Entretien avec Frédéric Nef : Autour de l’Anti-Hume (partie II)

Entretien avec Frédéric Nef : autour de l’anti-Hume (partie 1)

II. La métaphysique humienne

A-P : Dans nos questions préalables, nous nous sommes intéressés à la métaphysique en général et à la façon dont vous en êtes venus au problème de la connexion. Je vous ai alors questionner au sujet de Hegel et, après une analyse de Hegel que je ne partage pas entièrement 1, vous en êtes arrivé à parler de Russell. Pour ce dernier, Hegel se trompe, cela est évident. Mais Russell est contestable et vous ne manquez d’ailleurs pas de le critiquer, puisque, en mettant en avant le concept de connexion, vous relativisez l’absolutisation des relations externes à la Russell. Ceci dit, si on veut s’inspirer de Hegel pour penser la connexion, il faut reconnaître qu’il lui manque un exposé systématique des distinctions entre les différents concepts thématisant l’idée de lien, ce qui rend peu commode un travail d’analyste sur la base de sa philosophie. A cet égard, on ne peut que souligner ce en quoi votre démarche se démarque de la sienne. En tout cas, elle nous offre l’avantage de donner une topologie des relations et des connexions. Vous ne vous contentez pas de faire valoir les connexions sur les relations, vous vous essayez également à dresser une sorte de table des liens (p. 42) que vous commentez et que vous illustrez. Il s’agit là d’une partie très utile dont je ne puis que recommandez la lecture, mais le point que je voudrais faire valoir ici concerne une remarque de la fin du chapitre premier. Vous parlez d’un partage possible entre connexions fortes et faibles et connexions contingentes et nécessaires et vous écrivez : « ces distinctions, qui restent à explorer, ne sont probablement pas des distinctions catégorielles qui peuvent servie à établir des classes de connexions. » (p. 62).

Dans la mesure où contrairement à la relation, la connexion est productrice ne devrait-on pas justement l’étudier dans le cadre de ce qui fait que la réalité se réalise, ou pour le dire, en allemand (qui dispose de deux termes pour ce problème), l’étudier eu égard à la Wirklichkeit par opposition à la simple Realität. Or pour penser cette Wirklichkeit, il semble que les modalités, non pas prises en un sens subjectif comme chez Kant, mais en un sens ontologique, selon une tradition qui remonte à William Shyreswood et Roger Bacon, soient très utiles si pas nécessaires. C’est là quelque chose que l’on retrouve dans la Science de la logique de Hegel, auquel vous m’excuserez de référer une nouvelle fois. J’illustrerai mon propos toutefois par un exemple de mon cru qui, comme c’est parfois le cas en métaphysique, fait intervenir l’œuf et la poule.

Si on prend l’œuf et la poule, on dira que le lien de la poule à l’œuf couvé est une connexion, la poule transmet à l’œuf perméable une part de sa chaleur et cette connexion produit le poussin. Si on prend le lien d’un incubateur à l’œuf, le lien est aussi une connexion dans la mesure où il produit le poussin, et pourtant le lien est différent, car une fois le poussin là l’incubateur n’est plus lié au poussin. On pourrait dire que la connexion cesse car elle était contingente, tandis qu’en ce qui regarde la poule, la liaison ne cesse pas, elle est nécessaire en ce qu’elle était voulue par au moins un des termes.

Ce qui différencierait ces deux types de connexion pourrait donc se lire en termes de modalités. Il n’y aurait pas là une simple retombée dans le psychologique, car entre le lien 1 et 2, il y a bien une différence catégorielle au sens où quelque chose du lien 2 perdure dans la réalisation produite et génère éventuellement de nouvelles relations (que l’on pourrait qualifier d’ordre 2). La connexion de la poule serait en ce sens une nécessité interne, elle ne cesserait pas, elle ne cèderait pas. La connexion de l’incubateur à l’œuf serait contingente elle ne tiendrait que le temps pendant lequel l’incubateur entretient un lien tangible avec l’oeuf (cum-tangere).

