Entretien avec André Paul : autour de Qumrân et les Esséniens

André Paul, qui est aujourd’hui le plus grand spécialiste français des Manuscrits de la mer Morte, a accepté de nous recevoir, chez lui, pour évoquer son dernier ouvrage. Qu’il soit ici remercié pour l’amabilité avec laquelle nous avons été reçus, le temps qu’il nous a consacré et la patience dont il a fait preuve pour mener ce long entretien. Ce dernier fait suite à un article consacré au même sujet, présent à cette adresse : https://actu-philosophia.com/spip.php?article72

Propos recueillis par Thibaut Gress.

A : Le problème de la « Thèse essénienne »

Actu-Philosophia : Vous venez de publier un ouvrage de présentation des principales découvertes autour des manuscrits de la mer Morte1 et si le ton est volontairement clair et ouvert à tous, il n’en demeure pas moins que vous développez une thèse, plutôt polémique, consistant à refuser l’idée selon laquelle les Esséniens seraient à l’origine des manuscrits de Qumrân. Vous faites de la thèse essénienne une sorte de leurre qui dure depuis bien longtemps : on peut lire ainsi votre introduction : « Les savants eux-mêmes furent donc happés par le piège de la fascination essénienne, et cela dure. A l’époque des Lumières, les francs-maçons se disaient les héritiers des Esséniens, Jésus ayant été l’un des leurs. »2 Traditionnellement, il y a deux raisons pour lesquelles étaient identifiés par les savants les manuscrits aux Esséniens : d’une part en raison de Pline l’Ancien et de Flavius Jospèphe qui décrivent la communauté essénienne, et d’autre part en raison de la supposée correspondance entre cette description qu’en font Pline et Josèphe et le contenu des textes retrouvés. Ma première question est donc très simple : quand vous dites qu’il faut abandonner la thèse essénienne, cela suppose-t-il que vous remettez en doute la pertinence même des descriptions de cette communauté essénienne qu’ont faite Pline et Josèphe, ainsi que vous semblez le suggérer en écrivant : « Ajoutons une dernière question. Les écrits spécifiques, ceux que d’aucuns disent encore « sectaires » voire « esséniens », renvoient-ils vraiment à une communauté réelle et à une expérience concrète ? Allons jusque-là. D’une certaine façon, ces textes représentent des avatars tardifs de la Loi de Moïse, miroir magnifiant du peuple d’Israël et non législation d’une vie réelle. »3 Ou refusez-vous de voir entre ces descriptions et le contenu des textes de Qumrân un lien suffisamment rigoureux pour en affirmer la correspondance ? A quel niveau de refus des sources habituelles vous situez-vous ?

André Paul : Je pose la question suivante dans le livre : y avait-il des Esséniens à Qumrân ? Je réponds : on ne le saura jamais. Et j’ajoute : est-ce que les Esséniens sont derrière les textes de Qumrân ? Je suis également convaincu qu’on ne le saura jamais. Cela dit, je me dois d’apporter une précision à ce que vous avez dit. Le premier à avoir fait le rapprochement des rouleaux dont on disposait en 1948, sept seulement, avec le groupe des esséniens célibataires mentionné par Pine l’Ancien, c’est Sukenik 4, un grand savant, un des rares épigraphistes capables d’authentifier une écriture hébraïque contemporaine de Jésus. Il travaillait sur les inscriptions d’ossuaires ou de stèles tombales. Ayant lu la Règle de la communauté, le Commentaire d’Habakuk, le Rouleau des Hymnes et quelques autres textes, Sukenik eut l’idée d’un lien direct entre ces œuvres et les Esséniens antiques que mentionne Pline dans son Histoire Naturelle.

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Deux ans plus tard, en 1950, intervinrent deux autres personnalités. D’abord, le Dominicain Roland de Vaux, bibliste plus qu’archéologue : il fut le premier, après l’armistice de 1949 entre Israéliens et Arabes, à reprendre le dossier des rouleaux découverts. La question du lien entre ces derniers et le site archéologique de Qumrân, à environ un kilomètre au sud de la première grotte dite à manuscrits, se posait aux chercheurs. Dans un premier temps, de Vaux répondit par la négative, mais il changea vite d’avis après avoir exploré et fouillé les lieux, et son opinion ne variera plus. Ayant en tête surtout la Règle de la Communauté, il repéra dans le site de nombreux bassins de purification, des lieux de réunion ou de repas en commun, bien plus un scriptorium avec même des restes d’encriers. Qumrân était bien le « monastère » (sic) essénien, et c’est là que ces derniers auraient écrit les textes découverts. La thèse essénienne de l’origine des rouleaux était prématurément formulée ; elle s’imposera aux savants durant trois ou quatre décennies avant d’être sérieusement nuancée puis, par certains, détrônée. Un autre érudit français, éminent universitaire, s’était intéressé lui-même au dossier, à partir de 1949. C’est André Dupont-Sommer. Il fit sienne la thèse de Sukenik complétée par de Vaux ; il fit mieux connaître les longues notices que les auteurs juifs de langue grecque Philon d’Alexandrie et Flavius Josèphe nous ont laissées sur les Esséniens, le premier dans la première partie du Ier siècle de notre ère, le second vers la fin.

