Entretien avec Michel Puech : Autour de « The Ethics of Ordinary Technology »

Michel Puech, professeur à la Sorbonne, spécialiste de la technologie et des systèmes de valeurs de la modernité, réédite cette année en poche Homo Sapiens Technologicus [Michel Puech, Homo Sapiens Technologicus, nouvelle édition, Le Pommier, 2016.[/efn_note], pour lequel il nous avait accordé [un entretien en 2009. Surtout, il publie un nouveau livre, The Ethics of Ordinary Technology chez un éditeur américain 1 : il y poursuit son projet de définition d’une sagesse adaptée au monde des nouvelles technologies.

J’ai été frappé par une remarque faite dans la réédition du premier livre : que l’homme contemporain est encore un primitif de la technologie. En effet, nous n’aurions peut-être pas un comportement si différent si nous étions des hommes de Cro-Magnon récemment projetés dans le monde contemporain : émerveillés, rendus arrogants par la possession de cette puissance mais désarçonnés par elle. De fait, les nouvelles technologies sont si neuves et sont arrivées si vite que nous pouvons être facilement pris de court. Pourtant, c’est dès aujourd’hui que nous pouvons envisager avec plus de sagesse notre vie dans la « technosphère ». En effet, les technologies s’insèrent dans notre vie ordinaire, elles en font partie intégrante. Mais d’habitude, quand nous pensons « technologie », nous pensons spontanément à des réalisations extraordinaires, dignes de scénarios d’anticipations, exaltants ou effrayants : voyages spatiaux, colonisation d’exo-planètes mais aussi apocalypse nucléaire etc. Il nous manque donc la capacité de penser l’ordinaire lui-même et de réfléchir dans ce cadre aux moyens éthiques de mener notre existence au quotidien, ce que se propose de faire plus précisément le livre américain : « My point is not only to say that there is ethical value in the ordinary but that the ordinary is in itself the key feature of a new kind of ethical value » (page 71). C’est sur cette valeur de l’ordinaire que repose la technoéthique telle que la définit Michel Puech, ainsi qu’il l’explique dans cet entretien.

Je remercie Michel Puech pour sa disponibilité dans la mise en forme de cet entretien et pour ses explications toujours aussi enrichissantes.

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Nouvelles technologies, vieille technophobie

Actu-philosophia : Pourquoi publier ce nouveau livre, The Ethics of Ordinary Technology (EOT), chez un éditeur américain ?

Michel Puech : Aujourd’hui, toute la littérature importante sur la philosophie de la technologie est en anglais. Les bibliographies de cours que je donne à mes étudiants sont majoritairement anglo-saxonnes. Un étudiant qui ne lit pas l’anglais ne peut pas être au point dans ce domaine. Quand l’éditeur Springer publie un volume sur la philosophie de la technologie française, il le fait en anglais, et aux Pays-Bas. Et ceux qui ont lu Homo Sapiens Technologicus (HST) sont surtout des collègues étrangers qui discutent mes hypothèses en anglais.

AP : J’ai l’impression que les publications en France sur ce sujet sont majoritairement critiques envers la technologie. Par exemple, récemment le livre de Jean-Michel Besnier, L’Homme simplifié [Jean-Michel Besnier, L’Homme simplifié. Le syndrome de la touche étoile, Fayard, 2012. Lire [un compte-rendu sur ce site.[/efn_note].

MP : Je connais bien Jean-Michel Besnier qui est un collègue depuis longtemps et je m’entends tout à fait bien avec lui. C’est lui qui dirige la collection où est paru HST.
Prenons une définition que j’aime bien de technophile et de technophobe. Les technophobes ont un a priori négatif sur les nouvelles technologies. Éventuellement, ils peuvent les adopter. Mais a priori, ils y voient des sources de problèmes. Le technophile, a priori, y voit des potentiels. En ce sens-là, c’est vrai, la quasi-totalité des auteurs français mais aussi allemands sont technophobes. Moi je veux être technophile, comme la majorité des Américains, des Japonais, des Néerlandais ou des scandinaves.

AP : D’où vient en France cet a priori technophobe ? D’une méfiance générale envers ce qui n’est pas « littéraire » et d’une sorte de panique face à un monde qui a évolué trop vite et sur lequel manquent des outils intellectuels ? La technologie est souvent considérée comme une menace.

MP : C’en est une. La réponse à votre question est peut-être celle-ci : une mentalité de « citadelle assiégée » du monde culturel face au monde de la science et de la technique, parce que la France était une des puissances culturelles dominantes de la modernité et qu’elle n’a pas réussi à devenir la puissance scientifique et technologique dominante, et du coup, sur le plan international et sur le plan intérieur, le monde intellectuel se retrouve dévalorisé par rapport au monde scientifique et technique. On le voit bien dans les choix d’études. Il y a donc une réaction de base du prof de philo face à cela, et déjà chez Bergson : une mentalité de citadelle assiégée devant la science, la technologie, la modernité. Il y a deux couches en général quand on creuse les philosophes français : une couche bergsonienne et une couche marxiste ou simili-marxiste, ce que j’appelle le logiciel des années 1970, qui marche toujours partout dans les sciences humaines et sociales. On a l’idée que la science et la technologie sont globalement des formes d’oppression par le Grand Capital. Il y a donc un problème insoluble, universel, qu’il faut résoudre d’abord génialement de manière théorique, puis par la révolution. Et en attendant, les théoriciens en question vont toucher leurs salaires de chercheurs-fonctionnaires parce qu’en pratique, il n’y a rien à faire. On va acheter des Apple MacBooks et des Samsung dernière génération parce qu’il est inutile de changer la réalité concrète autour de nous, tellement le problème est grave.

AP : Dans cette technophobie, il y a aussi une couche heideggerienne.

MP : A mon avis, du point de vue de l’historien de la philosophie germaniste que j’ai été, c’est largement du Bergson. En gros, c’est une résistance aux mentalités rationalistes et techniciennes, au nom d’un indicible grandiose, intérieur et psychologisant… L’heideggerianisme français est souvent un vernis sur un bon vieux spiritualisme, souvent mâtiné de religion. Comme chez Heidegger lui-même, la mystique est largement une couverture de la religion.

AP : Au fond, il n’est pas vraiment possible d’être neutre par rapport à la technique. Soit on est technophile, soit on est technophobe, mais on ne peut pas être « techno-neutre ». On ne peut pas ne pas se sentir concerné.

MP : Je pense que oui, tout comme on ne peut pas être ni optimiste ni pessimiste de tempérament. Pourquoi ? Parce qu’il s’agit de préjugés. Le mot est négatif, mais on peut dire, comme nos amis phénoménologues, qu’il s’agit d’une « préemption de valeurs ». C’est une attitude, qui est soit ouverte et dynamique, soit réactive. Les gens ont une attitude comme cela dans la vie. Cette attitude est préalable et comme elle est préalable, elle est orientée. Prenons l’exemple d’une technologie que je ne soutiens pas : Facebook. On peut essayer de la prendre de façon constructive. Ne pas être a priori contre, l’observer, l’expérimenter, l’évaluer et ensuite décider qu’elle n’est pas bonne. Alors on ne l’utilise pas et on assume de dire ce qu’on lui reproche. Mais on l’a d’abord adoptée avec un préjugé optimiste, en étant technophile. Malheureusement, après, on se rend compte qu’elle ne nous va pas. Ou au contraire, on peut avoir un préjugé technophobe et se rendre compte que ce n’est pas si mal, par la suite. Il est clair pour moi qu’il n’y a pas de position neutre. Dans mes conférences, je défends l’idée que les gens qui disent que technophilie et technophobie sont des mots qui ne correspondent à rien, sont technophobes ! J’aime mieux assumer d’être optimiste, essayer d’être constructif, reconnaître qu’il y a des choses qui ne marchent pas mais essayer de les faire marcher.

