thomasienne ; « panorama de la pensée thomasienne » disons-nous et non de la seule morale, car Gilson garde toujours présent à l’esprit le souci de ne pas figer la morale ni de la priver de la systématicité au sein de laquelle elle s’insère ; la pensée thomasienne forme ainsi un tout dont ne saurait être arbitrairement extraite la morale, sous peine de la rendre par trop abstraite. « La première condition pour comprendre la morale thomiste, écrit Gilson dans sa belle introduction, c’est de comprendre que, dans le thomisme, il n’y a pas de morale à part ; aussi ne peut-on définir l’esprit qui préside à son élaboration sans définir l’esprit du thomisme tout entier. »2

Cette approche gilsonienne gouverne ainsi le début du recueil où l’auteur rappelle sa conviction et en précise les raisons : « L’étude de la morale ne peut être isolée de celle de la métaphysique dans le système de Thomas d’Aquin. Et cela se comprend, si l’on songe qu’une morale à part dans le système des sciences supposerait que l’homme et son activité morale subsistent à part dans le système des choses. Or, il n’en est rien. L’activité morale et sociale de l’homme prolonge un mouvement dont l’origine, l’efficace et la direction sont indépendantes d’elle. »3 Dès lors, Gilson consacre le premier chapitre à la question métaphysique et organise une subtile progression de la description du rapport à Dieu vers la question morale : puisque Dieu gouverne toutes choses, y compris le mouvement vers lui qu’exerce toute créature, se pose le problème de l’utilisation de ce mouvement : comment la créature doit-elle se diriger vers Dieu, c’est-à-dire utiliser ce qu’elle reçut de Dieu ? Là se pose aussitôt la question de la finalité de l’action, et Gilson peut fort logiquement introduire, à partir d’une réflexion métaphysique, l’articulation de la finalité de l’action et de la liberté de l’agent, distinguant par-là même l’homme des autres créatures et fondant la spécificité humaine.

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Très vite se comprend l’un des présupposés de l’approche gilsonienne de ces textes, au regard de l’ordre qu’il retient quant à la présentation : le thomisme, loin d’être une théologie froide et écrasante où il ne s’agirait jamais que de se soumettre à quelque Dieu vengeur, est un humanisme ; il existe une spécificité humaine par laquelle se révèlent aussi bien la liberté que la dignité de l’homme, et qui contribuent à faire du thomisme une pensée éminemment moderne. Ruedi Imbach rappelle ce trait décisif dans son avant-propos, attirant ainsi avec bonheur l’attention du lecteur sur le cadre idéologique dans lequel s’élabore ce recueil : « Dans l’introduction même de l’ouvrage de 1925, insistant sur « l’extraordinaire nouveauté du thomisme », il interprète la pensée de Thomas bien avant que ce syntagme soit devenu le titre d’un fameux ouvrage de Jacques Maritain, comme un humanisme intégral ; ce qui signifie selon lui non seulement que dans le christianisme l’humanisme tout entier est inclus mais encore implique la reconnaissance d’une nature qui a une valeur en soi. »4 Il convient donc de garder présent à l’esprit se souci gilsonien de faire du thomisme une pensée exaltant la dignité humaine, organisant les textes à la faveur de sa propre thèse.