Pardonnez-moi cette longue digression, mais à mon sens, une analyse des modalités devrait être centrale pour théoriser une métaphysique de la connexion. Je pense d’ailleurs qu’une révision de la compréhension traditionnelle des modalités (issue de l’organon aristotélicien) pourrait contribuer à dresser un certain nombre de réquisits critiques vis-à-vis de la sémantique des mondes possibles, laquelle est intimement liée à la métaphysique mosaïque néohumienne.

En bref, pourriez-vous nous en dire plus sur le rôle qu’auraient (ou non) les modalités aléthiques dans le cadre d’une métaphysique de la connexion ?

F.N. : Si je comprends bien, vous distinguez entre nécessité interne et nécessité contingente. Cette distinction est un peu étrange et j’ai l’impression que vous distinguez en fait entre connexion nécessaire et connexion contingente. Je me demande s’il y a des connexions contingentes. Si l’on accepte la sémantique des modalités aléthiques en termes de mondes possibles, une connexion contingente est valable dans au moins un monde mais pas dans tous les mondes, alors qu’une connexion nécessaire est valable dans tous les mondes. Quel sens cela aurait-il qu’une connexion ne soit pas valable dans tous les mondes ? Imaginons la connexion syntaxique entre une préposition et un cas. Il semble correct de dire que la connexion est valable dans tous les mondes. On pourrait objecter que c’est parce qu’il s’agit d’une règle de grammaire, apodictiquement nécessaire post hoc si l’on veut obtenir une suite grammaticale. Prenons alors un exemple à l’opposé : celui du montage de deux pièces de bois pour réaliser par clouage une bibliothèque. On pourrait être tenté de soutenir que la connexion est contingente, car le clouage peut rater etc. Cependant on s’engage alors dans une confusion entre la connexion comme processus et la connexion comme résultat. Dans tous les mondes, les deux pièces de bois étant clouées, on dira qu’elles ne forment qu’un et que le résultat est le montant d’une bibliothèque. Je serais tenté pour répondre à votre dernière question (lien modalités/connexions) de faire remarquer que la sémantique des mondes possibles de Kripke est fortement connectée par la relation d’accessibilité qui produit des classes de mondes dotées de telle ou telle propriété. Plus exactement les propriétés formelles de la relation d’accessibilité permettent d’obtenir des ensembles de mondes diversement structurés et correspondant aux différents calculs modaux. Il en serait de même dans la logique modale de Lewis en termes de contreparties : ici c’est la connexion par la relation de contrepartie qui permet d’obtenir des classes de mondes. On peut se demander cependant si la connexion est aussi forte dans la logique modale de Lewis que dans l’interprétation de Kripke. Quoi qu’il en soit la connexion des mondes possibles pose toute une série de problèmes que je n’ai pas traités dans mon livre : j’ai souhaité que ce livre soit minimal conceptuellement.

A-P : En fait, je distinguais entre une nécessité interne et une nécessité externe (contingente selon un certain point de vue), ce qui recouvre bien comme vous le notez les idées de connexions nécessaire et contingente. Pour le reste, vous mettez le doigt sur quelque chose qui me semble central, la confusion entre la connexion comme processus et la connexion comme résultat. L’idée d’une nécessité interne conduisant à ce qu’on pourrait appeler une connexion nécessaire repose précisément sur le fait d’intégrer le processus conduisant au résultat, de le faire sien. Mais cela implique de considérer le lien comme un processus structurant une subjectivité, on verse alors dans un idéalisme duquel vous entendez, j’imagine, vous départir. Le fait que vous référez et que vous construisez votre réponse au sein de la sémantique des mondes possibles montre bien l’étendue de nos divergences. J’aurais tendance à voir dans la sémantique des mondes possibles une ontologisation des possibles qui empêche de penser le possible dans son lien à l’effectivité (et qui empêcherait de penser la nécessité en un sens éminent, celle-ci n’étant, selon moi, que la contingence étendue à l’ensemble des mondes possibles).

Mais cette question des mondes possibles qui, comme vous l’indiquez, n’est pas vraiment développée dans votre livre, nous ramène plus généralement à David Lewis dont la métaphysique mosaïque d’inspiration humienne, elle, est centrale dans votre livre.

