Chaïm Wirszubski : Pic de la Mirandole et la cabale

C’est un livre ébouriffant d’érudition que Chaïm Wirszubski avait offert au public en 1989, et que les éditions de l’Eclat avaient traduit et publié en 2007, sous le titre de Pic de la Mirandole et la Cabale1 Je ne suis pas certain de pouvoir rendre compte avec toutes les compétences requises de cet ouvrage, ne serait-ce qu’en raison de la fréquente analyse des textes hébreux que manie l’auteur avec maestria, ce qui m’interdit d’emblée de comprendre adéquatement les jeux herméneutiques autour des lettres de l’alphabet hébreu. Mais il me semble néanmoins possible de restituer, sans trop de dommages, la thèse principale de l’auteur, et l’étendue du champ d’analyse, à proprement parler vertigineuse.

Ainsi que le signale Kristeller dans une introduction fort pertinente, l’ouvrage s’attache au fond à trois types de descriptions : l’histoire de la cabale juive médiévale, la cabale chrétienne de la Renaissance, et les sources auxquelles Pic aurait eu accès. Cette tripartition thématique du texte de Wirszubski ne reprend aucunement les grandes parties de celui-ci qui s’articulent ainsi : « Les recherches cabalistiques de Pic de la Mirandole », « Les traductions de Flavius Mithridate », « La cabale selon Pic de la Mirandole », auxquelles succèdent près d’une trentaine d’appendices donnant en version originale les textes essentiels ayant servi de sources à Pic. Je reprendrai ici l’ordre thématique de Kristeller, qui me semble extrêmement fécond quant à la compréhension de la démarche de l’auteur.

A : Histoire de la cabale juive

Ce livre magistral, bien qu’il se présente comme une étude des sources de Pic est tout autant une analyse des sources de Pic, ce qui signifie que l’importance de la cabale en tant que telle se trouve affirmée et décryptée tout au long de l’ouvrage. Il ne s’agit certes pas pour Chaïm Wirszubski de reconstruire l’entièreté de l’histoire de la cabale, mais il lui faut néanmoins rappeler quelques figures marquantes de l’histoire médiévale et moderne de la cabale juive, dans l’optique de rendre intelligible la transmission que Pic avait reçue.

La figure qui me paraît privilégiée dans ce livre est celle d’Abraham Abulafia, juif espagnol, fondateur de l’école de la cabale prophétique, parcourant l’ensemble des pages, et fournissant l’essentiel des textes illustrant la cabale juive. On le retrouve notamment lorsqu’il est question de la rédemption, la doctrine spirituelle de la rédemption telle que l’entend Abulafia – celui qui contemple et comprend obtient sa rédemption grâce à sa connaissance véridique des secrets divins – étant contenue dans le titre même d’un de ses livres majeurs, qui en résume toute l’intention en un mot. Il y a un élément dans le Livre de la rédemption qui est caractéristique d’Abulafia lui-même, à savoir son intérêt pour le christianisme ; il se réfère explicitement à la doctrine chrétienne et ce qui est donc intéressant, dans la démarche de l’auteur, c’est de montrer que même la cabale juive se définit en fonction du christianisme à tel point qu’on en vient parfois à se demander jusqu’à quel point la cabale juive aurait existé sans le christianisme.

Cela est d’ailleurs confirmé par les analyses d’Abulafia portant sur le Christ ; dans la version hébraïque du texte d’Abulafia, Jésus et ses disciples étaient des cabalistes, mais leur cabale était criblée d’erreurs, prétend-il ; Flavius Mithridate – sur qui portera la prochaine partie –, qui connaît fort bien le maître des études cabalistiques, retourne le jugement négatif porté sur cette cabale chrétienne primitive en écrivant : « mais leurs auteurs la connaissaient de façon parfaite ». Ce qui est intéressant, donc, c’est cette idée d’une cabale présente depuis toujours, mais objet de luttes au sein même du christianisme, dont la figure même de Mithridate va vite s’avérer décisive.

Un autre auteur – majeur dans la pensée juive en particulier, humaine en général – se trouve évoqué dans l’ouvrage, et constitue l’objet d’analyses précises, à savoir Maïmonide, sachant que ce dernier demeure toutefois pensé à partir de ce que Pic put en connaître ; voici un exemple de la démarche de l’auteur : se demandant comment Pic se représentait la cabale, il convoque le Commentaire sur une chanson d’amour de Girolamo Benivieni et y découvre une définition précise : « La science des anciens Hébreux dans laquelle est contenue l’explication des mystères abstrus et cachés de la Loi s’appelle cabale. »2 Or, une source cabalistique est nécessairement intervenue entre le Talmud et Maïmonide, d’une part, et Pic de l’autre, sans quoi ce dernier n’aurait pu affirmer que les « mystères de la Loi » étaient le véritable noyau de la cabale. Et s’il y a eu une source, le choix qui s’impose est Abraham Abulafia. Nous avons là une parfaite illustration de la méthode de Wirszbuski : étude d’un texte de Pic, relevé de ce qui peut être d’origine cabalistique, étude de la cohérence de la référence, et attribution, souvent définitive, du passeur.