C’est sans doute la raison pour laquelle les premières parties de chacun des chapitres posent les jalons de propriétés humaines habituellement considérées comme spécifiquement humanistes : le Souverain Bien (chap. 1) s’ouvre par le rappel du rapport particulier et privilégié de l’homme à Dieu, les actes humains (chap. 2) posent et exaltent la liberté comme volonté – ici se pressent du reste quelque préfiguration de la volonté cartésienne bien que Gilson ne le mentionne guère – tandis que le chapitre 3 consacré aux passions fera de l’amour la première des passions, atténuant ainsi la passivité en jeu par la dignité de sa cause : le beau et le bon guident l’âme lorsque celle-ci se fait amante. C’est donc tout un réseau humaniste et, en effet, très moderne, qui se met en place, où se lisent en creux quelques anticipations de la pensée renaissante ou, pour employer un terme peu familier des années 1925, où se crée ce que l’on a récemment appelé une « Proto-Renaissance » qu’inaugurerait le XIIIè siècle et que revendique du reste Gilson lui-même : « Voilà pourquoi enfin la Renaissance, quant à son fond, date du XIIIè siècle, la Renaissance purement esthétique et de la forme qui devait en résulter, n’en ayant été, aux XVè et XVIè siècles, que la dernière et non la plus importante conséquence. »5 Il ne s’agit pas ici d’apprécier le bien-fondé quant à l’importance minorée du Quattrocento et du Cinquecento mais il convient bien plutôt de comprendre l’état d’esprit dans lequel Gilson présente ces textes : porte d’entrée de la pensée moderne, ils s’organisent selon des thèmes que retiendra précisément la modernité : liberté, exaltation de l’amour, suprême dignité de l’homme.

B : Ce qu’apporte l’édition de Ruedi Imbach

Une fois élucidés les principes et les enjeux de l’édition de Gilson, il nous faut à présent évaluer ce qu’apportent les ajouts de Ruedi Imbach. Ce dernier rédige d’abord un bref quoique substantiel avant-propos dans lequel se trouvent explicités les présupposés gilsoniens présidant à l’édition de ces textes, en restituant la démarche de cette édition dans le cadre plus général de la pensée de Gilson. Exposant le sens de bon nombre de principes gilsoniens, Imbach introduit toutefois une dimension libérale de la lecture des textes – déjà présente dans la philosophie de Thomas d’Aquin chroniquée ici – par laquelle se trouve rappelé que si Gilson adhère pleinement au thomisme dont il restitue le mouvement, il n’est nullement besoin de partager les convictions de ce dernier pour savourer la pensée thomasienne : en d’autres termes, il n’est guère impératif d’être thomiste pour comprendre les textes thomasiens. « Sans doute, écrit R. Imbach, Gilson, quant à lui, considère l’éthique de Thomas comme exemplaire et il adhère pleinement à tout ce que Thomas propose. A mon avis, il n’est pas indispensable de partager cette conviction pour trouver dignes d’intérêt les textes réunis dans ce volume car, et cela me semble incontestable, il s’agit d’un paradigme éthique qui mérite d’être examiné et discuté, non pas seulement en raison de l’influence qu’il a exercée à travers les siècles mais encore en raison de sa cohérence et de son poids argumentatif. »6 Lecture raisonnée donc, mue par le souci de la dispute rationnelle et non de la dévotion, par laquelle Ruedi Imbach rappelle salutairement que Thomas peut être lu en philosophe et non uniquement suivi comme maître.

Outre ce bel avant-propos, Ruedi Imbach augmente l’édition de Gilson d’un « guide de lecture » traitant aussi bien de Gilson lui-même que de la pensée thomasienne en ses aspects les plus divers ; rappelant que Gilson fut d’abord un lecteur et interprète de Thomas, il établit également la lutte que mena toute sa vie Gilson contre l’identification de l’être et l’essence, invitant à consulter de nombreuses études pour approfondir ce thème, dont le célèbre numéro de 1994 de la Revue thomiste consacré à Gilson. Outre Gilson, R. Imbach évoque aussi les éditions disponibles des textes de Thomas, ainsi que des introductions à son œuvre, tant en français qu’en anglais, italien et allemand, ce qui fait de ce guide de lecture une formidable clé pour ouvrir la porte des dédales parfois obscurs des œuvres thomasiennes. Le gigantisme de l’œuvre peut effrayer et il est bon de guider le lecteur profane afin de lui présenter ce qu’il y a de plus rigoureux et de plus accessible quant à cet accès.