AP : Le technophobe aura au contraire tendance à dire que les risques sont trop grands par rapport aux gains.

MP : Oui, il peut y avoir cela, mais le discours peut être beaucoup plus simple que cela. Car vous n’avez pas l’air au courant, mais il y a un complot du Grand Capital. Toutes les maladies qui se développent, même l’autisme, sont liées aux nouvelles technologies ! Tout cela venant de l’Internet et des Américains… Cela a beaucoup de poids. Quand vous étudiez Amazon ou Google, il y a un tel filtre de lecture par l’économie politique qu’on voit assez peu la réalité. Aucun théoricien n’a l’air de se rendre compte qu’Amazon apporte des livres, pas chers, n’importe où en France, et qui plus est, tous les livres du monde ! C’est tout de même capital ! Au contraire, on s’intéresse énormément aux gens qui travaillent dans les entrepôts et qui sont en effet sous-payés ou aux indiscrétions numériques d’Amazon. C’est une lecture où les éléments d’économie politique et les thèmes de la surveillance sont mis sur le devant de la scène, et où la simple réalité matérielle et culturelle du service est considérée comme secondaire. Cette déformation est gravissime. Elle est due au poids des analyses d’économie politique, beaucoup trop lourdes par rapport aux réalités.

AP : Si j’achète sur Amazon, j’aurai un service rapide, fiable mais en même temps, je dois assumer que je contribuerai à l’exploitation de ces employés dans les entrepôts.

MP : Tout à fait. Mais tout ce que vous portez, de vos chaussures jusqu’à votre téléphone, est probablement fabriqué en Chine par des gens beaucoup plus exploités que les gens d’Amazon au dépôt d’Orléans ! L’employé chinois doit gagner 10% du salaire d’un employé français, et subit des conditions de travail beaucoup plus dures. C’est incomparable ! Or, avoir des livres et des produits culturels, c’est beaucoup plus important qu’avoir des tennis neuves tous les ans. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de problèmes. Je dis qu’on a une vision totalement disproportionnée des problèmes à cause de filtres idéologiques et technophobes. Et derrière ces filtres, il y a un élément de politisation qui date du 19ème siècle et qui est catastrophique.

AP : En revanche, comme vous le disiez, vous jugez Facebook négativement.

MP : Dans ma construction personnelle, Facebook ne m’apporte rien de suffisamment positif pour que je le mette devant le négatif, c’est-à-dire les manipulations commerciales et la surveillance qu’il y a derrière, que je dénonce complètement. Là, j’ai l’impression qu’on peut maitriser cette évaluation. Pour pas mal de jeunes au contraire, elle est positive. C’est leur problème. La solution n’est pas de diaboliser Facebook, c’est juste, en ce qui me concerne, de ne pas l’utiliser, y compris quand cela arrangerait les autres que je l’utilise.

AP : Cela me rappelle un article récent qui affirmait que Facebook nous rend malheureux. On a tous dû sentir cela un jour : comme mes amis ne mettent sur leur profil que leurs photos de vacances, d’apéros et de soirées, j’ai l’impression qu’ils sont heureux, que leur vie est merveilleuse, alors que moi, j’ai mes soucis, ma petite vie banale et je me sens privé de tout ce bonheur dans lequel eux baignent au quotidien…

MP : Oui, il y a cet aspect négatif de l’exhibitionnisme narcissique. On peut très bien choisir de ne pas y tomber. Et la comparaison avec Amazon est vraiment facile à faire. Que m’apporte Facebook en positif et en négatif et qu’opère-t-il dans le monde en positif et en négatif ? Comparons avec Amazon et évaluons-les. Mais il faut évaluer les réalités et pas les options idéologiques.

Les technologies ordinaires

AP : D’où vient que nous soyons si désemparés face à la technologie ? Vous parlez dans HST des promesses de la technologie pour demain ou l’après-demain (la voiture de l’an 2030 etc.). Vaudrait-il mieux cesser de croire à ces promesses et abandonner ce que Christopher Lasch appelle « l’idéologie du Progrès » 2 ?

MP : Je pense que c’était vrai au 20ème siècle. On attendait ce qu’on aurait pour l’an 2000 et on ne l’a pas eu. L’erreur a été de chercher à prévoir le progrès. Le progrès, c’est ce qu’on ne prévoit pas. Si on pouvait prévoir ces progrès, on les ferait. Si quelqu’un peut prévoir ce que sera la peinture dans dix ans, c’est lui qui va la faire.

AP : C’est tout à fait ce que dirait Bergson ! 3

MP : Exactement, le progrès c’est la nouveauté ! Par exemple nos téléphones mobiles, qui sont des outils absolument extraordinaires grâce aux potentiels qu’il y a derrière : Amazon par exemple ou Google Maps, les traductions, le Web etc. Tout cela, personne ne l’avait prévu. C’est un progrès plus substantiel que d’aller sur la Lune (ce qui n’a aucun intérêt) ou les voitures à lévitation (peut-être parce que la quantité d’énergie nécessaire pour cette technologie inutile serait énorme).

AP : Mais le travail de l’ingénieur ne consiste-t-il pas justement à prévoir la nouveauté et à l’inventer ? Il cherche à savoir de quoi demain sera fait et il essaye de le réaliser aujourd’hui.

MP : Exactement, il essaye d’anticiper. Mais tout dépend de quel ingénieur vous parlez. Normalement, un ingénieur ne fait pas des rapports sur ce que sera la voiture ou le téléphone de demain (il peut le faire, mais pour les journalistes ou pour avoir des subventions). De plus en plus, il étudie les voitures et les téléphones d’aujourd’hui. Le vecteur d’innovation, qui est l’imagination du progrès, passe par ce que j’appelle la réalité, tout simplement : les usages, c’est à dire ce que les gens font et ce que les gens ont réellement envie de faire.

AP : Mais ce que les gens feront ou voudront demain, on ne peut pas le prévoir.

