Vincent Bontems : Bachelard

Les éditions des Belles Lettres viennent de faire paraître dans la très bonne collection des « Figures du savoir » un ouvrage consacré à Bachelard. Celui-ci rédigé par Vincent Bontems et sobrement intitulé Bachelard est une présentation fort claire de la pensée de celui qui fut certainement le principal épistémologue français du 20ème siècle. Peut-être pourra-t-on cependant déplorer que Bontems ne s’y montre guère critique et nous livre simplement un exposé. Il insiste beaucoup sur le rationalisme ouvert de Bachelard mais aussi sur la désubstantialisation.

Après d’utiles repères chronologiques, l’introduction présente le projet de l’ouvrage : réaliser l’unité d’une œuvre qui présente un versant épistémologique et un versant littéraire. Disons tout de suite qu’il ne sera pas véritablement répondu à cette énigme et que l’ouvrage ne lie que très modérément les deux versants de l’œuvre ; l’intérêt de l’ouvrage est ailleurs. S’inscrivant dans les traces de Dominique Lecourt, Bontems évoque « la conception dynamique de l’esprit »1 qui commande aux versants scientifique et poétique et une commune induction à ces deux versants. Le reste de l’introduction souligne combien la pensée de Bachelard est une dénonciation de tout dogmatisme.

A : Le progrès scientifique

Le premier chapitre est intitulé « Une épistémologie transhistorique », allusion à l’ouvrage de référence de Dominique Lecourt2 dont on sent à de multiples reprises que Bontems l’a lu attentivement. Ce premier chapitre est consacré à l’examen de la philosophie des sciences de Bachelard de manière générale puis à travers divers de ses concepts comme la notion capitale d’obstacle épistémologique ou celle de phénoménotechnique à laquelle sont consacrées quelques pages remarquables dans lesquelles Bontems montre de manière très claire comment Bachelard en vient à disqualifier le sens commun. En effet celui-ci fait fond sur une sorte d’intuition (c’est aussi ce que Bachelard reprochera à Descartes ou son disciple Meyerson et à Bergson ) alors que Bachelard n’a de cesse de récuser l’idée d’un quelconque donné. A ses yeux, tout est construit ; ce dont il est question en science est le produit d’un dispositif technique dont on ne peut faire l’abstraction. On peut néanmoins regretter que cette disqualification de l’opinion ne fasse pas l’objet d’une discussion. Ainsi par exemple, dans La science contre l’opinion, Bernadette Bensaude-Vincent dont le projet est de « réhabiliter le régime de l’opinion comme vertu propre au citoyen »3 dénoncera cette conception qui identifie l’opinion au dogmatisme pour l’opposer à une science qui serait essentiellement critique. La science telle qu’elle se pratique contient une part de dogmatisme et l’opinion peut être considérée comme un mode de penser volontaire et réfléchi. A l’inverse, Bachelard considère que la connaissance scientifique ne prolonge pas l’opinion mais la rectifie. En effet, et Bontems le montre clairement, la conception que Bachelard se fait de la science est une conception discontinuiste : il y a rupture entre connaissance vulgaire et connaissance scientifique tout comme il y a rupture entre deux théories. Parce que cette science est faite de ruptures, Bachelard considère que tout un pan de l’histoire des sciences est périmé, ce que Bontems traduit en disant que « son passé est constitué de (…) conceptions erronées »4 qui seront abandonnées par la science ultérieure.5 Ici Bontems se montre un peu rapide car à le lire, on pourrait croire que Bachelard oppose des conceptions erronées à des conceptions qu’il considèrerait comme exactes. Or, à moins de faire preuve d’un réalisme naïf, il faut bien considérer que la science actuelle sera elle aussi un jour tenue pour erronée. Il faut donc bien préciser qu’erroné ne signifie pas « non conforme à la réalité ». Bachelard – et ce n’est pas la moindre de ses originalités – récuse d’ailleurs le réalisme aussi bien que l’idéalisme. Mais parler de science périmée, c’est émettre un jugement. Celui-ci est d’autant plus légitime qu’aux yeux de Bachelard, nous comprenons mieux la science du passé qu’elle ne se comprenait elle-même.6 Cette notion de jugement fait l’objet d’une interprétation discutable de la part de Bontems. Celui-ci considère en effet que la perspective bachelardienne consiste à juger l’histoire des sciences « à partir de n’importe quel point de son histoire »7. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il parle d’une épistémologie transhistorique plutôt que d’une épistémologie historique. Mais ceci est rien moins qu’évident. Dominique Lecourt a montré qu’il y avait là en fait une ambiguïté, Bachelard semblant hésiter sur l’ampleur à donner à la notion de rupture : caractérise-t-elle seulement le nouvel esprit scientifique ou toute connaissance scientifique ? Selon Lecourt, Bachelard n’a pas osé aller jusqu’au bout de sa réflexion et a entretenu un certain flou alors que tout aurait dû l’amener à donner la deuxième réponse.8 Bontems en revanche paraît ignorer la difficulté. Ces ruptures sont l’objet du Nouvel esprit scientifique dans lequel Bachelard expose ce qu’il appellera dans un livre suivant la « philosophie du non ». Il y affirme que la science nouvelle est une extension de l’ancienne, non pas comme développement mais comme enveloppement.9 Il s’agit de dire que l’on peut passer de la nouvelle théorie à l’ancienne par simplification, par contraction alors que le passage de l’ancienne à la nouvelle n’est pas évident (et donc qu’il a fallu du génie pour l’effectuer). Par exemple dans le cas de la géométrie non euclidienne, on retrouvera la géométrie euclidienne en négligeant la courbure de l’espace. La géométrie non euclidienne n’est donc pas une géométrie qui s’oppose à la géométrie euclidienne mais une géométrie plus générale qui la contient comme cas particulier, Bachelard utilise d’ailleurs également le terme de pangéométrie ou dans le cas de la physique d’Einstein de panastronomie pour dire de cette nouvelle astronomie qu’elle englobe la physique classique newtonienne. Il y a donc ce qu’on pourrait appeler une semi-continuité : continuité dans un sens (de la nouvelle vers l’ancienne), discontinuité dans l’autre. Bontems est peut-être un peu rapide pour expliquer cette difficulté.