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Indépendamment de Pic, l’auteur n’hésite pas à proposer de nombreux rappels portant exclusivement sur la cabale juive. On y apprend notamment que peu de cabalistes ont différencié la cabale des sefirot et la cabale des noms divins aussi nettement qu’Abulafia ; ce dernier a décrit leur rapport comme une parfaite communion, analogue à la communion de l’âme vitale avec l’âme rationnelle. Si le sujet de l’ouvrage demeure bien Pic de la Mirandole, il n’en demeure pas moins que bien des analyses se trouvent consacrées à la cabale juive en tant que telle, et à Abulafia comme figure privilégiée de celle-ci.

B : La cabale chrétienne

La cabale, aussi étonnant que cela puisse paraître à première vue, n’est pas une affaire exclusivement juive ; le christianisme y a pris sa part, et bon nombre de penseurs chrétiens s’y sont penchés, à tel point que bien des commentateurs se sont demandé si la cabale n’était pas d’abord une affaire chrétienne, au sens où certains chrétiens auraient cherché à confirmer les intuitions chrétiennes par les textes ésotériques juifs qui, en secret, contiendraient depuis l’origine, la confirmation du christianisme. « L’idée, écrit l’auteur, selon laquelle les textes et les doctrines ésotériques des Juifs confirmaient le christianisme avait commencé à se répandre quelques décennies avant Pic et gagnait peut-être du terrain. Mais en matière de cabale proprement dite, fort peu de choses étaient disponibles en traduction. »3

Parmi les penseurs chrétiens dont l’attention fut nettement retenue par la cabale, la figure la plus marquante de l’ouvrage est sans aucun doute Flavius Mithridate, Juif convertu au catholicisme, auquel est consacrée toute la deuxième partie du livre. « Avant Mithridate, écrit Wirszubski, personne, pour autant que l’on sache, n’avait jamais entrepris de traduire en latin une grande quantité de textes cabalistiques. »4 La figure de Mithridate est donc d’abord celle du traducteur et du passeur sans lequel la pénétration de la cabale juive serait sans doute restée exclusivement juive.

Néanmoins, cela pose aussitôt une question qui est celle de la fidélité de la traduction, et de la conformité du texte latin au texte hébreu ; peut-on rendre en latin des textes dont la nature même des lettres peut s’avérer décisive ? L’auteur constate ainsi que l’on peut parfois observer une certaine dissociation entre ce que disent les textes hébreux et les traductions latines telles que Mithridate les propose, ce qui put entraîner Pic – qui avait disposé des traductions de Mithridate – sur la voie glissante d’interprétations erronées. Illustrons ce propos par un exemple donné par l’auteur lui-même : « A moins que je ne me trompe, l’idée de Pic selon laquelle « les nombres sont propres à l’œuvre de la cabale » ne s’accorde guère avec les originaux hébreux de ses sources cabalistiques, mais est en parfaite harmonie avec les versions latines que lui fournissait Mithridate. »5

Le problème de cet aspect chrétien de la cabale réside précisément dans la volonté de christianiser à outrance la cabale, et d’en faire une préfiguration des mystères chrétiens ; au-delà donc du problème de la traduction en tant que telle, se joue la question de l’intention même de la traduction. Wirszubski rappelle ainsi un épisode sans nul doute significatif, survenu au Vatican : prononçant son Sermon sur la Passion du Seigneur au palais du Vatican devant le pape et les cardinaux, Mithridate invoqua de prétendues preuves juives secrètes tirées d’un ancien Talmud préchrétien confirmant les mystères de la Passion du Christ. « Quand on voit combien de fois et avec quelle dextérité Mithridate s’arrange au cours de son sermon pour faire dire en latin à ses citations ce que, même trafiquées, elles ne voulaient pas toujours dire en hébreu, la présence dans ses traductions cabalistiques d’interpolations et de notes visant à rattacher la cabale au dogme chrétien n’a rien d’étonnant. »6 Il serait néanmoins injuste d’accabler Mithridate de reproches, et l’auteur invite le lecteur à en reconnaître les immenses mérites. « Flavius Mithridate, malgré tous ses défauts, était un excellent traducteur qui n’avait rien à envier aux meilleurs traducteurs de son temps. C’était aussi un auteur, mais qui fait pâle figure à côté du traducteur. »7 En outre, Mithridate fit comprendre à Pic l’importance de lire en hébreu, ce qui signifiait qu’il ne cherchait pas à dissimuler le texte original, ni à occulter ce qui pouvait poser problème quant à la concorde avec le christianisme ; il n’y a que dans le texte hébreu, ne cessa de professer Mithridate, que l’on peut comprendre le sens réel des textes, notamment les équivalences isopséphiques entre Intellect agent et Israël.