MP : On ne peut pas le prévoir d’en haut mais on peut le sentir d’en bas. Ceux qui ont innové, qui ont créé les grands succès sont des gens qui innovaient à partir du bas : Steve Jobs, Bill Gates ou Mark Zuckerberg n’ont pas leurs diplômes d’ingénieurs. Ils n’ont pas fini leurs études ! Vous parliez des ingénieurs, mais justement : les grands inventeurs ne sont pas des ingénieurs. Steve Jobs a compris que les gens veulent avoir un objet très beau, très qualitatif et cher ! C’est génial et ça marche ! Il était obsessionnel et il imposait à ses ingénieurs des choses très précises : aucun bouton en relief, pas de vis apparente… Il part du bas, c’est à dire de la perception de l’utilisateur. Les SMS sont aussi un bon exemple. Personne n’a prévu leur succès, ni celui de la téléphonie mobile ni celui d’Internet. Les gens qui réussissent s’appuient sur les usages réels, ce que j’appelle l’ordinaire : les rapports ordinaires avec les technologies. Or, les voyages sur la lune, les voitures magnétiques n’ont rien à voir avec les usages ordinaires. Ce sont des fantasmes d’ingénieurs et en effet, le progrès ne réalise pas les fantasmes des ingénieurs. Par contre, il réalise les besoins qu’on savait qu’on avait (parler aux gens qui sont loin, téléphoner gratuitement, ça les gens savaient qu’ils avaient ce besoin). Avoir un taxi rapide, sympa et pas cher est aussi un besoin conscient. Le progrès réalise aussi les besoins qu’on ne savait pas qu’on avait : Google Maps par exemple, qu’on mettait au mieux dans une fiction lointaine. Je viens des années 60-70, vous m’auriez dit que tout le monde aurait à peu près gratuitement dans sa voiture un appareil où en pressant un bouton, je vais pouvoir être guidé par une charmante voix qui me dira : « à la prochaine, tournez à droite » etc. ! Personne n’aurait cru à l’époque que c’était possible de le faire. Jamais les informaticiens n’auraient prévu qu’on puisse avoir ce service sur son téléphone, sans payer, service qui, si on se trompe de route, recalcule le trajet et dont la voix vous dit : « Au prochain rond-point, prenez la troisième sortie »…

On ne peut pas dire que le progrès est décevant. Il suffit de réfléchir sur notre vie réelle. Sauf si on se prend la tête dans un cours pour se demander si le progrès est vraiment un progrès, là on va pouvoir aligner des raisonnements sans problème. Mais dans la vie réelle, on sait très bien qu’on bénéficie de choses ordinaires et qui sont importantes parce qu’elles sont ordinaires. C’est vrai par exemple qu’il n’y a toujours pas de médicament miracle contre le cancer, mais nous avons les technologies de base qui maintiennent notre santé, qui améliorent la qualité de l’air que nous respirons, qui est bien meilleur que l’air encrassé de charbon au 19ème siècle. Ces technologies sauvent probablement beaucoup plus de vies que le traitement miracle contre le cancer n’en sauverait, en termes d’années de vie et de personnes concernées. Mais habituellement on ne voit pas l’ordinaire.

Peut-on se passer du sacré ?

AP : Beaucoup de discours sur la technologie sont d’abord des plaintes par rapport à ce qu’on n’a pas ou viennent de la peur quant aux dangers, réels ou supposés, des innovations. La peur des OGM par exemple, qui vient sans doute en bonne partie d’un manque d’informations à ce sujet. Beaucoup de gens pensent que parce qu’on « modifie » la nature et qu’on fait du blé « artificiel » (c’est-à-dire génétiquement modifié), on va engendrer des catastrophes…

MP : Le blé lui-même ne pousse pas naturellement ! Un autre de mes combats porte sur le sacré. On critique les OGM au nom d’un sacré de pacotille, qui est adossé à un sacré véritable, qui est celui des religions. On sacralise le génome, parce qu’on sacralise aussi le génome humain, l’ADN humain. On a un socle de sacré mal assumé. Dans les législations, on parle de droits du génome.

AP : J’ai l’impression que plus la technologie pénètre vers le coeur du vivant, plus on tente de faire reculer l’espace sacré inviolable. Y a-t-il encore des choses aujourd’hui qui mériteraient d’être sacrées ou bien faut-il renoncer à cette idée de sacré, en considérant qu’elle est foncièrement superstitieuse et obscurantiste ?

MP : C’est une bonne question. A ce sujet, je serais pour l’option libre. Je serais pour qu’on puisse en discuter : ou bien on dit que la notion de sacré, c’est-à-dire de valeurs inconditionnelles, est une notion dangereuse, parce que tout ce qui est inconditionnel est susceptible de devenir stupide et violent. Et cela, l’histoire nous l’a vraiment montré et nous le montre encore. Alors on renonce à l’idée de sacré et on dit que tout est discutable. C’est d’ailleurs ce que dit le transhumanisme : il n’y a pas de limites, pas de frontière et on ne peut pas empêcher les gens d’essayer. Ou bien on dit qu’il peut y avoir et éventuellement il doit y avoir des valeurs communes, des valeurs ultimes, mais il faut les discuter. Il faut qu’elles soient claires et il faut faire attention qu’elles n’importent pas une trop grande stupidité ni de la violence. Elles ont malheureusement tendance à faire ça.
Mon intuition, en éthique de la médecine par exemple, est que cela va se dissoudre dans les vapeurs de l’abstraction. Quand vous êtes face à un choix de traitement ou à une décision d’euthanasie, vous êtes face à des réalités ordinaires. La maladie, la mort, le traitement ne sont pas des abstractions. On ne parle pas de sacré : on se demande si on va pouvoir soulager votre douleur, jusqu’où, jusqu’à quand, avec quels types d’effets secondaires. Comment traiter une personne en fin de vie atteinte d’Alzheimer. Je veux bien discuter de cela, participer à des décisions, élaborer des notions, mais dans ces discussions, il n’y a pas de problème de sacré. Et si on en importe un, à mon avis, on importe de la stupidité, des blocages, de la domination, ce qui va amener de la violence.

AP : Une originalité de votre réflexion est d’essayer de penser l’éthique autrement qu’en termes de limites. Un des réflexes de l’éthique institutionnelle est de chercher à poser des limites : « ça va trop loin, ça va aller encore plus loin, alors il faut poser des limites. On a déjà fait beaucoup de concessions à la technique, mais maintenant, stop ! ». Mais si on enlève toute idée de limites, est-ce qu’on ne va pas… dépasser les bornes ?

MP : La bonne idée serait de distinguer les limites imposées par du sacré, qui sont en fait imposées par de la domination, et les limites assumées. Entre ne jamais boire d’alcool parce que c’est interdit par le sacré, et boire autant d’alcool qu’on veut sans aucune limite, on peut choisir de se situer entre les deux. C’est une problématique moins de limites que de ce que j’appelle la « construction de soi ». Celle-ci va être évolutive, réfléchie, pas imposée et elle va être corrélée avec d’autres valeurs. Cette réflexion est constructive et individuelle. Elle porte sur ce que je veux être, y compris dans mon état de santé. On peut assumer de dégrader son état de santé. Un de mes exemples est le cancérologue qui fume. Je n’ai strictement rien à lui dire. Les médecins qui boivent trop d’alcool, il y en a. On ne peut pas leur interdire de boire de l’alcool. Le problème est la façon dont ce médecin s’est construit. Il aurait pu se construire mieux mais selon moi, il a le droit de se construire comme il le fait, s’il le fait de manière consciente. Il n’y a pas de limites à lui imposer de l’extérieur. La question est celle de la construction de soi, en lien avec des références de valeurs et de ce qui est mis comme moyens à notre disposition, y compris la drogue, l’argent, le pouvoir… Il faut éduquer les gens. Mais une fois qu’ils sont informés et éduqués, on n’a plus rien à leur dire.

AP : Mais que faire dans ce cas pour quelqu’un de notre entourage, dont on voit qu’il se fait du mal ? On ne peut pas toujours dire : il boit trop mais c’est son éthique à lui, on doit la respecter. N’est-ce pas dans ce cas une démission morale de « respecter » les choix d’autrui ? Et n’y a-t-il pas un devoir d’aller voir la personne, au moins de lui parler ?