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Il y a en revanche une difficulté que Bontems ne mentionne pas. Celle-ci réside dans l’appellation de « méthode non cartésienne ». En effet, selon l’interprétation de Bontems, il semble ici en revanche en aller autrement et que le « non » soit une négation classique puisque Bontems présente fort justement la méthode non cartésienne comme inversion du simple et du complexe, Bachelard considérant qu’il faut d’emblée commencer par le complexe plutôt que par le simple ( en opposition avec le troisième précepte de la méthode cartésienne10 ). En effet le danger de commencer par le simple que Bachelard pointe du doigt avec sa notion d’obstacle épistémologique est que le concept d’abord conservé paraît ainsi avoir été avalisé et il sera d’autant plus difficile à remettre en question par la suite. On va ainsi susciter des résistances. Mais cela repose sur un présupposé : que le simple soit du simplifié ainsi que le dit expressément Bachelard11 ce qui signifie d’ailleurs deux choses. Sur un plan ontologique, cela signifie que le simple est un résultat et non un donné mais c’est aussi dire, et cela sur le plan axiologique, que ce résultat est caricatural. De ce point de vue il est clair qu’il y a une certaine parenté entre Bachelard et un auteur comme Feyerabend qui ne se cache d’ailleurs pas de l’avoir lu. Pour que le non de la « méthode non cartésienne » soit une contraction et non une contradiction, il faut bien que la méthode cartésienne ait une certaine pertinence, bref qu’elle ait été adéquate avant d’être périmée. Il paraît donc difficile d’affirmer que ceci vaille à partir de n’importe quel point. Cette inversion du simple et du complexe qui est certainement l’un des points les plus importants de la pensée de Bachelard et la pierre angulaire de toute sa réflexion aurait là encore sans doute mérité d’être davantage discutée.12 Mais Bontems se contente de la mentionner et passe à une autre différence avec Descartes : l’un comme l’autre constatent que nous avons des opinions fausses, mais alors que pour le philosophe du doute hyperbolique, il fallait entreprendre sérieusement au moins une fois en sa vie de se défaire de toutes les opinions que l’on a reçues, l’épistémologue objecte qu’il y a quand et de quoi douter. Bref, là où Descartes envisage un doute initial absolu surmonté une fois pour toutes et permettant ainsi d’obtenir une certitude absolue, Bachelard préfère un doute potentiel et récurrent.

