Vincent Lefebve : Politique des limites, limites de la politique

Vincent Lefebve, est chargé de recherches au FNRS. Il est maître d’enseignement en droit à l’université libre de Bruxelles, membre du Centre de droit public et du Centre de droit international. Le livre Politique des limites, limites de la politique – La place du droit dans la pensée de Hannah Arendt1 est une version synthétique d’un travail de thèse défendu en novembre 2013. S’il y est question de droit, l’intérêt philosophique de ce travail est indéniable. En effet, la question traitée ne se réduit pas à l’objet droit lui-même, mais elle porte sur son articulation à la question politique chez Arendt. Or, chez cette dernière, l’homme étant pensé dans sa condition politique, les questions morales et philosophiques y réfèrent nécessairement. Le livre est construit en deux grands mouvements. Dans un 1er moment, nommé « pôle objectif », l’auteur dresse le panorama des modèles théoriques d’articulation droit/politique chez Arendt. Il les nomme « idéaux types », tout en insistant sur leur ancrage historique. Le deuxième axe, le pôle subjectif, aborde cette articulation du point de vue existentiel.

Remarques préliminaires sur l’objet et la méthode

L’auteur en convient d’emblée, prendre le droit pour objet d’étude de l’œuvre d’Hannah Arendt ne va pas nécessairement de soi : « Il est vrai qu’on cherchera en vain, chez Arendt, une philosophie du droit qui soit explicitement formulée en tant que telle » (p. 12). Au constat de cette absence, nous pourrions ajouter que son rapport au droit est, le plus souvent, d’ordre critique. En effet, sa conception de la responsabilité se forge en premier lieu sur la faculté qu’a l’individu de s’extraire de tout déterminisme par le biais du jugement ; d’où l’importance du cas Eichmann, et de la désobéissance civile. Toutefois, cet essai montre clairement qu’Arendt accorde au droit un espace plus large et plus complexe que cette seule dimension critique. Celui-ci prend une part essentielle dans l’advenir d’une liberté pensée en terme de condition politique. Par conséquent, outre l’originalité de sa perspective, cette approche nous parait clairement féconde pour la compréhension de l’œuvre d’Hannah Arendt. Enfin, son choix méthodologique nous paraît également très adéquat au propos de la philosophe. Sur ce point, nous souhaitons préciser trois arguments de l’auteur pour exposer son travail.

Tout d’abord, Vincent Lefebve insiste à plusieurs reprises sur l’orientation méthodologique d’Arendt, à savoir l’articulation de sa pensée sur l’événement (p. 13). Et, en effet, une grande partie de son œuvre repose sur la critique d’inspiration kantienne de ce qu’elle nomme « les penseurs professionnels » 2, par exemple Platon à qui elle reproche une pensée du politique construite sur le mode poïétique de la fabrication (l’œuvre), c’est-à-dire de chercher à appliquer dans le réel le modèle a priori et transcendant des idées. A l’inverse aborder son œuvre par le biais du droit permet d’éviter cet écueil. C’est également faire œuvre de jugement puisque le lien entre les concepts et la pratique y est réfléchi depuis cette dernière, non pas suivant le mode déductif d’un jugement déterminant. A ce titre, le droit fait l’objet chez Arendt de deux approches distinctes mais complémentaires. D’un côté, il représente cette positivité arbitraire propre à chaque collectivité, et donc objet d’une vigilance critique constante. Et, de l’autre côté, le cadre nécessaire à l’expression d’une liberté conçue comme politique. Dès lors, bien que transversale la question du droit nous place pourtant à l’épicentre de ses problématiques, ce qui nous conduit au deuxième argument de l’auteur en faveur du droit, son omniprésence : une « lecture attentive permet en effet de mettre en lumière la présence, dans l’œuvre arendtienne, des thèmes du droit, des droits de l’homme, de la constitution, de la loi, du contrat, de la justice, etc. » (p. 12). A cela, nous pourrions ajouter qu’il se présente comme cet espace stratégique où se croisent et se répondent la quasi-totalité des grandes questions traitées par Arendt : la liberté politique, la résistance au totalitarisme, la désobéissance civile, la question des droits de l’homme, du jugement, etc. De cela découle le troisième point qui n’est rien d’autre que la raison d’être de ce travail :

« Nous proposons ici non seulement de montrer qu’une telle pensée du droit existe bel et bien chez Arendt, qu’elle traverse l’œuvre de part en part, mais aussi qu’elle constitue l’une des meilleures clés interprétatives de cette philosophie politique déroutante, peu préoccupée de systématicité » (p. 12)

La question du droit permettrait donc une compréhension d’ensemble de la philosophie d’Hannah Arendt (p. 13). Vincent Lefebve va même plus loin en affirmant que ce thème permet et requiert une approche cohérente, presque systématique, tant il s’avère opératoire pour une pensée forgée et articulée à partir de l’événement, refusant le système mais néanmoins organisée dans une grande cohérence thématique.