Pour répondre directement à votre question, je dirai d’abord qu’en ces premiers temps de la recherche on s’attacha essentiellement aux ressemblances entre les descriptions de la vie essénienne par Pline, Philon et Josèphe et ce qu’étaient censés dire de celle-ci certains des textes découverts. On laissa tomber les différences, considérées comme des fioritures ou éléments secondaires. Or, depuis quelques années, on a tendance à mettre l’accent sur les différences, prises très au sérieux. Par ailleurs, cette thèse essénienne, qui par bien des aspects relève du storytelling, a été tyrannique, jusqu’à conditionner les carrières. En certains milieux universitaires ou scientifiques, il fallait à tout prix l’épouser pour avoir des chances d’être promu ou d’abord retenu. Jouait aussi le respect posthume et quasiment religieux pour le Dominicain de Vaux, plus académique pour l’Académicien Dupont-Sommer. Ainsi, on est encore « esséniste » en 2009 dans le cercle étriqué de l’École Pratique des Hautes Etudes. Envers et contre tout, ces gens oublient toujours que ladite thèse a été bâtie à partir d’une brassée de rouleaux, sept au juste. Or, restaient à venir les restes parfois substantiels de quelque neuf cents autres. Dans les années 1990, entre autres, on découvrit une littérature dans la littérature, un vrai corpus d’œuvres de sagesse, et l’on sortait alors d’un quelconque essénisme. On était en présence d’une sagesse un peu particulière, avec la récurrence frappante de la notion de « connaissance » et plus encore de « mystère ». Etc. Le constat de la diversité de la masse des textes exhumés était irrésistible. Aurait-on découvert en premier lieu ce lot de textes dits « de sagesse », on aurait plutôt pensé à la gnose judaïque pré-chrétienne dont déjà, vers la fin du XIXe siècle, le savant juif Fiedländer déclara l’existence, dans les milieux judéo-grecs d’Alexandrie voire ailleurs sur la terre nationale. Quoi qu’il en fût, longtemps tout nouvel écrit déchiffré se trouva comme dogmatiquement décrété d’origine essénienne, ou « sectaire » par ceux qui n’osaient plus dire « essénienne ».

Actu-Philosophia : Votre argumentation repose sur une insistance quant à l’absence absolue de mentions des Esséniens à l’époque contemporaine : « Il n’y a rien, écrivez-vous, sur les Esséniens dans les inscriptions contemporaines. Rien non plus dans aucun des nombreux rouleaux de la mer Morte. »5 D’un point de vue historiographique, cela signifie-t-il une invalidation des sources rétrospectives ?

André Paul : Même nuancée ou modulée, sinon débaptisée comme elle l’est souvent aujourd’hui, la thèse essénienne repose sur une double omission. On prend au premier degré, tel un reflet direct d’expériences réelles, tant les Règles ou autres documents découverts classés toujours comme « sectaires » que les notices de Josèphe sur les haireseis de la nation juive. Or, ce dernier est un historiographe politique, auteur d’abord de la Guerre des Juifs (contre Rome) où se trouve son développement le plus long sur les Esséniens. Il n’a certes pas inventé le genre, déjà connu des Juifs hellénophones. Avec un brio exceptionnel, il lui a donné droit particulier de cité dans une grande œuvre de propagande nationale, présentée d’entrée de jeu comme une apologia, « défense », les Antiquités judaïques. Cette œuvre, il la composa et rédigea vers la fin du premier siècle de notre ère, tandis que les Évangiles canoniques, « biographies » à l’antique elles-mêmes hautement de propagande, en approchaient de la phase ultime de leur rédaction. Josèphe a voulu classer, nommer et décrire selon les règles conventionnelles de l’ethnographie gréco-romaine, quatre groupes représentatifs voire constitutifs de sa propre « nation ». Du marketing politique en quelque sorte ! Car il lui fallait « vendre » à l’oikoumênê ou « monde habité », identifié pour l’heure à l’Empire romain, une nation judaïque défaite, désormais sans État ni Temple ; et de l’idéaliser tant dans ses composantes que dans son histoire. Parmi les quatre groupes, il évoque les Esséniens, qu’il présente comme la quintessence idéalisée de son peuple national. Or de ces gens-là, les Esséniens, si l’on exclut les témoins littéraires somme toute tardifs que sont Pline, Philon et Josèphe lui-même, on ne parle nulle part. Et quand je dis nulle part, ce n’est pas pour autant le vide, car la littérature de l’époque abonde. Aucun des restes des neuf cents rouleaux retrouvés ne mentionne les Esséniens, pas plus d’ailleurs que les trois autres groupes ou « philosophies » chères à Josèphe, les Pharisiens, les Sadducéens et les Zélotes ; les livres du Nouveau Testament non plus, ni l’immense littérature dite rabbinique ; et nulle trace d’Esséniens dans les inscriptions contemporaines. Même sur le plan de la dénomination, les auteurs divergent. Philon parle des essaioi, et Joseph des essênoi, en latin esseni chez Pline. Josèphe a fait des Esséniens l’une des haireseis, « confréries », « familles » philosophiques avec maîtres et disciples, et non « sectes » comme on le dit. Il convient aux chercheurs de prendre d’amples distances par rapport à ces systématisations et à ces embellissements pour ne pas dire idéalisations. La même chose s’impose quant à Philon d’Alexandrie. Je ne dis pas que tout ce qu’écrivent Philon et Josèphe est historiquement faux, loin de là. Néanmoins, c’est à partir de l’œuvre de ces derniers que l’on a construit ce que j’appelle le « mythe essénien », qui a cheminé dans l’histoire jusqu’à nos jours. Les savants qui inventèrent la thèse essénienne de l’origine des rouleaux, dès 1948, ne s’y sont-ils pas eux-mêmes engouffrés ? Les textes de Philon et de Josèphe ont été reçus, copiés et transmis unilatéralement par les auteurs chrétiens, les Pères de l’Église, qui se sont particulièrement intéressés à l’histoire des Esséniens ; ce n’est qu’au XVIe siècle que la communauté juive en aura connaissance, parmi les classiques dont l’imprimerie permettra l’accès.
Une même distance critique serait à prendre conjointement à l’égard des écrits de Qumrân que l’on considère trop comme reflets ou témoins directs, pour ne pas dire techniques, d’une communauté véritable, essénienne ou autre.