Plus précisément, vous montrez que la lecture que David Lewis fait de Hume aboutit à une sorte de métaphysique où les états de choses sont indépendants et où la relation (nécessairement) externe survient entre eux. C’est là la thèse de la « survenance humienne » que Lewis développe en 1986 dans ses Philosophical Papers et qu’il corrige en 1994 dans un article « Humean Supervenience Debugged » 2 sans toutefois modifier le fond de sa pensée. Vous opposez clairement votre métaphysique des connexions à cette attitude extrême. Vous montrez toutefois que chez Hume qui inspire Lewis, les choses sont plus complexes. D’une part, il y aurait comme des connexions secrètes qui rendent possible l’interprétation selon laquelle des connexions (nécessaires) entre les choses, bien qu’elles soient inconnaissables, sont possibles. D’autre part, vous montrez qu’il y a une certaine tension au sein de la métaphysique de Hume qui rend difficile une image monolithique de celle-ci. Au vu de ces réserves, ne devrait-on pas qualifier votre ouvrage comme un « Anti-Lewis » plutôt qu’un « Anti-Hume » ?

F.N. :Anti-Hume me semble convenir parce qu’il s’agit en fait de ceux qui se sont rangés sous la bannière de Hume, comme la plupart des philosophes analytiques (Quine, Armstrong .. ). Il s’agit d’être contre ce Hume simplifié, réduit à quelques thèses anti-métaphysiques, ultra-nominalistes. Vous savez que Lewis est un humien convaincu sur un très grand nombre de points, notamment l’atomisme métaphysique. Donc en choisissant comme titre l’Anti-Hume je choisis du même coup Anti-Lewis. Maintenant il y a une autre raison pour ne pas choisir Anti-Lewis : c’est que ce métaphysicien est probablement avec Leibniz celui que j’admire le plus. J’ai écrit, comme vous le savez, un long article contre la thèse de la survenance humienne — thèse qui stipule que tout ce qui est survient sur un ensemble de points d’espace-temps — et donc on pourrait exiger que je sois cohérent et que je cesse de proclamer ma dette à l’égard de Lewis. Mais en philosophie, il y deux choses très différentes : la vraisemblance intrinsèque des thèses que l’on soutient et la qualité argumentative, démonstrative des raisonnements pour établir ces thèses. On a deux possibilités (en fait beaucoup plus mais pour ce que je veux montrer je peux me limiter à deux) : la thèse soutenue est vraisemblable, mais la qualité de preuve est lamentable, la thèse soutenue est invraisemblable, mais la qualité de preuve est admirable. On aura compris que Lewis selon moi se range dans cette catégorie : pour beaucoup de mes collègues il est dans la catégorie : thèse hautement vraisemblable, si on retient la thèse de la survenance humienne, qui peut être maintenue en dehors du réalisme modal et méthode admirable, car ils sont la plupart du temps des atomistes métaphysiques. Donc on peut comprendre qu’un partisan de la connexion comme moi soit un admirateur quasiment inconditionnel de Lewis.

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A-P : Lewis qualifie sa métaphysique de « mosaïque », vous parlez également à ce sujet de « pointillisme » au sens où les états de choses seraient comme des points sans connexion qui seraient comme juxtaposés. L’un comme l’autre de ces termes renvoie à l’art visuel. Quel lien la métaphysique a-t-elle, selon vous, avec la perception ?