Nous achevons ces remarques préliminaires par l’idée de limite qui, selon l’auteur, « structure (ce) travail à deux niveaux principaux », sur le plan méthodologique et sur le plan métaphysique (p. 15). Sur le premier plan, l’approche évoquée plus haut est ici approfondie : « nous nous attachons à mettre en évidence la manière de procéder d’Arendt, qui appréhende notre réalité – en bonne phénoménologue – à partir des événements eux-mêmes, mais aussi à partir d’événements hors normes et exceptionnels » (p. 16). Le terme de phénoménologie est employé pour rappeler qu’Arendt procède à partir du donné, en une posture épistémologique refusant tout dogmatisme3. Dans ce cadre, les situations limites sont opératoires en tant qu’elles constituent un « passage », une transition entre deux sphères distinctes de l’activité humaine. Elles permettent ainsi d’en révéler les différences, d’en définir les frontières et, consécutivement, de spécifier les traits propres à chacune. La dimension métaphysique intervient en prolongement de cette méthode :

« un domaine de l’activité humaine n’existe que parce qu’il peut s’adosser à un autre domaine qui le conditionne et qui en même temps constitue sa limite » (p. 16).

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Vincent Lefebve s’appuie sur l’exemple de la limite entre domaine privé et domaine public, lequel est crucial pour la conception arendtienne de la condition humaine. Les deux sphères se définissent l’une par rapport à l’autre, par limitation et contextualisation réciproques, « (…) par l’intermédiaire de leur interdépendance et de leur complémentarité » : « ce n’est que parce qu’une sphère privée existe, qui abrite l’intimité, qu’une sphère publique authentique peut, en quelque sorte par contraste, être conçue et se déployer. Et à l’inverse, le privé présuppose lui aussi le public, tout comme l’obscurité présuppose la lumière » (p. 16).

La fonction méthodologique de l’idée de limite débouche donc sur une conception dynamique de l’identité, qu’il convient selon nous de distinguer de l’articulation identité/différence chez Hegel par exemple. En effet, conçue en terme de condition et relevant du champ. de l’expérience, elle ne peut prétendre au caractère immuable d’une essence; d’où d’ailleurs sa grande fragilité : « si les limites qui encadrent un phénomène donné sont transgressées, c’est l’identité même de ce domaine qui est alors en jeu » (p. 16). L’exemple de l’expérience totalitaire des camps de concentration décrite dans les origines du totalitarisme symbolise parfaitement cette polysémie féconde de l’idée de limite. L’homme, privé des conditions assurant son humanité, se voit réduit au stade pré-politique, biologique de son existence. De nouveau, un glissement sémantique du terme « limite », employé ici au sens de « hors norme », élargit cette articulation d’une méthode à la métaphysique vers une dimension proprement morale : la fragilité d’une condition qu’il s’agit de protéger.

1ère partie – Politique des limites : les modèles politiques d’Arendt

L’objet de cette 1ère partie est clairement défini par l’auteur :

« … Nous mettons en lumière la façon arendtienne de penser la relation entre droit et politique à partir de modèles théoriques qu’elle élabore, qui sont ancrés historiquement mais qui constituent, avant tout, des « idéaux-types » (p. 18).

Conformément à la méthode décrite en amont, et malgré ce que leur nom pourrait laisser penser, les « idéaux types » procèdent donc du réel. Le propos s’articule ici en trois grands chapitres : les paradigmes de l’antiquité : le droit entre œuvre et action ; le modèle républicain : le droit entre pouvoir et autorité ; et enfin, le repoussoir totalitaire : le droit entre nouveauté et stabilité. Loin de se réduire à une simple énumération, cette construction permet de faire recouvrir au droit toute son extension et sa complexité. Elle révèle également l’importance stratégique de son association à l’idée de limite chez Arendt.