Actu-Philosophia : Quel pouvait être l’intérêt pour ces Pères de l’Eglise d’évoquer les Esséniens auprès des chrétiens ?

André Paul : L’intérêt était grand. Je vous donne un exemple. Selon Flavius Josèphe, les Esséniens croyaient en l’immortalité de l’âme, tout comme, d’après lui encore, les réfugiés de Massada. Hyppolyte de Rome, théologien et grand auteur chrétien des débuts du IIIe siècle, parmi d’autres, s’intéressa aux Esséniens. Il connaissait ces derniers par les substantielles notices de Josèphe. Il vit en eux une élite judaïque et un modèle préchrétien ; mais lui les présenta comme croyant non pas en l’immortalité de l’âme mais en la résurrection du corps ; ceci, selon la doctrine chrétienne stricte formulée dans le Nouveau Testament, spécialement par Paul de Tarse (Première Lettre aux Corinthiens, chapitre 15). Ainsi les Esséniens devenaient-ils, tout au seuil de l’ère chrétienne, les annonceurs qualifiés d’une vraie vie dans l’au-delà. On retrouve là le schéma classique de l’accomplissement de l’Ancienne Alliance dans la Nouvelle. C’est dans ce cadre que les Antiquités judaïques de Josèphe intéressaient surtout les penseurs chrétiens : elles servaient d’adjuvant précieux dans l’élaboration de la fameuse et piégée doctrine du « transfert d’Alliance ».Vous savez, l’histoire de la transmission chrétienne des sources antiques est celle de récupérations, d’interprétations et d’actualisations successives où l’opportunisme s’allie souvent à l’imagination (dans certains manuscrits médiévaux, Philon est même présenté comme un évêque !). Élaboré dans le sillage de Josèphe et de Philon, le « mythe essénien », lié de plus en plus à l’ésotérisme, est pour une part le produit d’une telle histoire. Au XVIIIe, dans la mouvance des Lumières et grâce à l’action des francs-maçons, les Esséniens connurent à nouveau un beau succès : ils étaient reconnus comme les antiques francs-maçons, Jésus étant le premier d’entre eux.

Actu-Philosophia : Justement, vous citez souvent les francs-maçons faisant des Esséniens quelque chose comme des adeptes d’une société secrète ; est-ce que les quelque trois textes dont on dispose font penser à une organisation de type société secrète ?

André Paul : À tort plus qu’à raison, l’aspect secret des Esséniens a été beaucoup valorisé et exploité dans l’histoire, depuis la période Moderne surtout ; et ce qui devint populaire chez eux, c’est bien l’ésotérisme. Mais en réalité, en lisant de près les textes, on n’a pas l’impression que les témoins antiques, directs ou indirects, pensaient à une quelconque société secrète. C’est une des raisons pour lesquelles je parle de « mythe essénien », construit tout a posteriori. Vous avez aujourd’hui, aux Etats-Unis et en Amérique latine, des groupes esséniens avec leurs gourous et des adeptes, et même une Essene Church. Ces gens n’ont jamais lu les Manuscrits de la mer Morte, ni même probablement n’en ont jamais entendu parler.

Actu-Philosophia : C’est vrai que pour quelqu’un qui n’est pas familier de ces questions-là, les Esséniens évoquent quelque chose comme une fraternité plus ou moins ésotérique. Mais je voudrais revenir sur un point précis : malgré la divergence des appellations que leur donnent Pline, Joseph et Philon, il n’en demeure pas moins qu’il y a un mot, et que ce mot doit bien renvoyer à une réalité. Y a-t-il donc eu, selon vous, une réalité essénienne ?

André Paul : Il y a certes une réalité, réalité sociale plus ou moins organisée sinon régulée, plutôt moins que plus à mon avis. Les textes spécifiques de Qumrân, la centaine environ que l’on considère encore souvent comme « sectaires » ou « communautaires », quand on ne dit pas « esséniens », sont eux-mêmes le fruit d’une systématisation utopique et littéraire de la part de théoriciens du « vrai Israël », « vrai » car totalement et définitivement « purifié ». Ceux qui essayaient de mener la vie qui suggérait un tel système régulé, comme dans la Règle de la communauté par exemple, se désignaient-ils eux-mêmes comme « esséniens » ? Leurs contemporains les appelaient-ils ainsi ? Le vocable « essénien » ne serait-il pas plutôt un sobriquet a posteriori venu de l’extérieur ? Je suis tenté de répondre par l’affirmative à cette dernière question.

Actu-Philosophia : Un sobriquet ? Pourquoi un sobriquet ? Philon ou Josèphe auraient-ils voulu se moquer de ces groupes ?

André Paul : Non ! Sobriquet n’est pas forcément péjoratif. Je veux dire que si Esséniens il y eut, ce fut la chose et non le mot. Et encore, comme je l’ai dit, il s’agissait sans doute d’une chose imprécise et diversifiée. J’ai tendance à penser qu’on appela ainsi, a posteriori, globalement et de l’extérieur, un assortiment de mouvements « du désert » ; le mot désert peut être symbolique et désigner aussi, en plus du Désert de Juda, tout lieu de retrait, entre autres un quartier circonscrit dans les faubourgs d’une ville, afin d’y vivre plus rigoureusement selon la Loi. Josèphe ne signale-t-il pas un « quartier essénien » à Jérusalem ? Je suis convaincu que ces ascètes retirés, regroupés sans doute en vue d’une vie tendant à être commune, ne se désignaient pas eux-mêmes comme esséniens.