C : Les sources piciennes

Que nous apprend en définitive ce livre de décisif quant à la pensée de Pic ? A la fois beaucoup, et très peu. Beaucoup car il éclaire fort bien les sources d’une grande partie des conclusions de Pic, mais il n’est toutefois pas certain qu’il rende bien davantage intelligible le sens de celles-ci car une chose est d’éclairer le matériau à partir duquel pense un philosophe, une autre est de montrer l’interprétation qu’en a faite ledit philosophe. Il n’est donc pas tout à fait certain que les gains d’intelligibilité de la pensée picienne soient importants, mais il est en revanche manifeste que s’éclaire le champ intellectuel dans lequel évoluait cette dernière.

L’auteur s’emploie longuement à montrer l’influence des traductions de Mithridate sur Pic, et cela constitue en soi un éclairage généalogique, fort bienvenu. Ainsi, on sait que le 8 septembre 1486, Ficin lui écrit pour qu’il lui rende son Coran latin, ce à quoi Pic répond qu’il apprend l’hébreu. On sait également qu’en octobre 1486 il pouvait à peu près écrire une lettre en hébreu, donc trois semaines avant l’achèvement des Neuf cents conclusions, il maîtrisait correctement l’hébreu. En outre, tous les manuscrits contenant les traductions de Mithridate utilisés pour ses conclusions ont été utilisés entre mai et novembre 1486. « L’hypothèse la plus vraisemblable est donc que Pic s’est mis à étudier l’hébreu pour mieux connaître la cabale, au moment même où il pouvait lire commodément les textes cabalistiques dans les versions latines que lui fournissaient Mithridate. »8 Ce rapport à Mithridate constitue la colonne vertébrale de l’ouvrage, bien que l’appendice 3 insiste sur la figure d’Alemanno, personnage qui aurait compté pour Pic quant à la transmission de la cabale.

Mais plus intéressante encore me semble être la méthode retenue par l’auteur pour procéder à l’identification des sources qui constitue tout à la fois une exigence de rigueur parfaite et une façon originale d’identifier les influences à partir de l’immanence même du texte picien. « Afin d’établir avec un raisonnable degré de certitude si, ou dans quelle mesure, les quatre manuscrits connus contiennent les textes fondamentaux pour comprendre les idées cabalistiques de Pic, nous devons essayer d’identifier les sources directes, ou du moins les sources directes les plus vraisemblables, de chacune de ses conclusions. Il n’y a pas d’autre moyen : l’inventaire de sa bibliothèque, les noms des auteurs qu’il mentionne, les titres des ouvrages qu’il cite, et même une traduction réalisée à son intention, peuvent nous induire en erreur. Les seules preuves auxquelles nous pouvons faire absolument confiance sont les preuves internes, celles qui figurent dans le texte même des conclusions. »9 Il y a là quelque chose d’exemplaire : tout ce qui est extérieur à l’œuvre, à savoir la bibliothèque, les citations, demeurent des éléments qui n’accèdent pas au statut de preuve véritable, ce qui impose à qui veut véritablement identifier les sources un travail tel que l’iconologie sombre dans un statut proche de l’amateurisme. Cette exigence posée dès le début de l’ouvrage – et tenue tout au long de celui-ci ! – s’appuie au fond bien plus sur des raisonnements que sur l’identification de l’environnement de Pic, sans que cela ne nuise à la crédibilité du propos.