Pour commencer, Vincent Lefebve s’appuie sur deux paradigmes antiques du droit qui sont essentiels aux yeux d’Arendt : le nomos grec, c’est-à-dire le droit comme artifice pré-politique relevant de la fabrication ou poeisis (œuvre), et la lex romaine qui relève de l’agir commun praxis. L’œuvre procède à partir d’un modèle préexistant (le plan d’un architecte) ; tandis que l’action, qui est plurielle, ne procède que d’elle-même. Elle relève de l’initium (capacité de rompre avec la chaîne causale des évènements pour débuter une nouvelle série). Du fait de cette association entre pluralité et initium, elle n’a ni définition préalable ni limite intrinsèque. La loi grecque, par exemple celle de Périclès4, constitue un cadre préalable à l’intérieur duquel se déroulera l’action politique, mais elle n’en est pas le produit. A l’inverse, la lex lui est consubstantielle :

« (…) chez les Romains, la lex prend naissance dans cet espace intermédiaire qui sépare et relie tout à la fois deux peuples belligérants ; la lex a pour origine une alliance nouée avec l’ennemi vaincu ; elle est créatrice de monde » (p. 34/35).

Pareille distinction semble orienter clairement vers une préférence d’Arendt pour la loi romaine, puisque toute son œuvre nous avertit du danger que représente une réduction de la politique à la poiesis5. Pourtant, et c’est une de ses grandes vertus, le chemin mené par Vincent Lefebve rend cette opposition plus nuancée. En effet, la lex qui devrait logiquement représenter le seul idéal du droit requiert pour Arendt une limitation extérieure, de manière à endiguer le déploiement potentiellement sans limite de sa logique interne ; protection qu’offre justement le nomos. Bien sûr, ce dernier ne peut en aucun cas représenter une option à lui seul. Pré politique, il précède la pluralité et s’impose à elle par une certaine violence. Il s’avère pourtant nécessaire pour protéger les affaires humaines des fragilités qui lui sont inhérentes. « Ce qui, depuis des temps immémoriaux, a paru insupportable, c’est que les affaires humaines soient incontrôlables, (…) et ceci explique pourquoi les hommes ont toujours tenté de substituer aux « calamités de l’action »6 la « solidité du calme et de l’ordre » 7, de fuir le bruit et la fureur de la politique et de la pluralité au profit d’ « une activité où un homme, isolé de tous, demeure maître de ses faits et gestes du début à la fin » 8. Ce « remède », Arendt l’appelle la « substitution traditionnelle du faire à l’agir » (p. 29). Voilà ce qu’est la loi, littéralement : un mur, un « wall of law » (p. 33). Par conséquent, plutôt que d’exclure tout recours à la fabrication, c’est davantage dans un rapport savamment dosé entre nomos et lex que consiste la forme politique adéquate aux yeux d’Arendt.

Ici, nous retrouvons le caractère opératoire du thème des limites dont le sens restreint et négatif de borne imposé à la liberté s’élargit vers une dimension plus positive : « Arendt nous permet de comprendre (…) que nos concepts politiques sont fondés sur la pluralité, la diversité et les limitations réciproques. (…) les limitations constituent chez elle (…) des restrictions imposées à la liberté, mais aussi – et surtout – la condition même de la liberté politique : celle-ci n’existe que limitée, est « toujours limitée » 9 (p. 53). D’un côté, le nomos -« wall of law » ne restreint pas seulement les actions, il les structure et les protège. Tandis que, de l’autre côté, la pluralité ne se contente pas de limiter l’expression individuelle, elle la conditionne comme une nouvelle règle du jeu. Or, cet aspect est à ce point positif qu’Arendt va jusqu’à décrire l’existence politique comme une « nouvelle naissance », celle d’un individu qui s’arrache à sa nature biologique pour exister de manière proprement humaine, c’est-à-dire politique. Ce balancement du nomos à la lex révèle ainsi une large palette de l’idée de limite qui, à différentes strates, détermine la possibilité même d’une liberté politique. En sorte que chercher la forme adéquate du droit revient à répondre à cette nécessité, presque transcendantale, d’optimisation d’un rapport fécond de limitation réciproque. Tel est précisément l’objet des deux chapitres suivants, étroitement corrélés : le modèle républicain et le repoussoir totalitaire.

La république a pour objet de préserver et optimiser la liberté politique. Ce que montre l’auteur, c’est que les deux termes sont indissociables. Chez Arendt, l’espace politique se construit autant par ses vertus que « contre et à partir de la négation du politique que la domination totalitaire a incarnée, au cœur du XXe siècle » (p. 103). Qui plus est, la question du droit demeure pertinente puisqu’il ne s’agit pas d’opposer justice et légalité d’une part, à une barbarie anomique de l’autre mais plutôt deux formes de légalité.

