Alexandre d’Aphrodise : De l’âme

Martin Bergeron (maîtrise en philosophie à l’Université de Laval, Québec) et Richard Dufour (traducteur de Chrysippe – les Belles lettres, 2004 – et de Plotin – Flammarion, 2004, 2006, 2007, Vrin, 2003) publient chez Vrin (2008) la première traduction française du traité De l’âme d’Alexandre d’Aphrodise1, texte qui nous est parvenu en langue grecque et dans une traduction hébraïque. Le texte grec qui accompagne la traduction française est celui édité par I. Bruns dans Supplementum aristotelicum, Commentaria in Aristotelem Graeca, v. II.I, Berlin, Reimer, 1887. Les traducteurs français ont retenu les variantes les plus importantes de l’apparat de Bruns, ainsi que ses commentaires les plus importants ; dans l’apparat, on trouve aussi des corrections issues d’une comparaison avec l’édition Aldine et les variantes du texte cité par Michel d’Ephèse, par Philopon, par le pseudo-Alexandre et par pseudo-Simplicius – les leçons retenues étant les mêmes que dans la traduction italienne du même ouvrage effectuée par P. Accattino et P. Donini (Laterza, 1996) dont la variante française tire le plus profit ; la traduction anglaise, réalisée par A.P. Fotinis (University Press of America, 1980) serait, selon la note des traducteurs, imprécise (p. 62).

L’introduction présente rapidement la figure historique d’Alexandre (une inscription découverte en 2001 confirme qu’il était originaire d’Aphrodise de Carie) et ses oeuvres (commentaires des traités d’Aristote et ouvrages personnels). Il faut ainsi distinguer entre le Commentaire sur le traité De l’âme et l’ouvrage De l’âme. Selon P. Donini (cité p. 13), le Commentaire serait antérieur à l’ouvrage personnel De l’âme car celui-ci est une paraphrase, un résumé du commentaire ce qui pourrait expliquer la présence d’un certain nombre de fragments ambigus qui ne reprennent pas l’ensemble de l’argumentation ; M. Bergeron et R. Dufour contestent cette thèse car « rien n’empêche toutefois qu’Alexandre ait d’abord écrit un traité personnel sur la psychologie d’Aristote, avant de se plonger dans une étude suivie du traité De l’âme » (p. 15). Ce changement de chronologie reste une hypothèse tout aussi improbable que celle de Donini étant donné que le Commentaire (que Philopon et pseudo-Simplicius semblent connaître et utiliser) est perdu. Malgré ce désaccord secondaire, les thèses de Donini et Accattino sont généralement acceptées par Bergeron et Dufour (sauf p. 16) ; ce qui n’est pas le cas des thèses de P. Moraux, constamment critiqué dans l’Introduction : soit parce qu’il « pèche par imprudence » lorsqu’il considère qu’Alexandre ne s’éloigne pas dans le De l’âme des idées défendues dans le Commentaire (p. 15) ; soit à propos de la théorie de la génération de l’âme comme produit du mélange des corps (p. 27sq.) car « l’interprétation de P. Moraux fait l’erreur de considérer les éléments comme les agents qui produisent l’âme » (p. 30) ; soit au sujet du rapport entre l’intellect agent, l’intellect matériel et la production de la pensée dans l’âme humaine : « la position de P. Moraux ne va pas sans difficultés » (p. 52sq.).