F.N. : Je ne pense pas que ‘pointillisme’ ou ‘mosaïque’ « renvoient à l’art visuel » : je ne suis pas sûr qu’il s’agisse plus que de métaphores. Si on pense au pointillisme de Seurat ou au style de Céline, il y a une différence très importante : dans l’art visuel (qu’il soit pictural ou romanesque ) la relation globale établie par le pointillisme est établie entre des qualités (par exemple, chez Seurat, dans Un après-midi à la Grande Jatte, ce sont les intensités lumineuses qui sont des points même si les personnages pourraient être peut-être considérés comme des collections de tropes, parmi lesquels des tropes visuels — si je puis dire et je n’aimerais pas cette solution car elle verserait dans l’anti-réalisme, les personnages étant constitués en fait de perceptions ponctuelles non liées —). La différence c’est que le pointillisme lewisien n’est pas un pointillisme des qualia. Cela dit, c’est une question complexe et sans doute on pourrait étendre encore la thèse de la survenance, aux qualia de tous types et de toute importance (comme un éclat de lumière dans la nuit). Maintenant, la question est plus générale : elle concerne le lien (éventuel) entre métaphysique et perception ? Si vous avez lu Les propriétés des choses, il ne vous a pas échappé qu’une des questions fondamentales dans ce livre est de savoir si l’on perçoit des tropes, ce qui est évidemment au croisement de la métaphysique et de la perception. J’ai défendu l’idée que l’on ne percevait pas directement les tropes (je crois que je suis assez traditionnellement gestaltiste ou en tout cas que j’ai du mal à concilier tout et parties dans la perception et de plus je suis sceptique sur les isomorphies jugement perceptif-structure tropiste d’un singulier). De manière plus générale, je tiens la perception comme une entrée aussi décisive que la science pour la métaphysique (en fait je pense qu’il y a trois entrées : science, perception, langage). Je suis un réaliste scientifique dans la mesure où s’il y a conflit entre la perception et la science je tranche toujours en faveur de la science (même chose pour le langage). Mais mon réalisme scientifique est modéré : je ne pense pas que la science puisse nous dicter a priori des grammaires catégorielles pour le langage et la perception. En particulier, je suis sceptique sur les reconstructions normatives des attitudes naturelles comme le langage et la perception.


III. La connexion à l’aune de certains concepts structurants : Fondation, Panpsychisme, Monisme

A-P : Votre livre se charpente autour du contraste entre les relations et les connexions. On a un peu l’impression que vous voulez substituer une métaphysique des connexions à une logique des relations. Vous citez souvent Jonathan Lowe qui dit qu’il n’y a probablement pas de relations. Vous montrez que la non-réalité de la relation n’est pas neuve puisqu’on peut la faire remonter à Occam. Une autre figure qui illustre cette non-réalité est Bradley. Ce dernier est d’ailleurs particulièrement important dans la mesure où il s’oppose frontalement à la théorie russellienne des relations que vous entendez relativiser. Vous le citez d’ailleurs à ce sujet.

Mais Bradley ne se contente pas de dire que les relations sont non-réelles, il ajoute qu’elles sont idéelles. L’idéalité des relations signifie qu’elles indiquent une existence qu’elles ne sont pas. Il y a ainsi une « autotranscendance » 3 de la relation. « L’idéalité, pourrions-nous dire, est ce qui meut le monde, et c’est l’union inséparable tout à la fois positive et négative du fait et de la transcendance » 4.
Cet argument de l’idéalité du fini que l’on retrouve dès les Ethical Studies de Bradley est d’origine hégélienne et Bradley ne s’en cache pas citant souvent dans ce premier grand œuvre l’expression paradigmatique du paragraphe 60 des Concepts préliminaires de l’Encyclopédie hégélienne selon laquelle le savoir de ses bornes consiste déjà à se situer au-delà de celles-ci. Typiquement l’homme en tant qu’existant se sait au-delà de la nature qu’il se donne et de la sorte, bien que fini, il s’ouvre à ce qui le dépasse. Hegel développe cette idée en particulier dans son anthropologie, qui, avec le reste de la philosophie de l’esprit subjectif, est une influence majeure pour Bradley.

Appliquée au sujet qui nous concerne, cette idée signifie que les relations échouent à connecter la réalité, mais qu’elles montrent par leur échec la nécessité de relations qui connectent réellement. « Clearly we now shall require a new connecting relation » 5. Chez Bradley, les relations ne sont pas réelles, mais elles ne sont pas rien pour autant, elles sont des apparences. Entre le domaine vrai des connexions et le domaine du faux, il y a ce domaine intermédiaire dont il faut rendre compte sous peine de faire une ontologie à portée relative. Une ontologie, fut-elle de la connexion, doit donc à mon sens intégrer ce domaine qui relève de ce que Johan Heinrich Lambert appelait dans son Neues Organon « phénoménologie ».
A mon sens, une métaphysique des connexions doit pouvoir rendre compte d’une logique des relations. Bradley s’y essaie en faisant des relations des « abstractions » qui ont une valeur pour des domaines comme les mathématiques, mais qui ne peuvent valoir quand il s’agit de donner sens au tout.

En bref, dans la mesure où seule la connexion serait réelle en un sens éminent, comment fonderait-elle ou, du moins, pourrait-elle rendre compte de la relation selon vous ?