Ce guide de lecture correspond donc à ce que l’on pourrait appeler une bibliographie raisonnée qui, après les présentations générales des pensées gilsonienne et thomasienne, s’attarde sur chacun des thèmes et problèmes soulevés pas les textes thomasiens consacrés à la morale : la béatitude et le bonheur, les actes humains et la liberté, les passions de l’âme, les lois, les vertus font chacun l’objet d’une bibliographie détaillée, succincte quoique précise, que viennent clore quelques thèmes paraissant plus marginaux quoique finalement très complémentaires des problèmes essentiels, permettant d’évaluer les solutions thomasiennes – voire franchement thomistes – aux débats contemporains comme l’avortement, l’homosexualité ou le suicide selon des conseils de lecture cette fois exclusivement anglo-saxons.

Enfin, et ce n’est pas là le moindre des mérites de cette nouvelle édition, figure un index extrêmement bien pensé et subdivisé en autant de subtilités que comporte chacune des notions abordées par Thomas, ce qui permet de retrouver très rapidement dans ces textes occupant pas loin de 330 pages la notion exacte que l’on souhaite aborder.

Conclusion : le rouge et le noir

Il s’agit là d’une très précieuse réédition conjuguant les efforts de deux grands médiévistes, proposant tout à la fois un outil de travail efficient pour qui s’intéresse à la question morale chez Thomas et en même temps une banque de données permettant de s’orienter avec aisance parmi la très abondante bibliographie thomasienne : l’index comme la bibliographie rendent ce recueil maniable et invitent à se confronter ultérieurement à d’autres textes de et sur Thomas d’Aquin, ce qui n’est pas le moindre de leur mérite. Signalons enfin qu’au-delà du travail proprement éditorial, Ruedi Imbach a orné la couverture de cette réédition d’une de ses toiles intitulée Miniature et dont les tonalités pastel harmonieusement accordées exhaussent les deux seules formes non parallélépipédiques de la représentation, à savoir les deux lignes anguleuses au rouge et au noir vifs dont le contraste chromatique accélère le rythme né des formes elles-mêmes. Mais si le rythme de ces deux lignes est ascensionnel, il demeure tortueux et prudent, n’atteignant pas tout à fait le sommet ; dans son avant-propos, Ruedi Imbach citait justement Dante, imaginant quelque propos thomasien :

« Que ceci te soit toujours plomb aux pieds,

Pour te faire aller lentement, comme un homme las,

Vers le oui et le non que tu ne vois pas. »7

Pourquoi ne pas voir dans ces deux lignes torturées et progressives le chemin même du philosophe aux pieds plombés, progressant lentement sur le chemin de la vérité dans un monde uniforme et semé d’embuches que contourne avec résolution le philosophe patient ?

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  1. Thomas d’Aquin, Textes sur la morale, traduction Etienne Gilson, avant-propos et guide de lecture de Ruedi Imbach, Vrin, Paris, 2011
  2. Ibid., p. 13
  3. Ibid., p. 29
  4. Ibid., p. 8
  5. Ibid., p. 15
  6. Ibid., p. 9
  7. Dante, Paradis, XIII, 112-14, cité p. 10
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Ancien élève de l’ENS Lyon, agrégé et docteur en Philosophie, Thibaut Gress est professeur de Philosophie en Première Supérieure au lycée Blomet. Spécialiste de Descartes, il a publié Apprendre à philosopher avec Descartes (Ellipses), Descartes et la précarité du monde (CNRS-Editions), Descartes, admiration et sensibilité (PUF), Leçons sur les Méditations Métaphysiques (Ellipses) ainsi que le Dictionnaire Descartes (Ellipses). Il a également dirigé un collectif, Cheminer avec Descartes (Classiques Garnier). Il est par ailleurs l’auteur d’une étude de philosophie de l’art consacrée à la peinture renaissante italienne, L’œil et l’intelligible (Kimé), et a publié avec Paul Mirault une histoire des intelligences extraterrestres en philosophie, La philosophie au risque de l’intelligence extraterrestre (Vrin). Enfin, il a publié six volumes de balades philosophiques sur les traces des philosophes à Paris, Balades philosophiques (Ipagine).