B : Critique de la philosophie

Dans le deuxième chapitre intitulé « La relativité philosophique », Bontems passe à une perspective plus large en examinant la critique à laquelle se livre Bachelard à l’encontre de la philosophie. Car si Bachelard refuse que la philosophie prescrive ses tâches à la science, il considère en revanche que la philosophie devrait apprendre de la science, de ses remises en cause permanentes, de son adaptabilité qui passe par son absence de systématicité et sa tendance moindre à hypostasier. Et c’est pourquoi il en appelle à une philosophie qui ne soit plus une philosophie de la substance mais de la relation. La raison pour laquelle la science est plus à même que la philosophie de s’affranchir de la notion de substance tient au caractère constitutif des mathématiques, science des relations, qui s’opposent au langage qui, lui, tend à la substantialisation. A juste titre, Bontems insiste tout particulièrement sur cet aspect majeur de la pensée de Bachelard. On comprend que la relativité philosophique dont il est ici question n’a rien à voir avec le relativisme. Bontems en montre les différences en quelques pages qui lui font utiliser le terme de relativation pour éviter toute confusion. Le point décisif est que cette nouvelle philosophie passe par un rationalisme ouvert ou surrationalisme qui ne prétende pas à l’éternité. Bontems consacre quelques pages très éclairantes à ce rationalisme  » turbulent  » de Bachelard qu’il présente à la fois comme un transrationalisme et comme se diffractant en rationalisme régionaux.

Le troisième chapitre intitulé « Au rythme des nuits » aborde à la fois la partie poétique de l’œuvre de Bachelard et pose la question des deux versants de son œuvre. La partie consacrée à l’œuvre poétique de Bachelard est plus descriptive encore que le reste de l’ouvrage et le chapitre donne parfois un peu l’impression d’un vaste fourre-tout comprenant une analyse métaphysique aussi bien que l’exaltation bachelardienne de la maison natale et du vin auquel Bontems consacre de longues et nombreuses pages. L’intitulé du chapitre vient de Bachelard lui-même qui distinguait entre la partie diurne de son œuvre consacrée à la philosophie des sciences et la partie nocturne consacrée à l’imaginaire et la poétique. La question de l’unité de ces deux versants n’a cessé de se poser et Bachelard lui-même a parfois semblé hésiter faisant parfois de la culture littéraire un domaine plus proche de l’intuition sensible dont les images constituent des obstacles13, affirmant d’autres fois que la poétique va à rebours de l’épistémologie14 ou, toujours par crainte de l’esprit de système, mettant en garde contre toute tentative d’unification de son œuvre. Bontems note fort judicieusement que « le jour et la nuit est une expression qui s’entend métaphoriquement comme l’opposition radicale d’une chose et de son contraire, mais qui désigne scientifiquement l’alternance de phases complémentaires de la rotation terrestre. Autrement dit, elle conjugue en elle-même l’interprétation poétique et la signification objective et suggère une « double lecture ». »15 Si Bontems esquisse un rapprochement entre les deux versants, il tranche en définitive pour l’alternance à travers la notion de rythmanalyse qui lui permet d’appliquer aux deux parties de l’œuvre de Bachelard l’instrument que ce dernier utilisait pour étudier l’harmonie dans ses ouvrages nocturnes. Cette analyse pour intéressante et modeste qu’elle soit laisse cependant un goût d’inachevé. Expliquer l’unité par l’alternance revient à peu de chose près à ne rien expliquer du tout. Sans doute est-ce là conforme à la volonté de Bachelard mais cela ne contribue guère à clarifier l’énigme. On pourra préférer la démarche de Lecourt qui, se concentrant plus particulièrement sur la question plus restreinte de la psychanalyse et du sujet, propose une véritable interprétation de cette dualité dans Bachelard, Le jour et la nuit.16 Toujours est-il que le chapitre renferme des passages intéressants comme la tentative faite par Bachelard d’élaborer une méta-poétique de groupe finalement abandonnée ou ses rapports ambivalents avec la psychanalyse. Plus contestable est l’opposition avec Heidegger que Bontems esquisse sur la base d’une commune évocation de l’habitation même si elle lui donne l’occasion d’égratigner le philosophe allemand (et tout ce qui égratigne Heidegger devrait être tenu pour incontestable). Le chapitre s’achève par l’analyse des deux essais métaphysiques17 de Bachelard diurnes et nocturnes à la fois : L’intuition de l’instant et La dialectique de la durée dans lesquels Bachelard entame une polémique avec Bergson. L’analyse est rapide mais pertinente, Bontems ébauche même une remise en question des conceptions de Bachelard sur le temps.