F.N. : Votre très intéressant commentaire de Bradley me remet dans l’esprit un passage de Hume où celui-ci déplore la difficulté de saisir les connexions (j’ai mentionné plus haut cet épisode intellectuel). Vous savez que pour lui la sensation est la base de la connaissance (je simplifie) et qu’il pense qu’il n’y a pas de sensation des connexions (il peut y avoir une sensation musculaire de la force de tension du lien entre deux choses connectées, mais c’est autre chose). S’il n’y pas de sensation des connexions, il n’y a pas de perception des connexions. Hume prononce donc un jugement négatif sur la nature connective de la causation (il substitue un traitement temporel non connecté avec des probabilités), des identités qualitatives (qui ne composent pas un moi) et des idées (l’association n’est pas une connexion).

Je ne suis pas sûr de comprendre ce que vous écrivez à propos de Bradley. Je vous signale qu’à mon avis vous vous trompez sur la Phänomenologie de J.H. Lambert (tirée du Neues Organon) qui n’a rien à voir avec une phénoménologie : c’est une logique du vraisemblable, c’est-à-dire une logique des probabilités. Lambert qui était mathématicien et logicien a écrit des essais de logique intensionnelle et, dans son Neues Organon, il donne une contribution à un autre secteur de la logique, la logique des probabilités, en appelant cela Phänomenologie. On est alors dans le contexte des travaux de Bernoulli et d’autres mathématiciens des probabilités. Bien sûr, ce texte de Lambert n’est pas formel et l’optique du Neues Organon est celle de la théorie de la connaissance, mais cela ne veut pas dire qu’il s’agisse d’une phénoménologie : la collection impressionnante d’exemples est une suite de problèmes logiques et épistémologiques à résoudre. Lambert a écrit une calorimétrie, une théorie des perspectives qui sont des quantifications de la qualité — tout l’opposé de la phénoménologie au sens husserlien, ou même réaliste (Ingarden).

Votre question sur la fondation de la connexion est vraiment intéressante. Vous savez que dans les années qui viennent de s’écouler une métaphysique de la fondation a vu le jour (Kit Fine, Fabrice Correia…). Il faudrait reposer votre question à l’intérieur de cette métaphysique new style. La fondation est liée au truth making : si A est fondé sur B, B rend vrai A (je simplifie). Cela donnerait dans le cas qui nous occupe et d’après votre proposition (la relation est fondée sur la connexion) : si la relation est fondée sur la connexion, la connexion rend vraie la relation. Ce qui est assez séduisant dans cette manière de voir les choses c’est que la relation est vraie (ou fausse) et la connexion non, ce qui me semble correct. Je ne sais si cette réponse peut vous satisfaire. Un dernier mot sur ce sujet : à mon avis « rendre compte » n’est pas une métarelation que l’on peut accepter à la différence de « fonder ».

A-P : Par phénoménologie, je ne référais certes pas à l’usage qu’en fait Husserl et la tradition qui s’en inspire, mais j’avais en vue cette discipline qui, pour Kant et Hegel, porte sur la manifestation du vrai pour la conscience. La référence à Lambert concernait pour moi juste le fait que Kant et Hegel empruntait à ce dernier le terme et l’idée d’une science portant sur ce domaine intermédiaire de l’apparence sans prendre en considération la façon dont Lambert développe cette idée qui est, comme vous le soulignez, différente. Le point était surtout pour moi de m’interroger sur la façon dont une métaphysique de la connexion intègre la question des apparences de connexion

Mais venons-en à certaines notions que votre réflexion sur la connexion permet de redéfinir indirectement. En thématisant la connexion à travers diverses questions, qui relèvent de ce que vous appelez une démarche en zigzag (p. 117), vous en venez à parler du panpsychisme. Vous défendez alors l’hypothèse du panpsychisme. Certes, cela ne signifie pas que vous soyez partisan de l’hypothèse Gaïa selon laquelle la terre serait un tout vivant. Vous écrivez ainsi que vous défendez un matérialisme panpsychiste (p. 109) qui s’étend à tout ce qui est en réduisant le psychisme à des processus matériel et pas seulement au vivant. Mais, dans quelle mesure peut-on alors parler de panpsychisme ? Par ailleurs, en quoi consisteraient les processus matériel dont il serait question ? Enfin, vous dites que votre position sur le sujet sera au centre d’un prochain travail, pourriez-vous nous en dire un peu plus ?

