Alain Badiou, Slavoj Zizek : L’idée du communisme 2

La conférence de Berlin organisée en mars 2010 s’est donnée pour objectif de prolonger celle de Londres (2009) en étudiant plus particulièrement le lien entre l’Idée du communisme et sa mise en pratique durant les décennies passées. Cela nécessitait une analyse des expériences des états socialistes et de leur échec cuisant. C’est à partir de leurs analyses respectives que les intervenants de plusieurs pays (et notamment des pays ex-soviétiques) étaient ici conviés pour proposer leur vision propre d’une nouvelle orientation émancipatrice, orientation définissable comme « communiste ».

1. Alain Badiou (France)  : Le socialisme est-il le réel dont le communisme est l’idée  ?
Le communisme est la vocation universelle que l’on trouve dans une étape localisée d’émancipation. Il transforme l’individu et ses intérêts particuliers en sujet universel de l’histoire. Après un rappel de certains concepts (réel, imaginaire, symbolique), Alain Badiou définit l’idée du communisme comme celle qui rend possible que l’action réelle soit symbolisée dans le récit universel.

2. Glyn Daly (Leeds, Grande-Bretagne)  : Les avatars du communisme
Glyn Daly est professeur au Département des Etudes Internationales à l’université de Leeds. Il a publié plusieurs articles de théorie politique, sur le marxisme et le post-marxisme ainsi que sur les politiques de l’idéologie et du fantasme. Il travaille actuellement à un ouvrage sur Slavoj Zizek, à qui il a déjà consacré son ouvrage Conversations with Zizek en 2003.

Le communisme à venir pourrait être un communisme de synthèse, à l’image des molécules créées en laboratoire, incarnations directes d’un idéal. Il nous faut assumer une responsabilité directe du monde dans lequel nous vivons, car nous sommes en prise directe avec lui  ; n’attendons pas que soient réunies les « bonnes conditions » pour agir en communistes. Passons du slogan « no logo » à celui de « no alibi »  : ne nous cachons pas derrière une « loi de l’histoire ».

3. Gernot Kamecke & Henning Teschke (Dresde et Augsburg, Allemagne)  : L’Idée de communisme. Ce qui compte  ?
Gernot Kamecke est un spécialiste des langues et de la littérature romane. Il est également philosophe et traducteur (de français, a minima). Il coordonne le Centre de Recherches Collaboratives « Transzendenz und Gemeinsinn » (« Transcendance et sens civique ») à la Technische Universität Dresden. Parmi ses publications  : Ereignis und Institution  : Anknüpfungen an Alain Badiou (« Evénement et institution  : Élaborations sur Alain Badiou » – éditeur, avec Henning Teschke – 2008) ; Antike als Konzept (« Le classique antique comme concept » – 2009) ; et la traduction en allemand de L’Être et l’événement d’Alain Badiou (2005).
Henning Teschke est professeur de langues et de littérature romanes à l’université d’Augsburg. Parmi ses publications  : Proust und Benjamin  : Unwillkürliche Errinerung und dialektisches Bild (« Proust et Benjamin  : Remémoration spontanée et image dialectique » – 2000) ; Sprünge der Differenz  : Literatur und Philosophie bei Deleuze (« Fissure de la différence  : Littérature et Philosophie chez Deleuze » – 2008) ; et il a co-édité Evénement et institution avec Gernot Kamecke.

La communauté peut-elle créer l’égalité, peut-elle créer un seul monde  ? Dans leur texte, les auteurs proposent une « communauté des sans communauté », une « communauté inavouable » (Blanchot), une « communauté désœuvrée » (Nancy). Cette collectivisation du sujet politique s’accompagne d’une conception de la communauté comme forme que prend la pratique du réel à travers l’Idée du communisme.

4. Goldex Poldex : Un événement dans la glacière : le Carnaval de Solidarnosc (1980-81) comme jaillissement de l’imagination politique

Goldex Poldex est un collectif polonais qui regroupe un nombre indéfini de membres. Basé à Cracovie, il se définit comme une communauté hybride, un projet d’espace pour l’art amateur, un think-tank participatif. Indépendant de l’État et du secteur privé, Goldex Poldex allie l’art, la théorie et la pratique. Il est représenté par Kuba Majmurek (pensée politique), Kuba Mikurda (psychanalyse) et Janek Sowa (sociologue).