MP : Tout à fait. Il s’agit d’abord d’un devoir d’éducation, qu’on remplit très très mal, et qui ne s’arrête pas aux jeunes. La plupart des adultes ont d’énormes besoins éducatifs, qui ne sont pas satisfaits ! On a besoin d’éducation et de quelque chose comme une collaboration éthique.

AP : Mais il est difficile de pratiquer cela sans retomber dans les habitudes d’impositions de normes et d’interdits.

MP : Est-ce difficile de pratiquer cela ou est-ce difficile de le théoriser ? Si vous parlez de normes comme l’interdit, pour moi vous vous situez dans la catégorie « domination », par opposition aux vertus que je défends, comme la bienveillance. Il est certain qu’il y a une dérive possible de la bienveillance vers la domination. Souvent les religions appellent « bienveillance » ce qui est en fait de la domination. En pratique, on peut ressentir si soi-même ou si l’autre est bienveillant ou dominateur. Dans le cas où quelqu’un abuse de substances, on doit « interfacer » avec lui avec bienveillance, parce que l’aider dans sa construction de soi, c’est aussi pratiquer pour soi-même une bonne construction de soi. Mais le problème qui se poserait en parlant en termes de limites – et je ne parle même pas de sacré – serait celui de la domination. On détournerait le sens de cette bienveillance. On en abuserait pour en profiter, ce que les humains tendent à faire toujours et partout.

Je distingue pouvoir sur les choses (technique), pouvoir sur les hommes (politique), pouvoir sur soi (éthique). Avec l’alcoolisme par exemple, la première réaction sera de chercher une solution technologique : il n’y a qu’à trouver un médicament qui empêche de boire ou qui empêche les dégâts. Puis la deuxième solution (on ne va quasiment jamais plus loin), sera la domination : il n’y a qu’à l’interner, l’empêcher de boire, le sevrer, le rééduquer sous contrainte. On n’envisage presque jamais la troisième solution, qui n’est pas technologique, qui n’est pas politique, qui est éthique. Comment est-ce que l’action sur soi, le pouvoir sur soi, qui est la voie de la sagesse, peut intervenir ? A mon avis, c’est en renforçant le pouvoir sur soi de l’adulte. S’il est adulte et conscient, malgré l’addiction qui limite son pouvoir sur soi, sa liberté, sa responsabilité, la bienveillance est d’intervenir sur son action sur soi. Ce n’est pas lui cacher les bouteilles. On peut l’aider en entrant en empathie, en harmonie dynamique avec l’action qu’il mène lui-même sur lui. Parfois, ce n’est pas possible. Dans ce cas, on fait preuve d’humilité, qui est une autre vertu que je défends. On ne peut pas transformer la vie des autres. Mais transformer la vie des autres est déjà une question moins prioritaire que de gérer sa propre vie.

Le souci de soi, le pouvoir sur soi

AP : Vous parlez à la suite de Foucault du « souci de soi », en lien avec la notion de care, mais celle-ci est généralement entendue au sens de soin des autres.

MP : Oui, je pense que le self-care est plus important. Car le care apporté à autrui est très souvent dans une logique de domination directe (matérielle) ou idéologique (qui est une des pires formes de domination). Alors que le soin de soi est dans une logique qui n’est pas pervertie par la domination.

AP : Justement, comment faire pour que le pouvoir sur soi ne soit pas une forme dérivée du pouvoir sur les choses ou sur les hommes ? N’y a-t-il pas un risque de vouloir se maîtriser totalement, en considérant par exemple son propre corps comme une machine qui doit parfaitement obéir ?

MP : Bonne question. On peut, dans la relation à soi, être influencé par la domination sur les choses et par la domination sur les autres. Avoir un modèle politique de rapport à soi : vouloir au moins un esclave qui est soi-même. Ou se forger son corps comme une machine parfaite, dans une logique d’optimisation. Une espèce de stoïcisme délirant…

AP : Ou hédoniste : vouloir obtenir de son corps le plus grand nombre de plaisirs et de jouissances au cours de sa vie, comme une machine qu’on exploite au maximum, par l’alcool, le sexe etc.

MP : Oui, j’y pensais aussi. C’est pourquoi il est très intéressant de se demander ce qu’il y a de spécifique dans le pouvoir sur soi, qui n’est pas dérivé du pouvoir sur les choses ou sur les autres. Dans le transhumanisme, il y a un soin de soi parasité par le pouvoir technologique.

AP : Pour autant que je comprenne, les transhumanistes ont l’air d’attendre tout de la technologie. Un de leurs arguments, qui est séduisant, est de dire qu’on n’aurait jamais imaginé il y a un siècles les progrès technologiques actuels (greffes, thérapies géniques etc.). Donc on ne peut pas savoir ce qui sera possible demain (dans un siècle) et surtout on ne peut pas poser de limites a priori. Demain, pourquoi pas l’immortalité ?… [A ce sujet, voir le livre de Vincent Billard, Geek Philosophie, Presses de l’Université de Laval, 2013. Lire [un compte-rendu sur ce site.[/efn_note]

MP : On peut dire qu’il y a l’idée d’un pouvoir technologique, celui de prolonger indéfiniment la vie. Avec une facture, tout de même, qui sera ou financière ou matérielle. A quoi est-ce qu’on ressemblera ? Que faudra-t-il supporter comme prothèses ?… Cette question est déjà intégrée dans les traitements médicaux : le traitement vous propose une solution technologique, que vous pouvez accepter d’intégrer ou non à votre self-care. Et les gens refusent des prothèses, comme les sourds qui préfèrent rester sourds qu’avoir un implant cochléaire. Mon cancérologue fumeur est aussi comme cela : il a une non-technologie très simple qui est d’arrêter de fumer. Il a un moyen matériel d’optimiser son soin de soi qu’il n’utilise pas. De même pour les prothèses : Gandhi n’a pas voulu faire soigner ses dents, il ne pouvait quasiment pas manger. Il était édenté. Alors qu’on peut remplacer les dents ou les cheveux, certains ne veulent pas. Ce sera pareil pour l’immortalité. Sans compter les risques des interventions chirurgicales nécessaires pour cela. Quand on voit les risques qu’il y a déjà pour des opérations ordinaires pour prolonger la vie, on peut se dire que dans l’option transhumaniste, il y aura beaucoup de gens qui mourront d’avoir voulu prolonger leur vie ! Sans parler de la faisabilité technique : comment le transhumanisme assure-t-il l’immortalité en cas d’accident d’avion, de conflit nucléaire ?

Je pense qu’on peut bien distinguer d’un côté le soin de soi éthique, dans lequel il peut tout à fait y avoir acceptation de la mort et dans certains cas, que je respecte, le souhait de la mort et d’un autre côté, les savoir-faire technologiques qui élargissent notre possibilité de choix. Le transhumanisme ne pourra pas se résumer à la prise d’une pilule pour être immortel. Ce sera des opérations lourdes, des prises de médicaments incessantes. Raymond Kurzweil, le maître à penser des transhumanistes, est fier d’avoir des perfusions en permanence. Il raconte dans ses livres qu’il passait il y a quelques décennies une journée par semaine dans une clinique où on lui faisait plein d’injections et où il devait prendre des tonnes de médicaments.
Mais je ne crois pas que les savoir-faire remplacent automatiquement la décision éthique. Ce sont des logiques ordinaires, pas des logiques de frontière sacrée. Par exemple, on dit qu’on veut perdre son petit ventre, que faut-il manger ? Supposons que l’ordinateur puisse vous dire précisément quoi manger : juste un jus d’orange le matin, pas de gras à midi etc. Au bout d’un moment, on peut se dire qu’on préfère avoir son petit ventre et assumer un certain IMC (Indice de Masse Corporelle) sans trop se priver. Ce sont des logiques ordinaires, comme la transaction entre prendre du ventre et boire moins de bière, ou entre devenir sportif et prendre des médicaments pour être plus musclé. A chaque fois, il faut se demander si moralement, on est prêt à l’accepter. Les vrais potentiels technologiques sont ordinaires, pas extraordinaires (les voyages sur la lune).