F.N. : Le panpsychisme repose me semble-t-il sur une théorie de l’émergence et celle-ci peut être physicaliste 6. En fait, quand nous avons une base d’émergence matérielle je pense que l’on peut parler d’un panpsychisme matérialiste puisqu’il est fondé (justement au sens matériel) sur quelque chose de matériel. On peut aussi rencontrer des théories panpsychistes dans lesquelles la base d’émergence est spirituelle — dans ce cas tout est esprit et l’émergence aboutit à Dieu, ou à l’Absolu.

A-P : Dans un chapitre portant sur l’unité et la connexion, vous en venez à parler du monisme. Vous vous prononcez en faveur d’un monisme qui ne reposerait pas sur la dépendance des termes les uns vis-à-vis des autres. Penser l’unité d’un tout connecté ne signifie donc pas que tout les termes soient en relation de dépendance les uns vis à vis des autres comme Russell semblait le dire du soi-disant monisme de Hegel, médiatisé par la présentation quelque peu déformée qu’en fait McTaggart.
C’est un point sur lequel j’aurais tendance à vous rejoindre, même si je me demande si le terme de ‘monisme’ est un terme adéquat d’un point de vue étymologique. Qu’il y ait un tout et qu’il y ait une unité de ce tout, cela ne veut pas dire qu’il n’y ait qu’un principe duquel tout découlerait. ‘Monos’ signifie « seulement un ». Qu’on ait affaire à un holisme médiatisé par une question hénologique et syndésologique, je suis prêt à l’accorder, mais je me demande dans quelle mesure le terme de monisme, d’ailleurs assez récent puisqu’il remonte à Wolff, est pertinent ? De façon plus générale, quel est le statut de tout ces ‘ismes’ que l’on retrouve dans les écrits actuels de métaphysique analytique ? Anna Boschetti dans un livre intitulé « Isme. Du réalisme au postmodernisme » paru en 2014 chez CNRS-éditions entend mettre en évidence quelques propriétés génériques des « ismes » et considère que l’on peut leur appliquer grosso modo la description qu’elle propose du structuralisme : « le structuralisme n’a jamais été un « mouvement », fondé sur un « paradigme » ou un « programme commun », mais une convergence provisoire fondée notamment sur une problématique, des références et des refus partagés » 7. Qu’en pensez-vous ?

F.N. : Je suis assez d’accord sur ce que vous écrivez à propos du monisme. Je n’ai pas l’impression d’avoir utilisé ce terme de manière exagérée. Quand je traite du monde comme un tout c’est à partir de la théorie des graphes de Dipert 8. On peut difficilement me reprocher alors de russellianiser à outrance.

Je pense que la meilleure approche du monisme est méréologique. Le problème dans la méréologie est l’existence d’un tout 9. Jonathan Schaffer a écrit récemment des articles excellents sur le monisme, que vous trouverez assez facilement : en métaphysique analytique il y a tout un courant de défense du monisme (dans mon laboratoire par exemple Uriah Kriegel défend un monisme brentanien).

Je pense que c’est un peu du temps perdu de s’intéresser aux -ismes, ou ils sont utiles et c’est inutile, ou ils sont inutiles et ce n’est pas utile. C’est typiquement le genre de polémique qui ne sert à rien, car elle ne peut convaincre que des convaincus. Il est étrange de voir les continentaux détester les -ismes pour des raisons finalement esthétiques. Dans certains cas, le vocabulaire de l’école est utile. Par exemple, si je parle de ‘dualisme non réductionniste’, tout le monde comprend immédiatement. Sans ‘–isme’, il faudrait dix lignes. Bien sûr c’est très laid, mais n’y a-t-il pas une beauté liée à la brièveté ?

IV. La métaphysique des connexions en perspective

A-P : Vous consacrez dans votre dernier chapitre un important passage au sujet de la connexion chez Whitehead. Or Whitehead signait avec Russell les Principia mathematica, dont l’ontologie implicite était celle d’un atomisme logique d’éléments déconnectés liés par des relations extérieures. Comment Whitehead en est-il venu à passer d’une logique des relations externes à une métaphysique de la connexion ?