D’août 1980 à décembre 1981, il a existé en Pologne la possibilité d’une possibilité ; dans les termes de Badiou, on pourrait le nommer un événement. Il s’agit des premiers mois de la fondation de Solidarnosc. Plusieurs étapes de l’histoire ont fait de ce nom un symbole de la chute du communisme : après la répression du syndicat lors de la loi martiale de 1981, puis le retour en grâce et les élections, sont intervenues une transformation libérale du pays associée à une réinterprétation tout aussi libérale du nom de Solidarnosc. Ces derniers éléments ont « gelé » le sens de ce nom. Mais pour Goldex Poldex, ce qui s’est passé en 1980-81 constitue une articulation de l’hypothèse communiste.

5. Saroj Giri (Dehli, Inde)  : Communisme  : le mouvement réel

Saroj Giri est professeur à la Faculté des Sciences Politiques de l’université de Delhi. Parmi ses publications, on compte Globalization  : The Predicament of Myths (1998 – « Mondialisation  : L’Embarras des mythes »), The Classical Marxist Conception of Man’s Relation to Nature (2005 – « La Conception marxiste classique de la relation de l’homme à la nature ») ; Maoists and the Poor  : Against Democracy (2009 – « Les Maoïstes et les pauvres  : Contre la démocratie »).

Reprenant Daniel Bensaïd, Saroj Giri estime qu’après l’illusion politique de la démocratie, il existe aussi une illusion sociale, celle de l’autosuffisance des mouvements sociaux (Porto Allegre, etc.)  : les « citoyens ordinaires » s’opposant seuls au capitalisme et estimant qu’ils n’ont besoin ni d’organisation ni de parti. Dans ces conditions, montre-t-il, ils ne constituent pas des sujets politiques, et l’anticapitalisme demeure un slogan vide.

6. Janne Kurki (Helsinki)  : Le communisme de la vérite. Kant avec Aristote
Janne Kurki enseigne l’esthétique à l’Institut de Recherche Artistique de l’Université d’Helsinki. Il s’intéresse particulièrement à la « philosophie continentale » et travaille notamment sur Lacan, Badiou, Zizek et Blanchot. Ses derniers ouvrages parus sont Heidegger and Lacan – Their Most Important Difference (2008 – « Heidegger et Lacan  : Leur différence fondamentale ») et First to Fight  ! : Playing your Identity, Hooking your Desire and Body (2010 – « Premier au combat  ! Identité en jeu, Ancrage du désir et du corps »)

L’esthétique est d’abord philosophie. Et un philosophe n’est jamais uniquement un philosophe, car la philosophie ne peut s’inscrire dans un seul langage  : elle nécessite deux environnements différents (philosophie + art…). Du processus de vérité naît un ravissement de la pensée (à l’inverse du jugement éthique qui n’entraîne aucun plaisir). Ainsi le sens communiste a pour seul sens de la vérité son ravissement  ; c’est une philosophie sans sens commun. C’est pourquoi la tâche de l’esthétique est d’analyser notre plaisir dans la vérité.

7. Artemy Magun (Saint-Petersbourg, Russie)  : Commu­nisme qui est, communisme a venir
Artemy Magun enseigne à l’université Européenne de Saint Petersbourg et à l’Institut Smolny des Arts et des Sciences Libres. Il est membre de Chto delat’ (« Ce qu’il faut faire »), un collectif d’artistes, d’intellectuels et d’activistes de gauche issus de Saint Petersbourg et de Moscou. Il a publié La Révolution négative chez L’Harmattan en 2009.

En dépit d’eux-mêmes, les États soviétiques ont produit un communisme réel à l’échelle de la société  : l’extrême aliénation des peuples à l’autre et à leur pays a paradoxalement produit le commun. Le non-être de la solidarité, l’in-communauté commune sont peut-être comparables au non-être du communisme  ; la connexion dialectique entre le communisme qui est et le communisme à venir pourrait être possible.

8. Toni Negri (Italie)  : Est-il possible d’être communiste sans Marx  ?
Antonio Negri est un philosophe politique et un sociologue. Il est l’auteur de plusieurs livres, notamment sur Descartes et Spinoza. Ses dernières publications sont Goodbye Mr Socialism (2010), Commonwealth (avec Michael Hardt, 2009), Multitude  : Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire (avec Michael Hardt – 2005) et Empire (avec Michael Hardt, 2001).

Dans une vision critique des énoncés d’Alain Badiou (et en particulier à son concept d’événement, que Negri juge assimilable à une simple manifestation de foi, ou à sa conception de la communauté…), Toni Negri propose plutôt de couper les ponts avec l’histoire du socialisme vaincu et de créer une relation dynamique entre les mouvements subversifs existants.