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L’Introduction, selon le modèle de l’édition italienne, a le mérite d’aborder plusieurs théories et souligner les divergences entre les opinions d’Aristote et les solutions d’Alexandre : si, par exemple (p. 18), dans le De l’âme (II, 11, 423b 22-26) Aristote considère que la chair sert de milieu et l’organe du toucher est à l’intérieur du corps, dans le Des parties des animaux (II, 8, 653b 23-27) il postule que la chair est à la fois le milieu et l’organe du toucher ; Alexandre suit cette dernière théorie (dans 56.14-58.25, p. 155sqq.), au détriment de la première. Un bref aperçu de l’attaque d’Alexandre contre les stoïciens (p. 19-22) précède une présentation des principales thèses du traité : l’âme comme forme du corps (p. 22-26), la génération de l’âme (p. 26-35), les cinq sens (p. 36-40), le sens commun (p. 40sq.), la représentation (p. 42-45), l’intellect (p. 48-56). Chacune de ses doctrines est analysée en détail dans le commentaire qui suit la traduction (selon le modèle de la traduction italienne de Donini/Accattino) et on peut saisir la manière dont Alexandre reprend et développe des thèmes qu’Aristote ne traite que rapidement, tout en gardant un fondement doctrinal aristotélicien. Ainsi, la doctrine de la génération de l’âme est particulièrement intéressante : à partir d’une distinction aristotélicienne entre corps simples et corps composés, Alexandre procède à une théorie des combinaisons de ceux-ci et en déduit que « si le substrat est suffisamment complexe, sa forme devient une âme » (p. 27). Certains commentateurs, discutés dans l’Introduction (p. 27-30), considèrent qu’Alexandre défendrait une théorie matérialiste selon laquelle l’âme serait la combinaison des corps composés ; M. Bergeron et R. Dufour nient, à la suite de Donini et notamment Accattino, cette interprétation et soutiennent que le traité De l’âme reprend une explication aristotélicienne : l’âme nutritive produit le corps du vivant et elle est responsable de l’existence, du développement et de la croissance de celui-ci ; « quand la semence se dépose dans une matière fertile, elle façonne peu à peu la matière afin de produire un corps vivant, qui devient à terme semblable au géniteur qui l’a implantée. Par exemple, l’être qui existe dans l’utérus agit en vertu de l’âme nutritive, alors que les autres âmes n’existent qu’en puissance » (p. 31). Une telle théorie, que les médiévaux discuteront âprement en tant que doctrine de l’unicité ou de la multiplicité des formes substantielles2, pose au fond un problème majeur : si l’âme nutritive est responsable des fonctions de base du corps vivant, les autres âmes se manifestent seulement si celui-ci est prêt à les actualiser ; ses organes doivent être aptes envers les autres puissances de l’âme, ce qui revient à dire que « tant que le corps vivant n’est pas suffisamment développé et qu’il ne possède pas les parties organiques appropriées, il ne possède pas les puissances de l’âme qui agissent aux travers de ces organes manquants » (p. 31). On doit alors se demander : quand est-ce que le corps humain est prêt à recevoir l’âme intellective ? Autrement dit, quand est-ce que l’on peut considérer le fœtus comme un être humain3 ? Alexandre ne semble pas aborder ce sujet et laisse la question ouverte : « L’âme nutritive se trouve dans la semence qui se dépose et, lorsqu’elle est reçue dans une matière qui lui convient, elle la façonne de telle manière que ce qui est façonné à partir de la matière lors de la nutrition et la croissance devient semblable à ce qui a émis la semence. (…) Et ce qui se trouve dans l’utérus agit seulement en vertu de cette puissance psychique, même s’il possède en lui-même les principes et les aptitudes propres aux autres puissances, que son géniteur possède aussi à titre de dispositions. Il ne les possède pas déjà en acte, car il n’a pas, en un certain sens, les parties par lesquelles il accomplirait les activités correspondant à ces puissances » (36,19-37,4, p. 125).

Le statut de l’intellect agent dans le De l’âme (tant d’Alexandre que d’Aristote) suscite un grand nombre de questions ; l’une des raisons en est que les chapitres que le Stagirite lui consacre sont plutôt obscurs et sujets à des nombreux désaccords entre les commentateurs. Selon l’interprétation classique, Alexandre identifie l’intellect agent à Dieu4, mais certains commentateurs modernes contestent cette opinion (D. Papadis, notamment, cité à la p. 353) ; M. Bergeron et R. Dufour semblent accepter la lecture habituelle (mais ils ne rejettent pas les arguments de D. Papadis) et s’efforcent d’expliquer, par le biais de cette identification, le rapport entre l’intellect agent-Dieu et l’âme humaine ; plus précisément, ils essayent de montrer, par une citation interprétée d’une manière assez personnelle de l’Ethique à Eudème (VIII, 2, 1248a 24-295), que le Dieu d’Aristote agit directement sur l’âme humaine et qu’Alexandre est donc parfaitement aristotélicien lorsqu’il soutient une influence direct de l’intellect agent – Dieu sur l’intellect matériel (p. 53). Mais, force est de constater qu’Alexandre « n’explique pas comment l’intellect agent est cause de la disposition, de l’intelligibilité, de l’intellection et de l’être de toutes les choses » (p. 55 et p. 50). Et cette identification entre l’intellect agent et Dieu pose beaucoup de difficultés car c’est une identité temporelle et seulement lorsque l’intellect agent pense Dieu ; en raison du principe aristotélicien que l’intellect devient son intelligible pendant l’acte d’intellection, Alexandre, selon M. Bergeron et R. Dufour, considère que l’intellect agent « s’identifie à Dieu aussi longtemps qu’il le pense. Or, Dieu est lui-même un intellect. Par conséquent, l’intellect qui pense Dieu pense un intellect qui lui vient de dehors » (p. 55) ; « tant qu’il pense Dieu, l’intellect en acte acquiert l’immortalité qui caractérise la divinité. Cela implique toutefois que dès la cessation de notre contemplation du divin, notre intellect redevient aussi mortel qu’il l’est par nature » (p. 56). En lisant seulement cette Introduction il est très difficile, sinon impossible, de comprendre les différences entre tous les intellects dont parle Alexandre ; ainsi, l’intellect en disposition « apparaît lorsque l’intellect matériel, qui a accumulé un grand nombre de formes, acquiert une disposition qui lui permet de penser par lui-même, c’est-à-dire sans la sensation : il pense les sensibles dont il a gardé en réserve les formes et il peut penser les formes immatérielles » (p. 50, cf. 85.11), mais « seulement l’intellect en disposition peut penser Dieu, c’est-à-dire l’intellect agent » (p. 54), mais cet intellect agent n’est Dieu que lorsqu’il le pense. Faut-il alors supposer simultanément plusieurs activités autonomes : une activité, indépendamment des sens, de l’intellect en disposition qui connaît l’intellect agent, une autre activité de l’intellect agent qui connaît Dieu et devient Dieu ? Et lorsque l’intellect agent ne pense pas Dieu et devient mortel (p. 56), est-ce que l’intellect en disposition peut le penser ? Et si cet intellect agent est continuellement en acte, séparée, sans mélange, impassible (p. 50) comment peut-il être mortel ? Comment distinguer entre l’intellect en acte, l’intellect agent et l’intellect du dehors (p. 56) ?