Technosphère et dépendance

AP : Dans EOT, vous qualifiez notre environnement technologique de « pervasive ». Comment traduire cet adjectif anglais ?

MP : C’est un terme utilisé par les informaticiens, qui ne le traduisent pas. « Pervasif » veut dire : qui se diffuse partout de manière quasiment irrésistible.

AP : Ce qui pour un technophobe est le caractère même de la menace invisible mais omniprésente que représente la technologie. Alors que pour vous, cette « pervasivité » est positive.

MP : Oui car elle descend vers l’ordinaire. La vraie modernité a produit l’Internet, le téléphone, peut-être demain l’éolien ou le solaire individuel, qui se diffusent partout. Et cette diffusion permet des logiques démocratiques et transnationales par exemple. En Chine, c’est vrai depuis quinze ans. En Afrique (je cite quelques études dans le livre), il y a énormément de téléphonie mobile depuis dix ans et cela révolutionne leur économie et leur vie privée. En ce sens, le pervasif est une qualité. Il est un nouveau régime de la technologie (au sens du régime d’un moteur) qui se développe totalement en-dehors des canaux institutionnels.

AP : L’homme est toujours dépendant de ses technologies. En bâtissant un nouvel environnement technologique (la technosphère, l’infosphère) et en considérant que tout cela est ordinaire, n’y a-t-il pas un risque d’oublier cette dépendance et de croire que tout cela est « naturel » ?

MP : Est-ce que vous diriez cela pour le pain ou le vin ? La fermentation est une technologie très sophistiquée. Le four et la meule aussi. Mais tout cela est tellement ordinaire que c’est devenu complètement « naturel ». Par rapport à votre question : quel est le danger avec le pain et le vin ? Où est le danger exactement ?

AP : Qu’on ne se rende pas compte de ce que cela coûte d’avoir Internet, des ordinateurs, de ce que cela demande au quotidien comme travail et comme moyens (les salles de serveurs par exemple) et qu’on devienne donc capricieux, incapable de supporter la moindre frustration. Quand mon smartphone tombe en panne, cela me rend dingue, alors qu’il y a vingt ans, le téléphone mobile n’existait même pas !

MP : Oui, il y a une dépendance. Celle-ci nous caractérise comme humains. L’écosphère dont nous avons besoin comme humains depuis toujours est beaucoup plus exigeante que l’écosphère naturelle. Les merveilles de la création comme les cafards peuvent vivre dans n’importe quelles conditions. Les scorpions peuvent survivre à une explosion nucléaire et les bactéries n’en parlons pas, elles seront toujours une forme de vie dominante etc. Mais nous, pas du tout. Nous sommes beaucoup plus fragiles car nous sommes beaucoup plus performants. Par exemple, nous sommes dépendants de l’oxygène, qui est « artificiel«  en un sens (fabriqué par des êtres vivants, notamment des algues). Et nous ne pouvons pas nous en passer. Aujourd’hui, nous sommes devenus dépendants au pain, à l’électricité ; les grandes sociétés sont devenues dépendantes aux data. Mais c’est quasiment une définition de l’humain : il construit son environnement, dont il devient dépendant mais qui lui permet d’être performant, au sens le plus général. Depuis lire Proust jusqu’aux matchs de foot, tout ce que nous faisons repose sur le fait qu’il y a du pain, de l’électricité etc. La dépendance par rapport à ce que j’appelle écosphère et technsosphère n’est pas seulement une limitation : elle est un facteur d’humanisation. Tout comme apprendre à marcher debout ou apprendre le langage nous coûte énormément, mais sans cela, nous ne serions pas humains. Pour les parents, il y a un investissement énorme pour apprendre aux enfants à marcher, à parler, puis à parler correctement ! Et nous ne sommes pas plus dépendants de l’électricité ou de l’électronique que nous ne sommes dépendants des apprentissages naturels depuis toujours.

AP : Dans le transhumanisme, il y a peut-être cette volonté de se défaire de toute dépendance.

MP : Sauf d’une seule, celle de la technologie. Ce qui me frappe chez les transhumanistes est leur peur et même leur haine du corps, de la biologie, de la mort. Il y a chez eux une idéologie « platonicienne » (au mauvais sens du terme) d’échapper à la matière.

AP : Platonicienne ou même gnostique.

MP : Ils sont très biophobes [Voir cet article [« Technophiles contre technophobes, biophiles contre biophobes, un essai de définition ».[/efn_note], alors que les imperfections et les limites imposées par la biologie font pour le moment partie intégrante du sens de la vie humaine.

AP : Pourtant, la technologie a bien pour but de réparer ou au moins de compenser ces imperfections.

MP : Oui mais la notion d’imperfection demande à être définie d’après des normes et de façon évolutive. Une prédisposition génétique aux maladies cardiaques ou au cancer est une « imperfection », oui. Mais un manque de sensibilité à la musique, est-ce une imperfection qu’il faudrait corriger avec une pilule ? Prendre des médicaments pour courir plus vite et rapporter des médailles, est-ce se perfectionner ? La technoéthique telle que je l’entends a pour but de définir les normes d’acceptabilité et d’aider à éclairer les décisions individuelles. A la limite, cela ne me dérange pas que des gens veuillent des piqûres ou des cachets pour nager plus vite, mais cela ne m’intéresse pas de les regarder. Je n’ai aucun respect pour eux. Pour moi, ils souffrent d’une addiction pathologique.
Les choix individuels ne sont pas déterminés par la mise à disposition technologique. Vous pouvez être favorable à l’interruption de grossesse, au fait qu’elle soit autorisée et remboursée mais ne pas en vouloir pour vous si vous êtes une femme et privilégier la contraception. Ce qu’on saurait faire, ce sont des évaluations ordinaires portant sur son propre comportement, ce qui donne du sens et de la valeur à la vie qu’on se choisit. Mais on oublie de recourir à ces évaluations car c’est gênant d’en discuter. Cela demande une vraie remise en question. La révolution prolétarienne, je ne peux pas la faire en pratique, alors que la façon dont je me déplace, la manière dont je mange, la provenance des vêtements que j’achète, tout cela, je peux le changer. On a tendance à ne pas investir ce domaine des micro-actions au profit de réflexions très abstraites sur le sacré, les limites etc. Ce comportement de fuite est le contraire de l’éthique. L’éthique consiste à revenir à de vraies actions individuelles, ce qui est un véritable exercice du pouvoir.

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L’éthique utilitariste en question

AP : Avec Ricoeur, vous distinguez trois types de morale : la morale déontologique de type kantien, l’utilitarisme et la morale grecque selon les vertus. Vous privilégiez ce troisième type de morale, pourquoi ?