F.N. : Cela dépasse le cadre d’un entretien ! Il ne faut pas enrôler Whitehead dans nos schémas d’évolution ! Il faudrait pour répondre prendre la période intermédiaire entre les Principia et Process and Reality. En particulier l’évolution de la méréologie est très instructive. Il y a aussi des raisons personnelles et institutionnelles : à 62 ans il a obtenu un poste à Harvard qui lui permettait de développer sa métaphysique, vu l’environnement des collègues et étudiants — il fut le collègue du nouveau réaliste Ralph Barton Perry et l’enseignant de Quine et de Davidson. C’est une histoire compliquée. Les continentaux n’ont jamais compris que Whitehead soit resté jusqu’au bout un philosophe analytique. Peter Simons a insisté sur ce point à plusieurs reprises dans des articles très importants. Je ne suis pas sûr que Whitehead soit passé d’une logique des relations externes à une métaphysique de la connexion, car en fait il s’est intéressé à la connexion très tôt. Il y a des méréologies avec connexions et des méréologies sans connexion ; il me semble qu’il a toujours été du côté des méréologies avec connexions. Je vous signale que j’ai écrit un article sur les relations externes chez Whitehead où je montre qu’il se prononce pour l’asymétrie de ces relations dans le cas du temps, ce qui va dans le sens d’insister sur le fait que même dans sa période disons logique il tient compte de la structure de la réalité ou métaphysique 10.

A-P : Après avoir décrit la connexion ontologique, vous l’étudiez dans le domaine de la logique à travers les opérateurs topologique et méréologique. Vous écrivez alors (p. 176) : « Il est légitime d’envisager la possibilité d’une relation formelle de fondation de la connexion méréotopologique sur la connexion ontologique. Mais cela devrait être poursuivi ailleurs, pour approfondir la nature des liens ontologie et logique ». Pourriez-vous nous en dire plus ? Comment, plus généralement, lieriez vous la logique et la métaphysique, distinction qui structure d’ailleurs le sous-titre de votre ouvrage ?

F. N. : Contrairement à Hegel, je n’appelle pas Logique ma métaphysique (s’il n’est pas trop cuistre de parler de ma métaphysique et outrecuidant de me comparer à Hegel) : ce que j’ai fait en logique n’est pas de la métaphysique déguisée et je tiens à la dualité syntaxe – sémantique, c’est-à-dire théorie de la preuve – théorie des modèles, et dans les deux cas je ne vois pas de métaphysique (en particulier dans la théorie des modèles qui n’a rien à voir avec une ontologie, comme l’a montré Hilary Putnam dans « Models and Reality » 11 — l’univers des modèles est vide). Je suis donc assez d’accord avec l’idée que la logique classique est complètement neutre d’un point de vue métaphysique — il n’y a pas d’ontologie de la logique des propositions et même pas de la logique des prédicats (je n’ai pas toujours soutenu cela pour les prédicats).

La logique non standard, notamment la logique modale et la logique temporelle qui m’a puissamment intéressé peut avoir un intérêt pour la métaphysique. Par exemple, la connexion temporelle est très riche de ce point de vue là 12. Mais c’est la logique modale qui est certainement le domaine le plus intéressant. Il existe deux approches très différentes, celle de Krikpe et celle de Lewis, et déjà leur comparaison est passionnante. Je voudrais signaler que c’est l’approche de Lewis qui est la plus proche de Leibniz (puisqu’il y a un seul monde actuel). À mon avis le plus grand livre de métaphysique du XXème siècle est On the Plurality of Worlds 13 où une série très impressionnante de problèmes métaphysiques (essence, haeccéité, propriétés …) est discutée à partir de la problématique réaliste des mondes possibles (tous les mondes possibles sont actuels pour eux-mêmes — indexicalité modale). En ce sens, j’ai toujours été (depuis 1976, à propos de la formule de Barcan qui a de nombreuses implications philosophiques 14) un pratiquant des logiques modales.