Qu’en est-il précisément de Qumrân ? Durant trois ou quatre décennies, quand des chercheurs, très peu nombreux il est vrai, se risquaient à avancer des thèses « non esséniennes » à propos des manuscrits découverts, ils étaient la cible des pires ripostes et se trouvaient à jamais marginalisés. Aujourd’hui, la situation a changé ; sans unanimité pour autant, car des résistances perdurent. Mon livre récent, Qumrân et les esséniens. L’éclatement d’un dogme, a été fort bien reçu : la presse s’est très largement exprimée et s’exprime encore dans ce sens, d’horizons très divers au demeurant. Mais surtout, nous disposons aujourd’hui de données archéologiques nouvelles. Depuis les années 1990, une nouvelle vague d’archéologues que je dirai libérés a fait revivre l’économie antique de la région de la mer Morte. Pour certains d’entre eux, Qumrân n’était guère un lieu ni sacré ni même communautaire, mais avant tout un complexe agricole voire industriel où ne pouvaient loger que deux ou trois dizaines de personnes. De plus, l’organisation du cimetière adjacent, unique selon la thèse essénienne, perdit de sa spécificité : on en a retrouvé d’identiques ailleurs, ainsi de l’autre côté de la mer Morte. Et il y a le problème des bassins de purification : on n’en trouve pas plus à Qumrân que dans d’autres sites, comme à Jéricho ou Jérusalem ; et là, ils ont la taille normale de bassins de purification, avec deux ou trois mètres cubes d’eau environ. Or, à Qumrân, dans la plupart des cas, on se trouve en présence de vastes piscines, allant jusqu’à 6 mètres de large et autant de profondeur, et plus de 10 mètres de long. La plupart de ces réserves d’eau devaient avoir d’autres usages, profanes à la vérité. La thèse essénienne est donc remise en cause aujourd’hui par l’archéologie, mais il est difficile d’en tirer des conclusions nettes ou définitives. Le mieux est encore de laisser la théorie essénienne évoluer, éclater même, sans pour autant viser pour l’instant un consensus de remplacement.

Actu-Philosophia : Afin de bien comprendre la manière dont vous mettez en doute la thèse essénienne, je souhaite prendre un exemple très précis, caractéristique à mes yeux de l’attribution des manuscrits aux Esséniens à partir des textes de Flavius Josèphe. Entre la Règle de la communauté et les Antiquités judaïques, XIII, 5-9, on a, selon James VanderKam6, une certaine identité idéologique qui repose sur une théologie prédéterministe de l’histoire, sur un Dieu de connaissance à partir duquel tout procède et tout retourne, ce qui invalide, selon Vanderkam, la possibilité d’attribuer ces manuscrits aux Sadducéens ; en quoi cette correspondance ne vous convainc pas ?

André Paul : Je sais que James Vanderkam est un grand connaisseur du judaïsme ancien, pas seulement un spécialiste de Qumrân, ce qui l’avantage énormément. Mais il soutient toujours la thèse essénienne. L’identification que vous rappelez ne me convainc pas pour les raisons que je viens de dire. À trop valoriser les ressemblances, on oublie les différences, bien plus flagrantes désormais au demeurant. Et n’oublions pas la stratégie de communication qui commande tant la rhétorique de Josèphe que celle des théoriciens auteurs des textes vedettes de Qumrân.

Actu-Philosophia : D’accord ; cela m’amène à vous interroger sur le fameux Ecrit de Damas, souvent cité par les historiens, afin de situer historiquement l’origine de ces fameux Esséniens : que devient cet écrit dans votre perspective où les Esséniens, loin d’être un groupe unitaire et cohérent, correspondraient à des réalités différenciées qu’un seul mot désigne ?

André Paul : l’Écrit de Damas est un texte cousin de la règle de la Communauté, moins strict ou systématique sur le plan idéologique ou doctrinal, ce qui l’a fait considérer souvent comme antérieur à la fameuse Règle, « pré-essénien » ou « pré-sectaire » dit-on volontiers. Ici, je rappellerai l’éventail des exemplaires de ladite Règle retrouvés dans les grottes, une bonne dizaine en tout, avec des différences sensibles de l’un à l’autre ; différences pouvant être l’indice, soit de la diachronie des variantes soit au contraire, ce qui est mon avis, de leur synchronie ; car on prend de plus en plus conscience de la diversité des tendances et des courants représentés par l’ensemble des écrits découverts. Après tout, rien n’impose l’antériorité de l’Écrit de Damas. On ne peut nier cependant qu’on y trouve des évocations qui, prises au premier degré, pourraient être soit temporelles soit spatiales : par exemple, on y parle de Damas et l’on y évoque l’Exil. On a l’impression que cette œuvre est plus implantée dans la réalité événementielle. Mais je ne peux pas dire davantage quant à la fiabilité historique des informations, qui peuvent être aussi de caractère symbolique, Damas entre autres. Juste une précision : une des choses intéressants avec l’Écrit de Damas, c’est qu’on le connaissait depuis 1896 : on en recueillit de beaux fragments dans la Guénizah de la synagogue du Vieux Caire mais cela ne fit pas beaucoup de bruit, ni à l’époque ni lors de sa publication en 1910. Il fallut attendre qu’on en retrouve des restes à Qumrân.