MP : J’essaie de dire que cette distinction méta-éthique est largement abstraite et scolastique. Je situe mon propos dedans pour ne pas l’ignorer, mais il s’agit pour ainsi dire de savoir-vivre universitaire. Toutefois, je préfère la troisième à cause des faiblesses inhérentes aux deux autres. La première, fondée sur le devoir et l’obligation, est dangereuse car elle renvoie à une transcendance et une potentialité de domination et de violence. L’utilitarisme est également dangereux car il réduit l’éthique à une évaluation qui en dernière analyse est non-éthique, en tous les cas au sens où moi je l’entends. Il sert en particulier aujourd’hui à bâtir des théories de la guerre juste ou des idéologies écologistes qui sont tout de même effrayantes.
Dans les théories de la guerre juste, l’utilitariste se demandera : combien de morts pour quel résultat ? Vous pouvez faire un coup d’Etat qui causera deux cents morts innocents si vous empêchez une guerre qui fera vingt mille morts innocents. Vous demandez à la CIA de le faire et vous l’assumez. Tout le monde sent bien qu’il y a quelque chose de gênant. Les anti-utilitaristes ont un argument très « amusant » en médecine : vous avez neuf patients qui vont mourir, s’ils ne reçoivent pas chacun une greffe d’un organe différent et vous avez un jeune patient en bonne santé qui vient faire un vaccin. Si vous êtes utilitariste, vous le tuez et vous donnez ses organes pour sauver les neuf autres. Qui voudrait être ce genre de médecin ? Et quel patient irait à l’hôpital dans ce cas ? Il y a dans l’utilitarisme une froideur idéologique et calculatrice qui n’est pas le bon fil éthique à tirer, je pense. Reste alors à réfléchir sur les valeurs de l’être humain, valeurs qu’on peut appeler vertus ou finalités, en tant que cela renvoie à ce qu’on veut dans sa vie. Je dirais que cette voie est plus ouverte et moins encombrée par des vices de formes initiaux.

AP : En France, on parle beaucoup plus de valeurs que de vertu, mot qui est déconsidéré, car il aurait une teneur moralisatrice.

MP : Oui, alors qu’en anglais, « virtue » et « ethics » sont des termes qui fonctionnent très bien ensemble. La vertu renvoie au comportement d’une personne, alors que « valeur » est une abstraction, elle renvoie au discours. Être généreux, c’est donner, ce n’est pas dire « je suis généreux », « la générosité est une valeur ». Discuter de la générosité en termes déontologiques ou utilitaristes reste pour moi scolastique.

AP : J’ai l’impression qu’en s’appuyant sur Rawls, on peut faire une casuistique qui permet de justifier à peu près toutes les inégalités économiques.

MP : Une étude de cas marche très bien : d’un côté, un patron qui gagne mille fois le salaire de son employé de base mais qui a créé des centaines de milliers d’emplois ; de l’autre, le brave patron qui ne gagne que cinq fois le salaire de base mais dont l’entreprise va fermer. Certes, d’un point de vue utilitariste, il vaut mieux le premier patron. Mais le problème est de savoir si j’ai envie d’être ce type de patron, si j’ai envie d’être employé par ce type de patron ; ensuite de savoir quels mécanismes sont responsables de cela et quelle est ma part de responsabilité dans le fait que c’est ce type d’entreprises qui prospère et que les entreprises qui essaient de gagner honnêtement leur vie éventuellement périclitent. On peut répondre à ces questions autrement que par une scolastique, pour expliquer pourquoi il y a quelque chose qui nous gêne. Prenez l’exemple du scandale Volkswagen : pendant des années, le constructeur allemand a truqué ses moteurs pour qu’ils passent les tests antipollution. C’est un scandale énorme, sans précédent dans l’industrie automobile. Comment s’en est sorti Volkswagen ? En payant des dédommagements à ses clients et en versant une énorme somme à l’Etat américain. Mais la question n’est pas de savoir combien il faut payer pour réparer le préjudice subi, c’est de savoir pourquoi des gens chez Volkswagen ont accepté sciemment de truquer les moteurs. Comment on en arrive à une situation où pour travailler, il faut accepter la soumission à l’autorité et la démission morale ? Et comment former des individus qui puissent résister à cela ? Voilà le problème éthique.
Tous ces problèmes éthiques ne sont pas des problèmes techniques, même s’ils peuvent engager la technologie. On peut procéder autrement que par une analyse bénéfices/coûts de type utilitariste.

AP : En médecine, on ne peut pourtant pas échapper à une analyse bénéfices/coûts : quels risques, quels handicaps après l’opération, quelle amélioration sur ma santé etc.

MP : Tout à fait, comme dans le cas de la pose de prothèses. Mais après l’analyse, vous prenez une décision qui n’est pas dépendante de la technologie. Vous pouvez tout à fait décider que pour une opération qui présente un risque létal de un pour mille, vous ne voulez pas courir le risque. Quand vous pilotez une moto, vous assumez de courir un risque. C’est le même genre de décision.

AP : Pour revenir sur le problème de la souffrance animale : l’utilitariste dirait qu’il faut s’efforcer de réduire au maximum cette souffrance. N’est-ce pas une bonne chose ?

MP : Peter Singer parle de la justice envers les animaux : selon lui, il y a une quantité de souffrance animale et à partir de là, il vous explique ce qu’il faut manger ou non, acheter ou non, en fonction de cette quantité que les utilitaristes disent savoir estimer. C’est une bonne chose de prendre en compte la souffrance animale, mais pas d’une manière calculatoire.

AP : Est-ce parce que cette souffrance n’est pas calculable ou parce que la question ne se pose pas en termes de calcul ?

MP : L’estimation est impossible à faire. Combien de vies de chiens en laboratoire pour sauver la vie de dix enfants par an ? Comment le calculer ? Autre exemple : je pense qu’on peut assumer de manger de la viande de boeuf, mais pas tous les jours, et exiger que le boeuf vive dans de meilleures conditions. Dans ma décision, il y aura un calcul mais ma décision ne sera pas le produit de ce calcul. Je peux assumer que dans ma vie, un certain nombre de boeufs auront été tués pour que je puisse manger de la viande régulièrement et j’assume d’en payer le prix. Je peux aussi évoluer et ne plus assumer mes choix passés et donc en changer. Assumer ce fait en ayant un maximum de conscience des tenants et aboutissants de ma décision, cela se fait dans une logique de la vertu, qui est différente de celle de l’utilitarisme.

Agir et non-agir

AP : Une question classique, peut-être scolastique, est de savoir si on peut avoir une vertu sans toutes les avoir. Peut-on n’en avoir que certaines ? Il semble qu’on ne puisse pas être bienveillant sans être juste, être juste sans être courageux etc.

MP : Non, je contesterais cela. Pour commencer, il faut savoir fixer des priorités. Un des grands auteurs de l’éthique des valeurs, Harry Frankfurt, dit que prendre des décisions morales commence par définir des priorités. Il est sûr que je voudrais avoir toutes les vertus, mais comment prioriser ? Chacun de nous se construit une personnalité morale avec ces priorités, en arbitrant entre la justice, la bienveillance, le courage etc. Je mets personnellement la justice assez bas, très en-dessous de la non-violence. Il est beaucoup plus important pour moi d’être non-violent que d’être juste. Car rétablir la justice peut être violent. Je le dis dans l’abstrait et cela peut varier dans les cas particuliers. Comme le cerveau humain est limité, il ne peut pas tout choisir. Dans EOT, j’ai pris un système de six vertus principales qui composent la sagesse que je définis : conscience (awareness), autonomie, harmonie, humilité, bienveillance, courage. En articuler autant est déjà un gros travail !