Tout le monde est d’accord sur la qualité des analyses de Lewis, même si beaucoup se révoltent contre l’aspect contre-intuitif de son réalisme modal. En ce sens, il fait penser à Platon et à Berkeley. C’est l’opposé de nombreux philosophes continentaux qui ont de bonnes intuitions, d’un point de vue populaire, du point de vue du sens commun, mais développent des ‘analyses’ catastrophiques. Dans le cas de Lewis, l’intérêt de son approche, c’est que d’une part il a mené à bout une position métaphysique et que d’autre part il a perfectionné l’approche analytique dans le domaine de la métaphysique en combinant Quine et Carnap avec le développement de la logique modale (que Quine ne cessait de critiquer).

Il ne faut pas identifier métaphysique analytique et métaphysique modale. Les partisans du réalisme modal sont une poignée et la logique modale des contreparties de Lewis n’est pas la partie la plus commentée de son œuvre 15.

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  1. Cela nous entrainerait trop loin ici de discuter de Hegel et cela nous écarterait du sujet. Je me permettrai donc juste de faire la remarque suivante. A mon sens, la logique hégélienne n’est pas seulement un enchainement systématique des concepts. C’est ainsi que la lit McTaggart et qu’à sa suite Hegel est lu dans la tradition analytique. Mais McTaggart, dans sa présentation, est obligé de corriger régulièrement Hegel, car en fait, sa lecture ne colle pas entièrement. Pour moi, on n’a pas une logique qui nous conduit de l’être à l’idée absolue avec un enchaînement de catégories dont il importe de penser le passage de l’une à l’autre en respectant une matrice dialectique prédéfinie.
    On a en fait (au moins) trois ontologies: une ontologie substantialiste (qui correspond à la doctrine de l’être), une ontologie relationnelle (qui correspond à la doctrine de l’essence) et une ontologie processuelle (qui correspond à la doctrine du concept). L’échec (ou plutôt les insuffisances) des deux premières logiques, nous conduit à la logique processuelle du concept. Celle-ci déborde le cadre de ce qu’on appelle traditionnellement ‘concept’ et intègre une pensée de l’objectivité souvent méconnue. Voir à ce propos G. Lejeune, J-R. Seba (dir.), Hegel, une pensée de l’objectivité, Paris, Kimé, 2018.
  2. D. Lewis, « Humean Supervenience Debugged », Mind, 1994, pp. 473-490.
  3. F. H. Bradley, Appearance and Reality, op. cit., p. 166
  4. F.H. Bradley, « Une discussion de quelques problèmes en lien avec la doctrine de M. Russell » (traduction et présentation par G. Lejeune), Philosophie (126), juin 2015, p. 21.
  5. F.H. Bradley, Appearance and Reality, op cit., p. 32
  6. cf. les travaux de Max Kistler.
  7. A. Boschetti, Isme. Du réalisme au postmodernisme, Paris, Cnrs-éditions, 2014, p. 264.
  8. Voir R. Dipert, « The Mathematical Structure of the World : the World as a Graph », The Journal of Philosophy, vol. 94, n°7, 1997, pp. 329-358
  9. cf P. Simons, Parts. A study in Ontology, Oxford, Clarendon, 2000. Le livre traite entre autres de la possibilité d’une descente et d’une montée infinies
  10. F. Nef, « Abstraction, objet éternel et occurrence actuelle », in François Beets, Michel Dupuis & Michel Weber (eds.), La science et le monde moderne d’Alfred North Whitehead, Heusenstamm, Ontos Verlag, 2006 pp. 263-382.
  11. H. Putnam, « Models and Reality », Journal of Symbolic Logic, 1980, pp. 464-482
  12. Cf. M. Cahen, F. Nef, « Atomisme et physicalisme à l’épreuve du temps : le principe d’indépendance d’Armstrong et la topologie temporelle », Revue de Métaphysique et de Morale, 2011, pp. 513-533
  13. D. Lewis, On the plurality of world, London, Blackwell, 1986.
  14. F. Nef, « De Dicto, De Re, Formule de Barcan et sémantique des mondes possibles », Langages, 1976, No. 43, p. 23-38.
  15. Pour un excellent panorama de celle-ci, voir David Lewis, n°24 (2012) et n°31(2015) de la revue en ligne Klesis
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