« Les totalitarismes ne sont pas des régimes arbitraires, au sens classique, mais tendent au contraire à l’établissement sur terre d’une forme supérieure de légalité, la loi de l’Histoire (stalinisme) ou la loi de la Nature (nazisme) » (p. 112/113) 10.

Le recours à une loi dite « supérieure » permet de faire l’économie du consensus. C’est en ce sens que Vincent Lefebve insiste sur l’idée de mouvement qui lui est inhérente. Le droit y prend la forme mouvante d’un processus dynamique incessant, où toute négation d’une règle par une autre jugée préférable est acceptable par avance, au nom de cette idée d’Absolu. Le droit a donc pour tâche, en premier lieu, de s’édifier en rempart face à cette forme viciée de légalité. Le versant constructif trouve lui toute son ampleur dans le thème de la fondation, dont Vincent Lefebve détaille précisément les étapes. Nous nous contentons ici d’insister sur l’aspect central de l’exemple révolutionnaire qui, par nature, relie critique et construction : « Ces deux tâches, libération et fondation de la liberté, sont souvent confondues dans le cadre d’une révolution, (…), mais elles renvoient à des réalités fondamentalement différentes. Le dessein central d’une révolution est, au-delà de la libération du peuple, la fondation de la liberté, ce qui implique que soient établies des institutions politiques et juridiques durables à même d’accueillir la liberté » (p. 78).

Toute révolution cherche à substituer un ordre nouveau à un système en place jugé illégitime. Or, Arendt conduit une comparaison de deux modèles : les révolutions française et américaine. L’une est fondée sur une vision absolutiste et transcendante ; l’autre sur le pouvoir collectif et la promesse mutuelle. Cela lui permet d’élargir encore l’amplitude opératoire de l’idée de limite. En effet, si celle-ci structure l’idée républicaine, le modèle absolutiste se caractérise lui par la démesure et la violence d’une idée qui précède et s’impose à la pluralité. Deux figures servent donc de repoussoir : le totalitarisme, bien sûr, mais aussi le modèle absolutiste. A des degrés différents, ces figures s’avèrent aussi importantes que la dimension constructive de la fondation. Il s’agit donc de créer un espace de dialogue et de compromis entre idéal et conditions du réel, nomos et pluralité que Vincent Lefebve définit comme un « utopisme pragmatique » (p. 99).

2ème partie – Limites de la politique – Penser le droit à partir de situations existentielles limites

Vincent Lefebve annonce ainsi l’objet de cette seconde partie : « Nous dévoilons de quelle façon notre auteur, afin de décrire les interactions complexes qui se nouent entre les sphères du droit et de la politique, ainsi que les caractéristiques essentielles de chacune de ces sphères, s’appuie sur des situations existentielles qui sont à la fois concrètes et extrêmes ». A l’instar de la première partie, trois chapitres présentent trois figures théoriques typiques, mais situées cette fois ci sur le plan existentiel, et toutes articulées autour de la question des droits fondamentaux. Le premier procède de la critique des droits de l’homme pour tendre vers une nouvelle pensée des droits humains. Le second porte sur le procès Eichmann et s’élargit vers une pensée du jugement. Enfin, la désobéissance civile permet de penser la figure du citoyen. Nous retrouvons cette méthode arendtienne procédant depuis l’événement pour tendre vers les principes. Le droit y est d’abord critiqué en son particularisme, puis reconstruit en une perspective jugée plus adéquate à l’exercice politique de la liberté, selon une conception d’ordre transcendantal ou anthropologique du lien droit et politique.