Ce point me paraît crucial dans l’économie même de la démarche retenue : elle signale que la source extérieure n’est jamais une preuve irréfutable, qu’un livre présent dans un bibliothèque peut n’avoir pas été lu, qu’un livre cité peut n’avoir été que parcouru, et qu’une citation peut être rapportée par ouï-dire ; c’est inversement le raisonnement, appuyé sur ce que l’on sait de l’entourage de Pic, qui permet de discerner avec intelligence – et bien sûr, érudition –, les sources réelles de la pensée picienne. C’est ainsi que se trouve identifiée l’importance de Recanati et de son Commentaire sur le Pentateuque, dont d’ailleurs les traductions apparaissent bien mystérieuses comme le signale l’appendice 2 qui, encore une fois, constitue un exemple d’intelligence quant à l’analyse intellectuelle des sources : on peut en effet voir « qu’il est absolument impossible que Flavius Mithridate soit le traducteur anonyme du Commentaire sur la genèse de Recanati. Ironiquement, la toute première page de cette traduction anonyme, dans le manuscrit de Paris, contient une translitération inhabituelle d’un nom familier, qui aurait dû prévenir toute identification du traducteur inconnu avec Mithridate. »10

Je ne saurais conclure ce compte-rendu sans mentionner l’annexe au texte de Wirszubski, constituée d’un article de Scholem consacré à la cabale chrétienne, et intitulé « considérations sur l’histoire de débuts de la cabale chrétienne ». L’idée générale de cet article est fort bien résumée par l’auteur, dès le début du court texte : « On peut se demander si Pic de la Mirandole fut vraiment le premier à tenter une interprétation chrétienne de la cabale. Blau laisse la question sans réponse. »11 En effet, note Scholem, il existe une série de faits historiques « prouvant que des convertis juifs ont utilisé, bien avant Pic, des argumentations qui s’inscrivent dans le cadre de la « cabale chrétienne ». Pic fut le premier chrétien d’origine non juive, mais nullement le premier chrétien, à promouvoir ce genre de démarche intellectuelle. La chaîne des cabalistes d’origine juive, néophytes du christianisme, nous mène directement à la période qui précède l’apparition de Pic ; et il existe au moins un témoignage prouvant un lien direct entre ce dernier et ladite chaîne. »12 Le plus ancien témoignage sur des conversions de Juifs au christianisme justifiées par des méthodes d’exégèse cabalistiques se trouve chez Abraham Abulafia. « Il faut également souligner que la question des rapports entre la cabale et le christianisme a préoccupé, au XIIIè et au XIVè siècle, certains milieux juifs orientés vers la cabale, et que des opinions divergentes s’y sont manifestées sur cette question. »13

Une longue analyse de la possibilité que Pic ait eu vent des écrits de Paul de Heredia est menée, et conclut à l’absence de preuves, si bien que Scholem, tout en analysant les prédécesseurs de Pic, ne nie en rien la singularité de celui-ci. Heredia, par exemple, « s’intéresse à des choses qui restent étrangères à Pic, notamment les spéculations sur la mère du Messie, sa généalogie, l’Immaculée conception et l’exégèse christologique de certains versets de la Bible. Même là où les deux auteurs traitent du même sujet, ils l’abordent d’une manière tout à fait différente. »14 Les prétendues « citations » de Heredia concernant le nom de Jésus ignorent l’interprétation qu’en donne Pic dans le sens de la Trinité chrétienne, à savoir yod, le Père ; vav, le Verbe ; sin, le Saint Esprit. C’est donc à juste titre que Pic peut prétendre dans l’Apologie à l’originalité de son œuvre, même s’il eut connaissance de la publication de Heredia.

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  1. Chaïm Wirszubski, Pic de la Mirandole et la cabale, Traduction Jean-Marc Mandosio, L’Eclat, Paris / Tel-Aviv, 2007
  2. cité pp. 195-196
  3. Ibid. p. 15
  4. Ibid. p. 100
  5. Ibid p. 124
  6. Ibid. p. 163
  7. Ibid. p. 176
  8. Ibid. p. 8
  9. Ibid. p. 29
  10. Ibid. p. 399
  11. Ibid. p. 441
  12. Ibid. p. 448
  13. Ibid. p. 453
  14. Ibid. p. 467
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Ancien élève de l’ENS Lyon, agrégé et docteur en Philosophie, Thibaut Gress est professeur de Philosophie en Première Supérieure au lycée Blomet. Spécialiste de Descartes, il a publié Apprendre à philosopher avec Descartes (Ellipses), Descartes et la précarité du monde (CNRS-Editions), Descartes, admiration et sensibilité (PUF), Leçons sur les Méditations Métaphysiques (Ellipses) ainsi que le Dictionnaire Descartes (Ellipses). Il a également dirigé un collectif, Cheminer avec Descartes (Classiques Garnier). Il est par ailleurs l’auteur d’une étude de philosophie de l’art consacrée à la peinture renaissante italienne, L’œil et l’intelligible (Kimé), et a publié avec Paul Mirault une histoire des intelligences extraterrestres en philosophie, La philosophie au risque de l’intelligence extraterrestre (Vrin). Enfin, il a publié six volumes de balades philosophiques sur les traces des philosophes à Paris, Balades philosophiques (Ipagine).