Actu-Philosophia : En vous écoutant parler, je pensais à une thèse de Yigaël Yadin, grand tenant de la thèse essénienne, qui faisait du célèbre Rouleau du Temple, l’équivalent de la Torah essénienne. Ce texte, qui est à ma connaissance le plus long rouleau retrouvé, est interprété par Yadin comme le texte de Loi fondamental des Esséniens, instaurant une rigueur absolue des pratiques humaines. Il reconstruit ainsi toute une partie de la spiritualité des supposés Esséniens, et je me permets de le citer : « Pour ma part, je crois que ce rouleau contient ni plus ni moins que la Torah ou loi fondamentale des Esséniens qui vécurent à Qoumrân sur le rivage nord-ouest de la mer Morte. C’était pour eux un livre saint, une partie du canon de ce que nous nommons la Bible, la Torah du Seigneur. De plus, je pense que ce rouleau fut composé par le fondateur de la secte, le vénéré Maître de Justice. »7 Mais là où les choses deviennent intéressantes, c’est que le Rouleau du Temple ressemble un peu aux Esséniens tels vous décrivez : de même que les Esséniens ne sont jamais mentionnés dans des textes censés leur être contemporains, de même le Rouleau du Temple n’est jamais mentionné dans les manuscrits de Qumrân.

André Paul : Yadin est un grand tenant de la thèse essénienne, c’est vrai. Il n’y a qu’un seul exemplaire du Rouleau du Temple, et c’est là-dessus qu’il s’appuie. Je n’ai rien à dire de plus.

Actu-Philosophia : Oui, justement ; la précarité des sources sur lesquelles s’appuie Yadin évoque un peu la précarité des sources sur lesquelles se fonde la thèse essénienne et je trouvais ce parallèle intéressant à mentionner.

André Paul : Vous avez raison. Je rappelle que Yadin était le fils de Sukenik. Il avait une excellente formation d’archéologue. Soldait également, il avait pris un nom de guerre avant 1948. Un autre paradoxe avec Yadin, c’est qu’entre lui et de Vaux, il y a toujours eu des correspondances amicales, qui passaient par Paris pour aller de Jérusalem Est, alors en Jordanie, à Israël. Or, jusque dans les années 1980, il n’y avait aucun juif dans l’équipe des savants en charge du déchiffrement et de la publication des textes. Équipe réunie par le même de Vaux en 1953 et dirigée par lui jusqu’à sa mort en 1971.

B : Ce que les Manuscrits nous apprennent du judéo-christianisme

Actu-Philosophia : J’aimerais à présent passer aux rapports du judaïsme et du christianisme à partir de ce que vous écrivez des manuscrits. Fitzmyer avait, je crois le premier, attiré l’attention sur les correspondances pouvant être établies entre les textes de Qumrân et quelques textes du Nouveau Testament. Par exemple, l’enfance de Jésus telle qu’elle est racontée dans Mathieu et Luc est mise en parallèle avec celle de Noé dans l’Apocryphe Genèse. Dans cette histoire romancée des Patriarches, Noé ne semblerait pas né d’un père humain, sa étant suspectée d’une liaison avec un être angélique. De même, il est souvent fait mention de la troublante ressemblance du fragment 4Q246 avec l’Annonciation de Luc. Vous analysez vous-même ces correspondances, notamment dans la Bible avant la Bible8 où vous relevez les expressions similaires : il est dit « il sera grand », « fils du très haut ils l’appelleront » et « son règne sera un règne éternel »9 Si l’on ne sait pas comment ces expressions ont été transmises, on peut toutefois s’interroger sur le sens à donner à ces correspondances : quel sens auriez-vous tendance à attribuer à ces troublantes similitudes ?

André Paul : Avant de répondre, je voudrais faire une observation générale. Je pense qu’il faut bien voir que les fondateurs du christianisme, qui n’avaient pas conscience de rompre avec une ancienne religion, possédaient une culture qui était celle de tout le monde. Autour de Jésus de Nazareth, vous aviez au fond une troupe, avec un leader, sans doute exceptionnel, et même des interprètes ; et les actions et paroles de tous ces gens sont rapportées par des textes que j’ai qualifiés tout à l’heure de propagande. Les Actes des apôtres, c’est une historiographie de propagande, destinée au monde romain ou gréco-romain tout comme l’œuvre de Josèphe. Entre autres, on y trouve une série de discours destinés à créer et prouver l’antiquité du peuple dit « nouveau » par l’accomplissement des Ecritures, qui elles, sont très anciennes. Le modèle de ces discours vient de Thucydide. Les Lettres de Paul, vues d’un certain côté, sont des pièces de polémique à cibles parfois multiples ; elles veulent éclairer les chrétiens sur la voie de la doctrine dite du Christ, et si besoin les ramener dans le droit chemin de la discipline chrétienne. Culturellement sinon doctrinalement, l’ex-citoyen de Tarse s’insère également dans un courant judéo-grec, lequel charriait bien des choses, y compris de la gnose. Il convient donc de chercher à se départir de cette dimension de propagande inhérente aux textes chrétiens considérés comme les témoins du christianisme des origines. Il faut se dire : privilégions l’accès direct à la société judaïque comme telle en évitant les pièges de la propagande ou de la polémique. Les rouleaux de la mer Morte peuvent nous y aider. Mais, même avec ces derniers, on est dans l’élaboration littéraire, et celle-ci a sa réalité propre qui peut évidemment faire écran ; en plus de règles bien serties, on y trouve aussi de la poésie, de la mystique et même de la gnose. Je dis cela pour qu’on comprenne bien qu’il n’est pas intéressant de se demander quel texte est la source de tel autre. Ce qui compte, c’est ce qui donnait corps et âme à la société comme telle, et non d’abord le résident ou locataire de celle-ci que l’on nommait déjà « judaïsme » (Lettre de Paul aux Galates).