Sur le premier chapitre nous voudrions insister sur trois points qui nous semblent éclairer ce travail. Tout d’abord, l’examen de figures existentielles donne l’occasion à l’auteur de préciser encore davantage la méthode d’Arendt, décrite comme « compréhensive, et non causaliste ». Le phénomène totalitaire, par exemple, n’est pas analysé en tant qu’effet nécessaire de causes déterminantes, mais plutôt comme « cristallisant un ensemble de phénomènes historiques et sociaux ». Il s’agit donc d’essayer de le comprendre à partir de lui-même, pour tenter d’en dégager la structure, les raisons, les éléments de sens. De même, les figures existentielles émergeraient de manière « proprement phénoménologique » (p. 142), par un procédé d’allers et retours entre observation et théorie qualifié d’ « élément comparatiste ». Deuxièmement, la critique des droits de l’homme est conduite selon le même procédé. Son caractère « phénoménologique » (ou du moins empirique) la préserve du risque idéologique sans pour autant faire l’économie d’une théorie des principes. Par exemple, le cas des apatrides lui permet d’affirmer une thèse essentielle : le sort réservé aux hommes dépend de leur statut juridique. Aussi, Vincent Lefebve insiste-t-il sur le rôle central de cette critique des droits de l’homme. Étonnamment conçu au sein d’états nations, ce projet visant à garantir pour tout homme un droit universel à la dignité et à la protection aurait finalement eu l’effet inverse : favoriser une perte d’appartenance politique, privant par là-même ces hommes de toute protection face aux nazis. « Ce qui était implicite dans la version française des droits de l’homme, (…) a éclaté au grand jour lorsque des masses de gens déracinés, dépouillés de leur nationalité et partant de leurs droits apparurent sur la scène politique européenne : malgré la nature supposée inaliénable des droits de l’homme » (p. 140). Sans inscription effective dans une collectivité ce droit inaliénable ne serait plus qu’une valeur abstraite, n’offrant aucune garantie face à la volonté criminelle des bourreaux. Nous trouvons ici le cœur de la thèse arendtienne évoquée plus haut, à savoir que l’humanité ne réside pas en une nature mais dans le produit précaire d’un ensemble de conditions. La non-inscription dans une collectivité ouvrant la porte à ce projet de destruction totale de la personnalité humaine incarné par les camps de concentration. Sur cette question, Vincent Lefebve se réfère à la très belle analyse de Catherine Chalier11 énumérant par exemple les trois étapes de la destruction de l’homme par les nazis décrites par Arendt : destruction de la personnalité juridique, puis morale, puis enfin physique (p. 157).

Troisièmement, ce chemin conduit Arendt à une nouvelle conception du droit : « le droit d’avoir des droits ». A l’instar des droits de l’homme, sa portée se veut universelle mais pas au sens d’une humanité pré-politique, conçue comme une nature a priori. Vincent Lefebve le définit comme un droit à « l’inclusion politique » ; disons une sorte de droit a priori à la citoyenneté effective, seul à même de protéger l’individu et de lui garantir une existence proprement humaine. L’auteur insiste néanmoins sur sa complexité puisqu’il transcende toute communauté particulière tout en reposant paradoxalement sur la nécessité éminemment concrète d’appartenance à ces mêmes communautés.

« On note souvent la circularité de l’expression elle-même : le syntagme « droit d’avoir des droits », interprété strictement, conduit à une impasse étant entendu que pour obtenir des droits il faudrait disposer d’un droit dont, par hypothèse, on serait dépourvu » (p. 149).

Puis, il précise que le premier terme « droit » exprime « la nécessité d’un droit « moral » à l’inclusion politique, alors que le terme « droits » employé au pluriel dans la deuxième partie de la formule renverrait à des droits juridiques ». Ainsi présenté le paradoxe semble davantage souligné que résolu, mais la distinction permet tout de même d’insister sur l’aspect prépondérant de ce droit a priori. Vincent Lefebve cite notamment Etienne Tassin qui « propose (…) d’interpréter le droit d’avoir des droits comme un principe transcendantal du droit », consacrant ainsi l’idée d’un droit au contenu conditionné par le principe de liberté politique. L’emploi de la notion « transcendantal » doit tout de même s’assortir de certaines précautions dès lors qu’Arendt raisonne en termes de conditions et non d’essence ; et que sa méthode expérimentale ne procède pas, nous le remarquions dans une note précédente, d’une phénoménologie au sens husserlien du terme12. Peut-être cela explique-t-il en partie pourquoi Paul Ricœur, également cité, préfère lui évoquer l’idée d’une « anthropologie philosophique » (p. 163).

Avec la même méthode, le deuxième chapitre se penche sur le procès d’Eichmann puis s’élargit vers une pensée du jugement. L’auteur commence par insister sur la critique farouche d’Arendt à l’égard de toute volonté d’utiliser le procès à des fins qui ne sont pas les siennes : « A quoi servent les procédures judiciaires ? A quoi a servi le procès Eichmann ? A rendre la justice, répond, à l’envie, Arendt, avec tellement d’insistance qu’il doit y avoir là-dessous autre chose qu’un pléonasme : la justice a pour rôle de… rendre la justice » (p. 175). La justice doit juger l’homme, car se porter sur le système aurait pour effet de déresponsabiliser l’individu13. Elle doit avoir conscience de ses limites : elle n’a pas vocation à examiner les questions théoriques, mais à appliquer le droit. Ce dernier argument pourrait étonner en ce sens qu’il parait relever d’un certain positivisme juridique qui ne cadre pas avec l’approche arendtienne. Or, s’il s’agit ici de rappeler au procès ses limites, son périmètre, le cas Eichmann la conduit bien à élargir la portée d’un jugement dont la place centrale dans son œuvre se révèle ainsi peu à peu. Clé de voute, il relie toutes les perspectives. Des deux points de vue, acteur ou spectateur, la responsabilité le requiert puisque déterminer une valeur induit un positionnement personnel – fût-il implicite. A l’inverse, son défaut témoigne pour Arendt d’une passivité équivalente à la soumission. Eichmann représente une figure exemplaire des ravages causés par l’absence ou la faiblesse du jugement même si, chez lui, la bêtise semble se joindre à d’autres motifs, le carriérisme par exemple. L’impératif de résistance est donc incompatible avec une réduction du jugement à l’application stricte d’un droit positif.

