Emmanuel Falque : Une éthique du corps épandu. Suivie de Sabine Fos-Falque : Une chair épandue sur le divan (partie 2)

  1. Une Chair épandue sur le divan

 

L’essai de la psychanalyste Sabine Fos-Falque, qui fait suite à celui de son époux, ne traite plus d’éthique : il met plutôt le concept de « corps épandu » à l’épreuve de la psychanalyse, et en montre la pertinence eu égard au psychisme humain — tout comme il souligne, en filigrane, la pertinence de la psychanalyse à partir de la réalité de la chair. Mais il ne s’agit pas seulement d’une reprise : variation autour d’un même thème, ce second essai manifeste une différence de style, reposant cette fois sur la littérature et faisant un usage plus appuyé des métaphores ; il insiste en particulier sur le primat du désir, que l’évocation finale par Emmanuel Falque avait peut-être pour fonction de préfigurer.

C’est que « la vie psychique est […] une affaire de corps[1] », et c’est bien l’un des objectifs de la psychanalyste que de souligner l’importance du corps désirant dans la cure. Le texte est ainsi tissé d’analogies entre le propos d’Emmanuel Falque et la situation d’analyse : l’analysant y est allongé, sa chair s’en voit « épandue » et l’analyste a pour vocation d’en contenir l’épanchement, dans une écoute enveloppante qui compense l’éventuelle défaillance maternelle. Car cette écoute n’est pas un empiétement : il s’agit de laisser le désir propre se dire, et de laisser le corps se parler : « la pensée du corps ne cesse de s’y mettre en travail et en parole[2] ». La psychanalyse n’est pas une logorrhée, mais une chair en acte. « Là où le ça était, le moi doit advenir » disait Freud[3] ; de même, la psychanalyse n’est pas l’imposition d’une identité rationnelle au sujet, mais l’aide au dessin de pourtours authentiques du self :

 

« On a longtemps cru que la psychanalyse n’était que purs concepts rationnels sans chair, qu’au divan seules les associations d’idées comptaient, comme si là-bas plus qu’ailleurs les idées étaient livrées sans affect. Une psychanalyse désincarnée. Un psychanalyste neutre, s’offrant seulement comme surface plate de miroir reflétant fidèlement ce que le sujet veut bien donner à voir […]. […] cela permettait de rejeter au loin d’une part ce qui fit désordre au temps de Freud, le scandale du sexuel ; d’autre part, l’étrangeté émotionnelle du huis clos de la rencontre analytique. Sauf que le sexuel dépasse largement le génital puisqu’il prend source dans la pulsion dès l’origine. Sauf que le cadre analytique contient et explore non pas seulement les idées mais les images et émois qui y sont associés. Ainsi la chair faite corps devient, tout autant que les rêves, la voie royale qui mène à l’inconscient[4]. »

 

Il faut noter, toutefois, un décalage entre le sens afféré au concept de « chair » en phénoménologie, notamment chez Emmanuel Falque, et celui que lui attribue Sabine Fos-Falque : dire de « la chair » qu’elle se « fait corps », c’est inverser le rapport existant entre corps et chair en phénoménologie — ce qui peut initialement entraîner la confusion du lecteur. Au regard de la phénoménologie en effet, le corps n’est que somatique, objectif ; la chair relève de l’expérience vécue. Si, au sens merleau-pontien, elle renvoie donc au corps-vécu et à l’image du corps chez Schilder, la « chair » semble prendre à l’inverse sous la plume de Sabine Fos-Falque le sens d’une pure matière désincarnée : « Au commencement vient la chair[5] ». Son incarnation ultérieure seule fait de la chair un « corps » individué et associé à une personne ; incarnation authentique qui est la visée de la psychanalyse, tant l’inauthenticité et le faux-self sont cause d’une souffrance psychologique à l’origine de la démarche analytique. La « chair organique[6] » doit « être articulée aux mots[7] » pour « devenir corps[8] » ; à un parler « vrai ». C’est elle qui s’expose comme « corps épandu » sur le divan du psychanalyste : chair en attente de corporéité authentique, après expression du désir refoulé.

Ainsi la reprise du concept de « corps épandu » dans sa « qualité de présence spécifique[9] » permet-elle à la psychanalyste de souligner l’enchâssement du verbe et de la chair dans l’expérience analytique d’un « corps parlant[10] », moyennant le dispositif spécifique du divan :

 

« Le corps allongé au divan se montre […] tissé de langage, d’images et de sensations. Il s’impose comme résonateur le plus sensible de l’inconscient. Le schéma corporel, neutralisé par la position allongée du patient, laisse place au déploiement de l’image inconsciente du corps, représentation psychique multisensorielle et polymorphe du corps et de ses éprouvés[11]. »

 

Par « schéma corporel », il faut entendre le « lieu du besoin » ou « substrat biologique et neurophysiologique d’où émanent les pulsions[12] ». Si le schéma corporel « se structure par l’apprentissage et l’expérience[13] », à l’inverse l’ « image inconsciente du corps » est cela même qui s’enchâsse au psychisme de façon névrotique : elle est en effet le « lieu du désir jamais assouvi […] témoignant du manque à être que le désir vise à combler[14] ». Concept forgé par Françoise Dolto à partir de son initiation par Paul Schilder, l’image inconsciente du corps s’élabore non de façon objective, mais dans le rapport aux personnes qui éduquent l’enfant ; dans leur regard, qui peut élever mais aussi détruire :