Le quatrième chapitre intitulé « Le bachelardisme » mentionne tous ceux qui, d’une façon ou d’une autre, peuvent être considérés comme des descendants de Bachelard. Si les références sont intéressantes et informées, Bontems ne parvient néanmoins pas toujours à éviter certains jugements à l’emporte-pièce. Comment l’éviter d’ailleurs quand on évoque une quarantaine d’auteurs en une trentaine de pages ? Un auteur comme Foucault est expédié en 24 lignes ! En dehors de ce notable défaut formel, une question de fond ne manque pas de se poser non plus : il peut apparaître assez discutable de consacrer un chapitre aux successeurs d’un auteur qui dénonçait la recherche de prédécesseurs. Bontems souligne d’ailleurs la difficulté d’être fidèle à Bachelard puisque la seule manière d’être fidèle à un auteur qui condamnait l’immobilisme et la répétition des méthodes ayant marché dans le passé serait de lui être infidèle. Bontems termine son ouvrage en remarquant que la science actuelle se prête plus difficilement à une analyse bachelardienne qu’au début du vingtième siècle notamment parce qu’il n’y a plus un paradigme à partir duquel mener l’analyse. La remarque est à la fois judicieuse puisqu’on sait que Bachelard a fondé sa réflexion sur certains auteurs, notamment Einstein, pour examiner la science contemporaine (et par contrecoup critiquer la connaissance commune ) et fort curieuse puisque Bachelard envisageait des rationalismes régionaux. Ce caractère paradoxal témoigne de la difficulté à se saisir d’une pensée extrêmement dynamique, toujours en mouvement voire fuyante.

En définitive, malgré quelques défauts, le livre de Bontems est un bon ouvrage d’introduction à la pensée de Bachelard. Il est agréable à lire et les principales idées de Bachelard y sont clairement exposées. Le livre intéressera d’abord tous ceux qui se préoccupent de philosophie des sciences mais il dépasse largement ce cadre. C’est une pensée très riche qui interroge toute la philosophie qui est ici présentée.

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  1. Vincent Bontems, Bachelard, Paris, Les Belles Lettres, 2010, p. 22. La formulation est reprise de Dominique Lecourt, Bachelard, Le jour et la nuit, Paris, Grasset, 1974.
  2. Dominique Lecourt, L’épistémologie historique de Gaston Bachelard, 1969, rééd. Vrin, 1974.
  3. Bernadette Bensaude-Vincent, La science contre l’opinion, Paris, éd. du Seuil, Les empêcheurs de penser en rond, 2003, p. 267.
  4. Vincent Bontems, op. cit. p. 35.
  5. Les deux exemples paradigmatiques sont la théorie du calorique et celle du phlogistique.
  6. On voit par là-même combien la perspective de Bachelard diffère de celle de Kuhn pour lequel les paradigmes sont incommensurables.
  7. Vincent Bontems, Op. cit., p. 34.
  8. Cf. Dominique Lecourt, Bachelard, Le jour et la nuit, Paris, Grasset, 1974, pp. 84-88.
  9. Cf. Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, p. 62.
  10. « Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu comme par degrés jusques à la connaissance des plus composés, et supposant même de l’ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres. »
  11. Cf. Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, p.143.
  12. On peut par exemple objecter qu’il n’y a aucun rapport spécifique entre cette résistance et la simplicité : la science se rectifiant sans cesse, quel que soit le point de départ, celui-ci sera périmé et constituera un jour un obstacle épistémologique – à moins de prétendre être arrivé à une hypothétique fin de la science. On sait par exemple que l’immense physicien Lord Kelvin pensait que la physique était arrivée à son terme et qu’il ne restait plus guère que quelques petites anomalies à expliquer. Anomalies qui ont donné naissance à la physique quantique et aux théories de la relativité…
  13. Par exemple dans La psychanalyse du feu.
  14. Les textes se répondent tant que François Dagognet ira jusqu’à écrire que « l’un devient l’envers isomorphe de l’autre » ( François Dagognet, Bachelard, Paris, Presses Universitaires de France, Coll. « Philosophes », 1965, p. 59).
  15. Vincent Bontems, Op. cit., p. 120.
  16. Voir plus particulièrement les pages 139-146.
  17. Même si Bontems ne le formule pas expressément, on a le sentiment que l’ouvrage est construit par généralisation croissante ( philosophie des sciences / philosophie / métaphysique ) à l’image de la philosophie inductive de Bachelard.
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