L’analyse du procès conduit alors de nouveau à élargir le sens d’une idée de limite qui, nous l’avons vu, se décline en plusieurs occurrences : « the wall of law », le compromis de la décision plurielle puis, désormais, ce jugement garde-fou qui tient en éveil et préserve la possibilité d’une résistance. Certes problématique, puisqu’il ne peut s’appuyer sur aucun critère prédéterminé, il n’est pas relativiste pour autant : Arendt s’engage « après le procès Eichmann, dans une philosophie qui s’efforce d’articuler le droit, la morale et la politique, philosophie dont le centre de gravité semble bien se situer dans l’idée de limite » (p. 185). Cette corrélation semble effectivement indiquer une perspective de type « transcendantal », ou du moins anthropologique. Tout du moins, Il paraît clair qu’Arendt entend se tenir bien au-delà d’un positivisme que cet argument sur les limites du procès, mais surtout sa critique du droit naturel auraient pu faire craindre. Enfin, c’est une idée plurivoque de limite qui agit comme son « centre de gravité », le procès nous guidant ici vers sa signification morale. « (…) L’existence de la moralité tient à la possibilité qu’ont les hommes d’entrer en relation avec eux-mêmes, car ce voisinage de soi à soi-même, s’il existe, imposera toujours des limites, des barrières (donc sur un mode purement négatif) à ce qu’il est possible ou non de faire : « cela est mal, je ne peux pas le faire » (p. 190). Ce « je ne peux pas le faire » signifiant pour Arendt l’impossibilité de vivre avec un meurtrier en soi-même ; puisque la pensée consiste pour elle en un dialogue intérieur entre soi et les autres points de vue possibles.

L’opération intellectuelle du jugement est ensuite approfondie, et permet à l’auteur d’étendre la réflexion sur les apports possibles d’Arendt sur la question contemporaine du droit. Se référant à Charles Perelman14, il pointe notamment le cas du « syllogisme judiciaire » dans sa forme classique ayant pour majeure la norme applicable, pour mineure les faits établis et en conclusion « ce que la loi prescrit à partir de la subsomption des faits sous la norme juridique » (p. 195). Ce syllogisme aurait « pour effet de réduire le travail du juge à une opération purement logique », ce qui pose problème dès lors que la norme fait défaut, ou que l’application suppose plusieurs normes incompatibles. C’est ici qu’Arendt offre une voie intéressante. Sa pensée du jugement est étroitement corrélée à sa conception politique de la liberté et se construit en grande partie autour de la distinction kantienne entre jugement déterminant et jugement réfléchissant. Le premier consiste à subsumer un cas particulier sous une règle universelle a priori, ce qui coïncide précisément avec le mécanisme du syllogisme judiciaire. Le second est lui adéquat au politique dans sa version arendtienne. La règle n’est pas connue, mais son existence est postulée puis recherchée téléologiquement à partir du particulier. C’est le cas, par exemple, du processus collectif de délibération, ou encore de l’exercice individuel du jugement suivant le principe de mentalité élargie (élargissement de la perspective idiosyncrasique de l’opinion vers la prise en compte du maximum d’autres points de vue possibles). Cette voie permet évidemment de penser une opération de jugement plus large que celle du syllogisme judiciaire, et potentiellement fertile pour le travail d’un juge. L’auteur précise toutefois qu’en pratique ce rôle se réduit rarement à l’application stricte d’une telle méthode. La complexité des cas particuliers, l’entremêlement des règles à prendre en considération sont le propre de l’activité judiciaire au point que le juge prend parfois presqu’un rôle de créateur de droit ou, du moins, d’interprète (par exemple la jurisprudence). L’auteur propose ainsi de nombreuses voies d’interactions possibles entre l’œuvre d’Hannah Arendt et cette fonction complexe du juge.