 

« cette image reste marquée et souvent déformée par la nature des premiers regards portés sur nous, induisant en retour l’amour ou la haine pour nous-mêmes. Ainsi, l’image du corps, parce qu’elle est substance déformante du moi, constitue la matière première du traitement analytique[15]. »

 

Lorsque le rapport à la mère est contenant, cette dernière opère le holding ou « portage » conceptualisé par Donald W. Winnicott et « L’impensable de l’angoisse — de tomber en morceaux, de tomber pour toujours, de n’avoir aucune relation avec son corps ou bien encore de n’avoir plus d’orientation — est reçu puis contenu par les bras qui supportent[16]. » L’enfant est enveloppé, non seulement au sens tactile, mais aussi au sens psychique du « moi-peau » conceptualisé par Didier Anzieu. De là, « Sur le modèle de la réflexivité tactile […] se construisent les autres réflexivités sensorielles : se voir, s’entendre, se humer, se goûter, et enfin la réflexivité de la pensée verbale[17]. » C’est dire à quel point le verbe repose en première instance sur la relation à autrui de chair à chair. Mais c’est aussi cette dépendance du soi vis-à-vis de l’altérité prenant soin, qui est à l’origine des névroses les plus insupportables et d’un rapport à soi douloureux :

 

« il existe des mères vivantes mais psychiquement mortes, celles dont on ne peut tirer aucun écho. Morte au-dedans d’un deuil irrésolu, rendue muette par la perte d’un parent, d’un amour, d’un enfant précédent, la mère est “enterrée vive, mais son tombeau lui-même a disparu. Le trou qui gît à sa place fait redouter la solitude, comme si le sujet risquait d’y sombrer corps et biens[18]”. La mère n’offrant plus son regard comme reflet — n’offrant pas sa présence à l’expérience du miroir — l’enfant non seulement perd sa propre trace en elle, échoue à s’y retrouver mais, plus encore, s’identifie au trou laissé par elle en lui. […] La fonction de contenance et de pare-excitation du moi-peau — assurée en principe par la fonction d’enveloppe psychique maternelle, ici devenue défaillante et discontinue — n’est pas opérante, donnant libre cours à une angoisse diffuse. […] les failles dans cette fonction du moi-peau se traduisent par un sentiment d’inquiétante étrangeté et de dépersonnalisation — au sens d’une sensation de perte d’identité.

Ainsi, il arrive que, faute de vivance suffisante, le sentiment d’être soi se place électivement dans le mental à l’exclusion du corps : le sujet se prive sans le savoir d’un lieu où se mettre[19]. »

 

C’est en cela que la psychanalyse a vocation à restituer à l’individu en faux-self son corps propre :

 

« Le faux-self, détaché du vrai self (qui donne conscience de soi et certitude de se sentir réel), se développe afin de défendre le noyau du self face aux empiétements. La mère morte en est un. Le faux-self s’édifie pour survivre. Il se construit sur une dissimulation du sentiment de vide et de désespoir. En apparence, le sujet s’adapte, un point c’est tout[20]. »

 

En posant que la névrose psychique est un trouble des définitions de l’image du corps dans la construction d’un faux-self, la psychanalyse fait le pari d’un redessin authentique de l’image inconsciente du corps dans la cure analytique par la parole — redessin du self à travers le dire du désir propre. C’est que l’individu en faux-self reste fixé au stade d’une adaptation à l’autre, et d’une négation de soi. Il faut parler pour se sevrer et devenir autonome : « le sevrage ouvre au langage et l’autonomie du corps propre ouvre à l’agir et à sa maîtrise[21]. » C’est donc bien d’autonomisation dont il est question en psychanalyse, et non de l’emprise d’un psychanalyste sur son analysant, telle qu’on la fantasme dans l’imaginaire populaire. Certes, le corps est épandu, mais contrairement au soin palliatif, la cure analytique vise à le relever dans son identité propre. C’est que l’écoute du patient est absolument décisive : il n’y faut pas empiéter sur le désir du sujet, mais lui réserver un accueil pour le faire advenir à lui-même ; le laisser « se réveiller et prendre la parole ».

 

Conclusion

 

S’il n’est explicitement question d’éthique dans cet essai de Sabin Fos-Falque, l’insistance sur l’accueil d’une parole « vraie » par le psychanalyste et l’encouragement à son expression authentique n’est pas sans faire écho, cette fois, à une certaine acception du care d’obédience nord-américaine : il s’agit d’autoriser le sujet à se dire, moins dans sa haine ou sa souffrance que dans son désir à être. En cela, il s’inscrit moins dans la continuité du précédent essai, qu’en complémentarité avec lui.

[1] p. 97.

[2] p. 99.

[3] Sigmund Freud, Nouvelles Conférences d’introduction sur la psychanalyse, 1933.

[4] p. 98.

[5] p. 105.

[6] p. 99.

[7] p. 100.

[8] p. 100.

[9] p. 90.

[10] p. 89.

[11] p. 137.

[12] p. 137.

[13] pp. 137-138.

[14] p. 138.

[15] p. 139.

[16] p. 113.

[17] p. 115.

[18] André Green, Narcissisme de vie, Narcissisme de mort, Paris, Éditions de Minuit, 1983, p. 235.

[19] pp. 119-120.

[20] p. 120.

[21] p. 127.

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