Le commentaire final découpe le texte d’Alexandre en plusieurs parties que M. Bergeron et R. Dufour expliquent doctrinalement, avec une attention particulière au lexique ; relativement moins ample que le commentaire de l’édition italienne parce que bon nombre de thème sont abordées dans l’Introduction (sur les corps composés et simples, Accattino/Donini p. 114 sqq.), l’édition française dépend parfois de la première, notamment pour des renvois aux sources (Cicéron, Fin. V 44 ; Plotin, Enn. IV 3,1 pour 1.9-2.4 : Bergeron/Dufour, p. 233 – Accattino/Donini, p. 105 ; Atticus, fr. 7.34-43 : Bergeron/Dufour, p. 234 – Accattino/Donini, p. 105sq. etc.). L’un n’est cependant pas la copie de l’autre et on tire beaucoup de profit en lisant les deux commentaires. Il faut en somme se réjouir de la parution de ce texte très important et apprécier la traduction qui s’avère fidèle au texte grec.

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  1. Alexandre d’Aphrodise, De l’âme, Traduction Martin Bergeron et Richard Dufour, Vrin, 2008
  2. Il est regrettable que ni l’Introduction ni les commentaires ne mentionnent la réception de la noétique d’Alexandre dans le monde latin et arabe.
  3. Dans le Moyen Age latin, cette doctrine de la disposition du corps humain à recevoir l’âme intellective suscite beaucoup d’intérêt ; deux des explications les plus intéressantes, même si contradictoires, appartiennent au médecin et philosophe italien Antoine de Parme († 1327). Dans un texte conservé à Budapest, il dit que l’on considère un être humain le foetus qui a passé plus de trois mois dans le ventre de sa mère et celui qui le tue est accusé d’homicide : « Sed prima responsio videtur esse dicta festine nec digna improbatione. Nam si puer existens in matrice non esset homo esset animal irationale et per consequens brutum animal, sicut asinus. Et cum puer postea intelligeret, fieret homo. Et sequeretur quod animal brutum esset factum homo; quod est absurdissimum. Preterea, Aristoteles dicit in libro De generatione animalium quod embrio in matrice prius vivit vita plante, postea vita animalis, postea vita hominis; et essentialiter prius est animal, postea homo. Preterea, ponatur quod aliquis puer in sex mensibus extrahatur de matrice, planum est quod si aliquis interficiat illum a legumlatoribus esset punitus sicut si interficeret hominem. Cum igitur stetisset in matrice per tres menses, planum est quod secundum legumlatores puer existens in matrice est homo. Dicere ergo quod puer existens in matrice non est homo est destruere scientiam legalem » (Questio de unitate intellectus, Budapest, Eötvös, lat. 17, f. 165vb). Dans un autre texte, le même Antoine de Parme soutient que le corps humain est disposé à recevoir l’intellect seulement à l’âge de cinq ans, avant cet âge une telle union serait impossible en raison du fait que le corps est trop mou pour subir une telle union : « Sed debet deduci illo modo quo dictum est et tunc apparet qualiter intellectus unitur nobis sic quod per ipsum nos dicimus formaliter intelligere. Quia ergo intellectus unitur nobis, ut ex dictis apparet, per partem immaginativam et intelligo per imaginationem omnem virtutem intrinsecam sensitivam non quod statim a principio generationis vigeat in nobis propter malam moliciem instrumenti. Hinc est quod non statim unitur nobis sicut fit de corpore celesti, sed hoc est forte circa quintum annum. Nam circa quintum annum dicit Philosophus in De animalibus quod pueri incipiunt divinare et dicitur intellectus in eis divinare quia intellectus quasi in eis non intelligit cum discursu eo quod in eis non est multus discursus » (Dubia et remotiones circa intellectum possibilem et agentem, Vat. lat. 6768, f. 163va). Sur Antoine de Parme voir la bibliographie citée dans E. Coccia / S. Piron, « Poésie, sciences et politique. Une génération d’intellectuels italiens (1290-1330) », dans Revue de synthèses, t. 129, 6e série, 4 (2008), p. 576, n. 127.
  4. Théorie courante parmi les maîtres médiévaux anglais, notamment Roger Bacon.
  5. « Voilà ce que l’on cherche : quel est le principe du mouvement dans l’âme ? Il est certes évident que Dieu, puisqu’il se trouve dans l’univers, se trouvera aussi en l’âme. Car, d’une certaine manière, ce qui est divin en nous meut toutes choses. Or, le principe de la raison n’est pas une raison, mais quelque chose de meilleur. Qu’y a-t-il donc de meilleur que la science et que l’intellect, si ce n’est Dieu ? ».
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