Enfin, le troisième chapitre nous replace au cœur du droit. La désobéissance civile, comme situation limite, permet d’une part d’interroger le rapport moral du citoyen à la loi ; et, d’autre part, de relier participation et résistance en son sein. Elle n’a donc rien d’anecdotique. Elle constitue même un enjeu crucial pour une approche anthropologique de la politique qui ne doit évidemment pas reposer sur l’obéissance, cela pour au moins deux raisons. Nous l’avons vu, le cas Eichmann notamment a révélé l’importance morale de la désobéissance. Deuxièmement, il s’agit de penser une liberté politique qui ne soit pas le produit d’une théoria, mais qui soit elle-même la source de ses normes. A l’obéissance elle substitue donc un consentement actif fondé sur l’adhésion volontaire, ce qui parait étroitement corrélé à la possibilité du refus. Pour autant, légaliser la désobéissance n’est-il pas contradictoire, du moins hautement problématique ? Pour parer cette difficulté, Vincent Lefebve rappelle les nombreuses distinctions qu’Arendt opère pour préciser son statut. Tout d’abord (p. 242), elle se justifie au nom d’un intérêt collectif, au contraire d’un délinquant dont la transgression n’est mue que par son intérêt personnel. L’objecteur de conscience, quant à lui, est également guidé par un souci du collectif, mais il agit seul tandis que la désobéissance civile relève de l’action collective. Enfin, elle se distingue d’un mouvement révolutionnaire en ce sens qu’elle n’a pas pour projet de substituer un ordre nouveau à un ordre ancien jugé illégitime. En effet, tandis que le problème du révolutionnaire réside dans la fondation, celui de la désobéissance civile réfère davantage à ce que Vincent Lefebve désigne comme une « fidélité paradoxale à la loi ».

Il rapproche ici Arendt des théories du jeu, par exemple Wittgenstein. « D’une certaine manière, l’idée de jeu, découverte tardivement par Arendt, semble ouvrir à cette dernière une voie nouvelle lui permettant de se tenir à égale distance tant du positivisme juridique que du jusnaturalisme » (p. 244). L’on comprend dès lors l’importance attachée par Arendt à l’exemple américain où les principes fondateurs ne relèvent pas d’un droit naturel mais d’un engagement commun : la « promesse mutuelle des pères fondateurs ». Un pacte qui se tient aussi loin du positivisme que du jusnaturalisme en ce sens qu’il ne se fonde pas sur un texte ayant valeur de dogme intangible mais sur l’esprit initial de cet engagement commun, expression d’une condition plurielle de l’humanité. « On pourrait dire que l’« esprit du jeu » politique réside dans ces principes fondateurs. Ces derniers sont dotés d’un contenu substantiel qui est toutefois très flexible ; ils requièrent, en conséquence, d’être actualisés sans cesse, c’est-à-dire interprétés, tâche qui incombe tant à l’ensemble des citoyens qu’à certaines institutions publiques investies de l’autorité » (p. 251). Reprenant une distinction de Montesquieu, Arendt juge que c’est bien cette « fidélité paradoxale » à l’esprit de la loi qui justifie la désobéissance, et rend potentiellement légitime certaines formes de transgressions. Les principes du droit sont donc bien à la fois substantiels et flexibles puisqu’ils matérialisent un espace politique d’ordre herméneutique tel le dialogue entre la Cour suprême, garante de la constitution, et les tribunaux courants. Prise en ce sens, la désobéissance civile paraît donc un instrument compatible, voire même essentiel à cet esprit du droit, d’autant plus symbolique qu’elle lie critique et construction, résistance et fidélité.