9. Frank Ruda & Jan Völker (Allemagne)  : Thèses pour une morale provisoire communiste
Frank Ruda et Jan Volker sont chercheurs au Centre Collaboratif de Recherche 626 de la Freie Universität Berlin. Ce centre, fondé en 2003 sous l’égide des universités de Berlin et de Potsdam, rassemble aujourd’hui 18 projets autour de son thème principal, « l’expérience esthétique et la dissolution des limites esthétiques ». Ils dirigent également la collection « Morale Provisoire » des éditions Merle-Verlag, et organisent des séries de conférences sur le même sujet. Parmi les titres parus dans cette collection figurent leurs traductions d’Alain Badiou (Peut-on penser la politique  ? ; L’hypothèse communiste) et de Jacques Rancière, ou encore Was heißt es, ein Marxist in der Philosophie zu sein (2010 – « Qu’est-ce qu’être marxiste en philosophie  ? »), et Verhältnislos  : Zur Kompossibilität von Politik und Kunst (2009 –De la compossibilité de la politique et de l’art »).

Pour les capitalistes, l’homme est un animal dépendant uniquement de ses désirs et de ses intérêts. En suivant Hegel, Ruda et Völker nous enjoignent de devenir des « animaux conscients de [leur] animalité »  ; et affirment le langage animal comme celui du sujet collectif.

10. Bülent Somay (Istambul, Turquie)  : Répeter Marx. une leçon mal apprise
Bülent Somay est professeur de Littérature Comparée à l’université Bilgi d’Istanbul. Ses publications incluent Geriye Kalan Devrimdir (1997 – « Ce qu’il reste de la révolution »), Sarki Okuma Kitabi (2000 – « Recueil de chants »), Tarihin Bilinçdisi (2004 – « L’Inconscient de l’histoire ») et un chapitre des Dépossédés d’Ursula Le Guin (2005).

La révolution ne se provoque pas, elle s’impose à nous. Elle constitue le point le plus proche du réel. La classe révolutionnaire, quant à elle, se dissout dans le moment révolutionnaire. Elle ne peut pas, ne doit pas prétendre au rôle de future classe dominante.

11. G.M. Tamas (Budapest, Hongrie)  : Le communisme sur les ruines du socialisme
Gaspar Miklos Tamas est un ancien dissident hongrois. Il dirige le parti Vert (gauche) dans son pays, au Parlement duquel il a siégé. Il enseigne la Philosophie à l’Institut de Sociologie et d’Anthropologie sociale à l’université d’Europe Centrale de Budapest  ; il préside également l’Institut de Philosophie de l’Académie Hongroise des Sciences. Parmi ses publications  : Les Idoles de la tribu (1989), Identity and conflict (1995 – « Identité et conflit »), What is Post-fascism  ? (2001 – « Qu’est-ce que le post-fascisme  ? ») et Ein ganz normaler Kapitalismus (2007 – « Un capitalisme tout à fait normal »).

Les libertés individuelles sont préservées par la loi pour mieux imposer la hiérarchie dans la sphère publique. On élit nos parlementaires, mais pas nos supérieurs hiérarchiques sur le lieu de travail. Dans cet espace public conçu comme un espace de liberté tant qu’il est encadré par des régulations, la subjectivité politique n’existe pas, il n’y a que des « citoyens privés ».

12. Cécile Winter (France)  : Résurrection du commu­nisme
Le communisme, s’il correspond à la maxime « à chacun selon ses besoins », n’existe pas encore, pas même en tant que condition. Il n’est présent qu’en tant que ce qu’il a été par le passé. L’avenir du communisme se situe donc dans un second futur. En effet, le communisme défend les intérêts de la classe ouvrière actuelle, mais doit aussi défendre le futur du mouvement, pour que la révolution générale ne termine pas une nouvelle fois en dictature.

13. Slavoj Zizek (Slovénie)  : L’idée du communisme comme universel concret Slavoj Zizek est notamment l’auteur de Après la tragédie, la farce  ! Ou comment l’histoire se répète (2010), Living in the End Times (2010 – « Vivre la fin des temps ») et À travers le Réel (2010).

Plutôt que d’élaborer une théorie sur ce qui a échoué, Slavoj Zizek préfère se pencher sur les questions de l’échec et de l’impossible. L’échec peut provenir de trois situations  : une défaite où l’on est écrasé par l’ennemi  ; une victoire après laquelle on adopte les schémas du pouvoir de l’ennemi vaincu  ; et la « tentation sacrificielle du vide », c’est-à-dire la renonciation même à la conquête du pouvoir par crainte du risque précédent. Le communisme est-il simplement impossible parce qu’il ne peut être stabilisé en un nouvel ordre

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