Dans les Évangiles, par exemple, Jésus ne rit jamais. Mais bien évidemment, un homme comme lui a dû vivre comme tout le monde et donc a nécessairement ri (on le fait bien pleurer). Tel Père de l’Église, Jean Chrysostome je crois, affirmera même qu’il n’a jamais ri. Le personnage a donc été façonné pour correspondre à l’image tactique qu’il fallait en donner.

L’essentiel, aujourd’hui, c’est que l’on puisse passer par d’autres sources que des textes institués pour connaître ces héros de l’histoire, leurs actes et leurs paroles. Par exemple, la notion même de Messie ne doit plus être tributaire de textes canoniques, fussent les Évangiles. Avant les découvertes de Qumrân, à la vérité, on ne connaissait rien du Messie dans le sens technique ou fonctionnel, autrement dit personnel du terme, le Messie avec un grand « M » en quelque sorte, dont il n’y a pas trace dans la Bible. On ne pouvait ni ne savait en parler qu’à partir du Nouveau Testament. La lecture d’un certain nombre de textes venus des grottes est venue transformer la situation. Il est possible à présent de faire une approche de la version chrétienne du Messie, Christ en grec, à la lumière de ces témoins directement pré-chrétiens.

Actu-Philosophia : En somme, vous affirmez que l’on reconstruisait a posteriori des figures, celle du Christ par exemple, et des concepts, comme celui du Messie ?

André Paul : Le mot « messie » intervient dans quelques rouleaux, avec un sens précis et circonscrit, mais correspondant à des fonctions distinctes, trois voire quatre : Messie d’Israël, royal, et militaire ; Messie d’Aaron, sacerdotal et prééminent ; peut-être Messie Prophète ou Interprète (de la Loi) et sûrement Messie (sans le nom) céleste, Melchisédech par exemple ou encore le Fils de Dieu. C’est là qu’intervient l’étude de Fitzmyer sur le Fils de Dieu, dont le règne sera éternel. Le texte qu’il étudie, le fameux 4Q246, en araméen, est très proche de l’annonce faite à Marie dans l’Évangile de Luc. Je le cite et commente dans mon livre. C’est intéressant d’ailleurs qu’il soit en araméen, la langue courante du pays et non l’idiome de la Loi comme l’hébreu. Qui est ce fils de Dieu présent en 4Q246 ? C’est là la vraie question. Et que signifie le recours à cette image pour l’annonce mythique ou romancée de la naissance de l’être d’exception qu’est Jésus, fils de Marie ?

Actu-Philosophia : Je vous posais cette question car l’Annonciation de Luc est tout de même ce qui constitue la spécificité du Christianisme : incarnation divine, naissance miraculeuse. C’est donc quelque chose qui est extraordinairement fort si cela même qui constitue le christianisme en sa spécificité est déjà pensé par ces manuscrits et n’est jamais que la marque ou la reprise d’un milieu culturel.

André Paul : Vous dites fort bien les choses. L’identification est tout à fait précise dans le contexte du Nouveau Testament. Dans les manuscrits de Qumrân, vous trouvez aussi un texte sur la figure de Melchisédech, sorte de héros (Messie sans le nom) céleste qui va régner et juger ; et vous en retrouvez l’empreinte rayonnante dans l’Épître aux Hébreux, texte doctrinal d’une densité « christologique » unique dans le Nouveau Testament. Nous constatons donc une dynamique culturelle forte, intéressante à plus d’un titre : elle a nourri la langue et les images, mais aussi l’éthique et jusqu’aux rêves d’une population et d’une société, et il est naturel qu’on en retrouve les effets directs ou réfractés dans les premiers témoins écrits de la réflexion chrétienne.

Actu-Philosophia : N’empêche qu’il est troublant que ça tombe sur l’Annonciation de Luc, qui est un pilier littéraire du christianisme !

André Paul : Là aussi, à propos de Luc, il faudrait revoir les choses. À en juger par les manuscrits de Qumrân, cet évangéliste peut apparaître comme culturellement le plus proche de la culture juive. Ce qui étonnera, car on le présente toujours comme le plus grec des quatre biographes de Jésus. Je renvoie ici à mon autre livre, paru en 2005, La Bible avant la Bible.

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Actu-Philosophia : Quand on vous lit, on trouve d’ailleurs de multiples rapprochements troublants. Ainsi, vous étudiez les sources judaïques de Paul de Tarse, et à l’issue de votre analyse vous écrivez ceci : « On est frappé tant par les similitudes que par les différences entre le message de certains textes de Qumrân et celui de Paul de Tarse. Certes, des deux côtés on reste dans le sillage productif du message biblique sur le salut et sur la grâce. Une inspiration commune semble déterminer la formulation en partie voisine d’une doctrine de la justification. »10 Dans la Bible avant la Bible, vous allez jusqu’à écrire que les manuscrits de Qumrân sont au fond plus proches du christianisme que du judaïsme rabbinique, par le « tout prophétique » qui s’y trouve impliqué : « De ce point de vue, écrivez-vous, les exégètes de Qumrân préparaient le christianisme et non la doctrine des rabbis, commandée, elle, par l’empire de la Loi. »,11 Ces correspondances culturelles font naître une question, un peu annexe, mais qui me paraît importante : la grande proximité entre certains textes de Qumrân et les textes chrétiens ne peut-elle pas nous inviter à aller un peu plus loin et interroger la langue dans laquelle ont été rédigés certains des Évangiles ? Chacun connaît la thèse de Bernard Dubourg mais récemment, a paru un texte de Sandrick Le Maguer12, affirmant à son tour que les Synoptiques avaient été rédigés en hébreu : cette thèse est-elle parfaitement inadmissible ou pouvons-nous l’envisager avec sérieux ?