Conclusion

Le thème du droit, élargi par son articulation à la politique, présente l’avantage de balayer transversalement l’ensemble des problématiques arendtiennes. Nous partageons donc l’avis de l’auteur lorsque celui-ci affirme qu’il permet une compréhension d’ensemble de son œuvre. L’accent mis sur sa corrélation à l’idée de limite révèle effectivement sa dimension opératoire dans l’examen d’une perspective bien spécifique à Arendt qui, dans son refus de toute transcendance, ne se veut pourtant ni libérale (en un sens hobbesien) ni relativiste. Le plan, construit d’une manière très thématique, présente peut être l’inconvénient de parcourir un éventail de questions trop étendu pour permettre de toutes les aborder en détail. Mais, à y regarder plus précisément, il nous paraît fidèle à la méthode et à l’esprit du travail d’Arendt, à savoir lier le concret et le théorique, ne procéder d’aucun modèle a priori, tout en élargissant chaque analyse à l’aune de cette perspective transcendantale visant à concevoir les conditions de possibilité d’une liberté politique effective. Il permet donc de développer ce lien droit/politique dans toute sa complexité ; d’autant plus qu’il est servi par un propos très clair et très structuré. L’approfondissement dont le droit fait l’objet permet aussi de dépasser certaines simplifications possibles au sujet d’Arendt, par exemple en montrant que si la lex romaine reste le modèle d’une corrélation adéquate entre action politique et construction du droit, le modèle pré-politique du nomos n’est pas pour autant intégralement rejeté puisqu’il offre des vertus nécessaires de protection et de stabilité.

Certains points de tension ne sont, par la force des choses, abordés que dans cet espace circonscrit de l’articulation droit/politique. C’est le cas par exemple du statut complexe et problématique de cette perspective immanente à l’action (cf. sur ce point la critique de Jean-François Lyotard dans Le Survivant, Lectures d’enfance, Galilée 1991, coll. débats). Pour autant, cette approche correspond à l’objectif de l’ouvrage et ne contrevient donc en rien à ses mérites. Qui plus est, la question est tout de même bien présente du fait, d’une part, de l’accent mis sur le rapport herméneutique entre lois et esprit des lois (celui de la promesse initiale) mais également, d’autre part, des développements conduits sur la perspective de type transcendantale de sa conception politique de la liberté. A ce titre, l’expression d’utopie pragmatique utilisée par l’auteur nous semble fertile pour réfléchir au statut d’une pensée cherchant à éviter le double écueil du relativisme et du dogmatisme. Enfin, concernant son objet propre, à savoir le droit, le livre est riche de développements et permet de confronter Arendt à des penseurs contemporains du droit, et d’en montrer ainsi les apports possibles. L’ouvrage nous a donc semblé très intéressant, tant sur la question spécifique du droit que sur le plan philosophique.

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  1. Vincent Lefebve, Politique des limites, limites de la politique – La place du droit dans la pensée de Hannah Arendt, Edition de l’Université de Bruxelles, 2016
  2. Cf. par exemple Jacques Taminiaux, La fille de Thrace et le penseur professionnel, Payot 1992
  3. L’emploi du terme de phénoménologie mérite peut être quelques précautions, car l’on ne trouve chez Arendt aucun projet de constitution du donné par la conscience, ni artifice méthodologique comme l’épochè de Husserl. Le rejet de toute forme de « métapolitique » semble la conduire à procéder d’un donné brut, la rapprochant plus d’une forme de réalisme pré-critique. Toutefois, intégré à l’idée de condition humaine, et pensé exclusivement en interaction à cette condition, il est comparé par certains à un existential heideggérien (cf. Miguel Abensour Hannah Arendt contre la philosophie politique, Sens et Tonka 2006 p 113 ou 136). En ce sens, l’on reste fondé à utiliser le terme de phénoménologie.
  4. Votée en 451, sur proposition de Périclès, il s’agit d’un décret durcissant les conditions d’accès à la citoyenneté en la restreignant uniquement à des critères de filiation.
  5. Cf. notamment Jacques Taminiaux, ibid; ou les analyses sur l’idéologie dans OT
  6. Condition de l’homme moderne, trad. G. Fradier, pref. P. Ricoeur, Paris, Pocket, coll. « Agora », 2009, p. 283
  7. Ibid., 285
  8. Ibid., 283.
  9. La vie de l’esprit, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2005, p. 524.
  10. Citation de Claude Lefort, Hannah Arendt et la question du politique, In Essais sur le politique, XIX-XXe siècles, Paris, Seuil, coll. « points essais », 1986, p. 64-78.
  11. Catherine Chalier, Radicalité et banalité du mal », in Colloque Hannah Arendt, Politique et pensée, Paris, Payot et rivages, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2004, p. 341-370.
  12. Etienne Tassin évoque d’ailleurs à plusieurs reprises l’idée d’une conception « quasi transcendantale ». Le trésor perdu Hannah Arendt. L’intelligence de l’action politique, coll. « critique de la politique », Paris, Payot et rivage, 1999.
  13. Cf. La critique de l’idée de responsabilité collective par Arendt : la responsabilité collective, In Responsabilité et Jugement, Payot 2009.
  14. Charles Perelman, Logique juridique, Nouvelle rhétorique, Paris, Dalloz, 1976, p. 162.
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