AP : S’il faut choisir de les mettre sur une échelle, comment les classer ? Est-ce qu’on n’a pas besoin d’une vertu première, qui donne un critère pour hiérarchiser les autres ?

MP : Vous dites cela parce que vous raisonnez en Occidental ! Il vous faut un principe pour classer. En fait, non, vous avez un nuage de vertus avec lesquelles vous prenez des décisions. C’est pour cela que dans le chapitre 6 de EOT, je parle de la virtuosité existentielle, comme dans un art martial ou le travail d’artiste grâce auquel une virtuosité se développe avec le temps, l’expérience, les échecs et les regrets aussi.

AP : Cette virtuosité fait penser à la phronesis d’Aristote.

MP : Oui, c’est une sagesse pratique et une recherche de perfectionnement de soi. Dans la virtuosité, il y a l’idée d’excellence et d’improvisation, d’adaptation aux cas particuliers. Je pense que sur ce point, les philosophies asiatiques sont encore supérieures à la philosophie antique de la phronesis. Surtout la philosophie chinoise, par un plus grand sens du concret et une moindre confiance dans la rationalisation discursive.

AP : Qu’est-ce que le wu wei (le non-agir) des Chinois ? En quoi est-ce que la non-action se distingue de l’inaction ?

MP : En pratique, ce qu’on veut n’est ni l’action, ni la non-action. On veut quelque chose : que quelqu’un arrête de souffrir, qu’un élève comprenne quelque chose, que quelqu’un ne m’agresse pas… Pour la mentalité occidentale, on ne pourra l’obtenir que par une action. Quand on ne sait plus quoi faire, on s’aide de la technologie. Et si celle-ci ne marche pas, on dit qu’il n’y a plus rien à faire, par exemple dans le cas d’un mourant. Alors que dans certains cas, ne rien faire est la bonne chose à faire ! Mais ne rien pouvoir faire, on le vit comme un échec, parce qu’on est obsédé par une logique de la technologie et qu’on veut un pouvoir sur les autres qui a la forme d’un pouvoir sur les choses. Il y a un moyen, qui va passer par la domination, la puissance et le savoir et il faut appliquer ce moyen pour obtenir ce qu’on veut. Le taoïsme dit que, bien plus souvent qu’on ne croit, ce qu’on veut va s’obtenir par la non-action. La non-action est une action comme les autres, mais en Occident, on n’y pensera pas. Très souvent, quand on se demande ce qu’on va répondre, la bonne réponse est de ne pas répondre. Si on m’adresse un e-mail agressif ou injurieux, la meilleure chose à faire est… rien ! Le mieux est de ne pas y répondre. Savoir ce qu’on va ne pas manger est une très bonne idée. La logique de la virtuosité consiste à se mettre dans les circonstances où on n’aura pas besoin de faire, parce que ça va se faire tout seul, comme dans la nature.

AP : Mais justement, on dit toujours : « ça ne va pas se faire tout seul, il faut s’y mettre ! »

MP : Il faut faire en sorte que ça se fasse tout seul, en créant les circonstances où les choses vont tourner de la manière que l’on veut, sans qu’on ait eu à agir de façon dominatrice. Dans les formations en management, on sait que le bon leader est celui qui n’est pas perçu comme leader. Il organise les choses matériellement, il les présente, il perçoit assez bien les harmonies pour en utiliser le potentiel. Et il arrive à ce qu’il veut en donnant l’impression qu’il n’a pas agi, ou en tous les cas, qu’il n’a pas imposé.

AP : Est-ce que ce n’est pas une forme de domination douce ?

MP : Si vous voulez, mais pour moi « domination douce », c’est comme le noir blanc, ça ne veut rien dire ! Ce que vous voulez, c’est obtenir quelque chose. Et vous l’obtenez en ne dominant pas. En anglais, on parle de « nudge »  pour désigner un encouragement par des coups de coudes amicaux ou la façon dont la mère éléphant fait avancer son petit en le poussant de la trompe. Le nudge est une forme d’incitation douce, une forme de manipulation assumable car ce n’est pas de la domination.

AP : Mais est-ce que ce n’est pas de la tromperie ? Vous manipulez la personne pour obtenir sans le lui dire des choses qu’elle n’aurait pas faites toute seule.

MP : Je ne pense pas qu’on la trompe en ce sens. Quand vous présentez mieux les légumes que les frites, vous encouragez à manger les légumes mais pas de façon autoritaire. Vous n’interdisez pas les frites. J’estime que la domination est mauvaise en soi. On peut toujours trouver des cas contraires, typiquement l’éducation des enfants, ou bien des situations où le recours à la force est indispensable. Mais autant que possible, il faut chercher à éviter ces situations et je pense qu’on peut presque toujours les éviter et qu’on peut valoriser la non-action. Par exemple, ce que vos étudiants vont retenir de vos cours, ce seront typiquement des choses que vous n’aurez jamais dites car cela relève du style intellectuel, de la communication non-verbale. Ils vont souvent apprendre de vous le contraire de ce que vous aurez essayé de leur inculquer par endoctrinement.

AP : Oui, il y a des professeurs à qui je ne voudrais surtout pas ressembler et qui sont utiles à titre de repoussoirs !

MP : Exactement. On peut contrôler ce qu’on communique par autre chose que le déclaratif explicite et ses actions explicites. L’intérêt de la non-action est qu’elle est le contraire de la technologie : pour faire ce que ferait la technologie, c’est-à-dire obtenir quelque chose, je peux aussi choisir de ne pas employer la technologie. Par exemple, je ne fais aucune action contre Facebook. Je ne culpabilise pas ceux qui l’utilisent mais je peux expliquer pourquoi je ne m’en sers pas, si on me le demande. Donc si mes amis partagent des photos sur Facebook, je préfère ne pas avoir leurs photos que de m’ouvrir un compte. Au sens strict, je ne fais rien.
Mais je ne dis pas qu’il n’y a pas besoin d’agir. Cela le taoïsme l’explique très bien : au lieu d’agir directement, je crée l’environnement tel que je n’aurai pas besoin d’agir. On peut essayer d’élever ses enfants de telle sorte qu’ils ne vont pas se droguer et qu’il n’y aura pas besoin de les surveiller. Qu’est-ce qu’on aura fait contre la drogue ? Rien. Mais en fait, tout.

AP : Alors que si je leur tiens un discours édifiant, ils vont être tentés de désobéir pour le plaisir de transgresser.

MP : Voilà, ce sera un discours de domination, idéologique et contre-productif. Évidemment, le non-agir ne vaut pas pour les cas où je poursuis un objectif trop technique, comme dans le cas d’une entreprise qui veut gagner 3% de parts de marché en Amérique du nord. Mais même à l’intérieur d’un projet technique, il pourra y avoir un style global de non-action, lié à la perception des harmonies de l’environnement. Si votre entreprise a pour but le bien-être et la création de valeurs au sens fort, il y aura beaucoup moins d’« activisme » dans sa manière de faire, donc moins de fébrilité.