André Paul : Ce n’est absolument pas sérieux. Voilà une très vieille thèse. Je rappellerai que pour écrire, il faut une culture ou, s’agissant de l’Antiquité, une paidéia de base assortie d’une langue littéraire. Dans mon livre Et l’homme créa la Bible (2000) j’ai traité de ce problème à propos de l’hébreu dit biblique, qu’un savant allemand appelle avec pertinence Bildungsprache, littéralement « langue de construction » mais à la vérité « langue apprêtée ou étudiée », « langue littéraire » si l’on veut. Les auteurs du Nouveau Testament, eux, ont repris d’entrée de jeu le judéo-grec des ressortissants judaïques d’Alexandrie et d’ailleurs, ces gens dont ils accueillirent les œuvres (celles de Philon en priorité) et la langue. Telle fut pour une part leur culture a priori. Grâce à l’apport des traits propres à ce qu’ils appelaient « Évangile » et qui faisait pièce à la Torah, éléments conceptuels ou lexicaux, le judéo-grec devint chez eux le christo-grec, autrement dit la Bildungsprache ou langue littéraire chrétienne. De grands auteurs ecclésiastiques ou Pères de l’Église continueront sur cette voie. En considérant l’histoire proprement culturelle, je suis convaincu qu’il est impossible qu’on ait écrit en hébreu, je dis bien écrit dans le sens littéraire du mot. La littérature chrétienne comme telle n’a été produite ou éditée que lorsqu’on fut à même d’écrire en grec, le christo-grec plus précisément.

C : Une gnose préchrétienne

Actu-Philosophia : Très bien ; nous pouvons à présent passer à la dernière partie de notre entretien, que je souhaite consacrer à la question de la gnose. Vous identifiez dans les manuscrits de Qumrân les prémisses d’une pensée pour le dire très rapidement de type ésotérique. « Les écrits de Qumrân, écrivez-vous, attestent les effets littéraires d’une mystique déjà mûre et bien implantée dans la société judaïque. » Et par exemple, la vision du trône divin telle qu’Ézechiel la décrit est présente dans ces manuscrits. Et là, écrivez-vous, « La grande et belle filière qui mènera plus ou moins directement à la Kabbale existait déjà. On est loin des Esséniens ou de tout mouvement sectaire. »13 C’est doublement intéressant ce que vous écrivez là car vous présentez la précocité d’une pensée de nature initiatique, et en même temps cette précocité vous permet de récuser l’idée d’une origine sectaire de ces manuscrits car si j’ai bien compris on ne peut à la fois imposer une lecture ultra-littérale d’un texte et appeler à son dépassement par l’interprétation dont est capable l’initié.

André Paul : Oui, tout à fait. Ici, il faut reprendre, à la fois valoriser et corriger la thèse de Scholem, éminent spécialiste de la mystique juive. Pour ce dernier, la mystique juive qui mènera à la Kabbale, dimension noble du judaïsme rabbinique, ne commença qu’au IIe siècle de notre ère. Or, selon des textes venus des grottes, ce courant s’exprimait déjà d’une façon éclatante dans la société judaïque pré-chrétienne.

Actu-Philosophia : Vous analysez également la présence d’une gnose au sein de ces manuscrits, notamment dans un cadre prophétique : je vous cite : « Ajoutons une autre particularité de la Gnose : le prophétisme et partant l’inspiration. Pour le judaïsme, ces privilèges avaient pris fin à la mort du dernier des Prophètes ; pour le christianisme, avec la disparition du dernier des Apôtres. Les gnostiques, eux, revendiquaient les vertus authentiques des prophètes inspirés. Ce que l’Eglise des Pères ne pouvait admettre et condamna également avec véhémence. Notons que bien des textes venus des grottes dites de Qumrân proclament le prophétisme et l’inspiration des membres de la communauté idéale, avant tout de son guide suprême, le Maître de Justice. Autre trait à verser désormais au dossier de la gnose préchrétienne. »14
Puis-je vous demander de préciser le sens que vous attribuez à la gnose ?

André Paul : Les éléments gnostiques que l’on peut déceler dans les manuscrits de Qumrân se présentent comme des moyens d’accéder au salut sans la médiation nécessaire des institutions que sont la Torah et du Temple – le Temple, sous toutes ses formes, y compris utopiques, et avec tous ses supplétifs, jusqu’aux plus métaphoriques. Et l’objectif à atteindre n’est pas Dieu mais la « connaissance ». On trouve une formule particulièrement expressive dans L’instruction pour l’homme qui comprend, œuvre capitale dont on a recueilli huit exemplaires à Qumrân : « le mystère de l’être et du destin des choses » ; elle revient trente fois dans cet écrit, visant précisément la connaissance et non Dieu directement. Nous sommes déjà dans la Gnose. Dans ce sens, Philon d’Alexandrie, très marqué par la gnose hellénique, n’est pas réellement gnostique ; il demeure l’un des premiers théoriciens et promoteurs du monothéisme strict. Dieu est chez lui l’objet de la quête éthique, il prime sur la connaissance. Mais en même temps, à côté de « Dieu » l’innommable, Philon concède un deuteros theos, « deuxième dieu », le médiateur céleste ou Logos qui, lui, a bien un nom. Ce faisant, ne fait-il pas écho au demiurgos de Platon, dont on connaît la place et le rôle dans certains systèmes gnostiques ?

Actu-Philosophia : Philon est un petit peu comme Plotin qui, en même temps réfute le gnosticisme et promeut une pensée nettement gnostique.

André Paul : Oui, absolument.

Actu-Philosophia : Je souhaiterais, en guise de conclusion, vous poser une question un peu provocante : vous identifiez des traces de gnose chez Paul : « Il semble bien, dites-vous, que, culturellement, la pensée de Paul se trouvât imprégnée du schéma dualiste (gnostique) que certains théoriciens ou idéologues avaient orchestré jusqu’à l’excès. Mais il l’emploie simplement comme un décor, un horizon de pensée servant de cadre pédagogique à la réflexion et à son expression, chrétiennes, l’une et l’autre. »15 La conséquence immédiate de ce que vous écrivez est évidente : la gnose n’est évidemment pas une réaction au christianisme, elle lui préexiste très largement. Fort bien ; mais allons un peu plus loin : admettons qu’il y ait d’évidents relents gnostiques chez Paul de Tarse, en vertu de sa situation historico-culturelle ; mais là nous sommes obligés de poser une question majeure : si le Christ lui-même n’est pas gnostique, mais si le fondateur du christianisme l’est et développe une pensée qui en est inspirée, alors il y a détournement. La condition pour que le christianisme issu de Paul ne soit pas une contrefaçon du Christ, c’est que le Christ soit lui-même gnostique. Pouvons-nous donc envisager la possibilité que le Christ fût gnostique ?

André Paul : Ecoutez, dans l’environnement de Jésus, il y avait certainement des gens culturellement marqués par la gnose. Ce qui expliquerait pour une part la dimension gnostique des textes de Paul de Tarse. J’avoue que la distinction que je fais entre le fond et la forme, le message et la pédagogie dans l’œuvre de ce dernier peut manquer de rigueur méthodique, et je serais prêt à en débattre.

Actu-Philosophia : Mais le Christ lui-même, peut-on penser qu’il ait été gnostique ?

André Paul : Je ne peux pas dire non. Mais pour vous dire oui, je ne dispose pas d’indices directs, puisque ce que l’on sait de lui passe par le canal littéraire. Dans leur forme élaborée de biographies à l’antique, la composition vraiment littéraire des Évangiles, à mon sens, n’a pas été achevée avant les années 100, 110 voire 120. La première attestation de l’existence d’œuvres écrites appelées « évangiles », vient de Justin, vers 150. Rien avant. Le premier à mentionner les quatre Évangiles, c’est Irénée l’évêque de Lyon, vers 180. Mais pour autant, sous réserve de bien comprendre et interpréter les récits d’expériences mystiques comme la vision post-baptismale, les tentations au désert, la transfiguration et la rencontre du Christ ressuscité, je suis convaincu que ces textes canoniques disent globalement vrai.

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  1. André Paul, Qumrân et les esséniens, l’éclatement d’un dogme, Cerf, 2008
  2. Ibid. p. 9
  3. Ibid. p. 73
  4. Pour nos lecteurs non familiers de ces problématiques, je signale qu’Eleazar Sukenik (1889-1953) fut un des grands archéologue israéliens, organisant de vastes fouilles à Jérusalem et proposant donc la fameuse hypothèse de l’attribution des manuscrits aux Esséniens.
  5. Ibid. p. 76
  6. Je me réfère à James VanderKam, « Les adeptes des manuscrits de la mer Morte : esséniens ou sadducéens ? », in Hershel Shanks (dir.), L’aventure des manuscrits de la mer Morte, Points Seuil, 2002
  7. Yigael Yadin : « Le Rouleau du Temple : le plus long rouleau de la mer Morte », in Shanks, op. cit., p. 143
  8. cf. André Paul, La Bible avant la Bible, La grande révélation des manuscrits de la mer Morte, Cerf, 2005
  9. en particulier p. 131, sq.
  10. Qumrân et les esséniens, op. cit., pp. 104-105
  11. La Bible avant la Bible, op. cit., p. 220
  12. cf. Sandrick le Maguer, Portrait d’Israël en jeune fille, genèse de Marie, Gallimard, 2008
  13. Qumrân et les esséniens, op. cit., p. 56
  14. Ibid. p. 134
  15. Ibid. p. 109
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Ancien élève de l’ENS Lyon, agrégé et docteur en Philosophie, Thibaut Gress est professeur de Philosophie en Première Supérieure au lycée Blomet. Spécialiste de Descartes, il a publié Apprendre à philosopher avec Descartes (Ellipses), Descartes et la précarité du monde (CNRS-Editions), Descartes, admiration et sensibilité (PUF), Leçons sur les Méditations Métaphysiques (Ellipses) ainsi que le Dictionnaire Descartes (Ellipses). Il a également dirigé un collectif, Cheminer avec Descartes (Classiques Garnier). Il est par ailleurs l’auteur d’une étude de philosophie de l’art consacrée à la peinture renaissante italienne, L’œil et l’intelligible (Kimé), et a publié avec Paul Mirault une histoire des intelligences extraterrestres en philosophie, La philosophie au risque de l’intelligence extraterrestre (Vrin). Enfin, il a publié six volumes de balades philosophiques sur les traces des philosophes à Paris, Balades philosophiques (Ipagine).