Individu, totalité, harmonie

AP : En prenant la nature comme modèle, et en mettant en avant l’harmonie du tout, ne risque-t-on pas d’oublier l’être humain dans son individualité ? Pour le dire autrement : ce holisme n’est-il pas déshumanisant ? Et n’est-il pas une façon d’imposer un système de domination (la Chine impériale par exemple) dans lequel l’individu pourrait être sacrifié pour la préservation du tout ? [A ce sujet, voir le livre de Jean-François Billeter, Contre François Jullien, Allia, 2006. Lire [un compte-rendu sur ce site.[/efn_note]

MP : Oui, l’accent mis sur les valeurs d’harmonie globale nous fait un peu oublier l’humain… lorsque le système de valeurs humaines menace de détruire toutes les harmonies. Percevoir que ce qu’on mange a un sens par rapport à autrui et l’environnement est plutôt une bonne chose. Si on place l’harmonie très haut dans les priorités, et qu’on met en avant la non-agression, on va faire évoluer cette harmonie en prenant en compte les individus. Le confucianisme officiel de la Chine impériale ne l’a peut-être pas fait parce que l’harmonie y servait de prétexte à la domination. Dans un couple par exemple, on peut gérer les désaccords sans avoir recours à la domination et à la violence. On peut très bien dire qu’un système avec un dominant n’est pas harmonieux. Une famille où le père a tous les pouvoirs n’est pas harmonieuse.

AP : Pourquoi mettre tout en haut l’harmonie et pas la justice ?

MP : C’est une option qu’il faut assumer (ou pas), en s’appuyant sur le fait que la violence produit de la souffrance. En s’inspirant du bouddhisme et sans être doctrinaire, on peut choisir comme valeur tout à fait prioritaire la minimisation de la souffrance en soi et dans les autres. Mais on peut ne pas mettre cela en avant. Et je reconnais qu’il y a beaucoup de gens qui ne cherchent pas en priorité la minimisation de la souffrance. Dans ce cas, on n’aura pas le même système de valeurs et on va cohabiter avec eux.

AP : Si on met la non-violence très haut, est-ce qu’on ne va pas en faire une valeur sacrée ?

MP : Je pense qu’une valeur n’est pas forcément sacrée. Dans le cas de la non-violence, il n’y a rien de sacré. Ce n’est pas une révélation qui m’a dit qu’il ne fallait jamais être violent. Mon prochain livre portera sur les arts martiaux, que je pratique depuis longtemps et qui font partie de mon éthique. Je n’exclus pas d’avoir à recourir à la force. Simplement, je peux éviter de me mettre dans les circonstances où je devrai avoir recours à la force, et il n’y a rien de transcendant dans mon adhésion à la non-violence. Notre problème aujourd’hui est de vouloir faire de nos valeurs des entités sacrées, et pas des entités humaines, discutables, critiquables et demandant un entraînement, une pratique exigeante.

AP : Il me semble difficile de choisir un système de valeurs sans penser qu’il serait mieux pour tout le monde de l’adopter.

MP : C’est le problème de l’universalisme, mais ce que vous dites ne me paraît pas certain. Ce n’est pas vrai de toutes les valeurs : je ne veux pas que tout le monde aime la même musique que moi. Quant à la souffrance, il va y avoir une incompatibilité entre systèmes de valeur, qu’on va gérer si possible par la négociation, l’information, la discussion et la recherche d’un modus vivendi. Une forme extrême de conciliation sera de vivre dans des territoires séparés, ce qui est toujours mieux que l’affrontement. Prenons un exemple « transparent » : si certains veulent vivre dans un territoire où les hommes et les femmes n’ont pas les mêmes droits, et que les femmes concernées connaissent les autres systèmes de valeur possibles, alors dans ce territoire, assez vite peut-être, il n’y aura sans doute plus de femmes, et ils auront un problème (si elles ont la possibilité matérielle de partir).

On retombe sur le problème de l’éducation : je peux éduquer les gens pour qu’ils pensent que tous les humains ont les mêmes droits et qu’il faut diminuer la souffrance. Ensuite, les gens font ce qu’ils veulent. Le cancérologue fumeur, je veux juste qu’il ne vienne pas me souffler sa fumée dans la figure. Je veux qu’il aille fumer dehors et éventuellement, que la loi l’y oblige. Pour la souffrance, c’est le même problème : s’il y a des gens qui sont informés, éduqués, mais qui consentent à la souffrance et à la domination et qui veulent vivre d’une façon qui finalement ressemble à du sado-masochisme, c’est leur choix. Dans la mesure où leur mode de vie n’a pas d’impact sur celui des autres, il n’y a rien à leur imposer. D’après ce que je crois savoir, il y a une partie de la population humaine (quelques pourcents) qui est insensible à la douleur d’autrui, ce sont des psychopathes. Si on ne peut pas les éduquer, il faut se protéger contre eux. Dans ce cas, je n’ai pas de problème à ce qu’on les empêche de nuire, avec le minimum de souffrance pour eux mais aussi pour leur famille, leur entourage, leurs gardiens… On pourra discuter des mesures à adopter : des médicaments, éventuellement l’enfermement. On pourra alors parler en termes utilitaristes car en tant que sous-éthique, éthique des moyens, l’utilitarisme peut être intéressant. Ce sont des problèmes appliqués.

AP : Prenons un autre exemple de problème appliqué : la gestation pour autrui. Est-ce une chance pour les parents, qui auraient pourquoi pas un « droit à l’enfant » ? Ou bien est-ce d’abord une nouvelle forme d’exploitation du corps d’autrui, avec éventuellement un aspect de « lutte des classes » : ce sont les riches qui exploitent le corps des femmes pauvres ?

MP : Je reprends l’axe méta-éthique qui vous intéressait tout à l’heure. Si on parle de la GPA en termes déontologiques, on va se poser des grandes questions : est-ce qu’on a le droit de payer pour louer un utérus ?… On peut aussi raisonner en termes utilitaristes : comment produire le maximum de bien-être et le minimum de souffrances ? A mon avis, on va produire ce que j’appelais de la scolastique stérile. Il me semble que la bonne façon de procéder est de raisonner sur des réalités concrètes, en recherchant le maximum d’harmonie dans chaque cas particulier. Dans l’absolu, je ne peux pas raisonner. Il faut me dire qui est la mère, qui est le père, qui sera la mère-porteuse, est-ce qu’il y aura un paiement etc. A propos de la PMA, René Frydman dit bien qu’en théorie, on peut discuter de principes mais dans la pratique, on est dans un bureau avec un couple qui veut avoir un enfant. Et là, les grandes règles abstraites ne s’appliquent pas, elles sont décorrélées du réel. C’est pourquoi les comités d’éthique ne servent à rien, je le crains. On a besoin à chaque fois d’un système d’analyse qui pour moi repose sur la virtuosité éthique. Les médecins apprennent à développer cela car ce qui compte est la qualité humaine dans le contact et l’information maximale sur un cas concrêt.

Ethique et sagesse

AP : Une remarque m’a surpris dans EOT : dans les valeurs de sagesse que vous mettez en avant, vous dites que vous n’incluez ni l’amour ni l’amitié.

MP : C’est vrai que cela ne m’intéresse pas au point de vue de la sagesse et des règles de comportement. On pourrait le dire aussi de la joie, par exemple. Tout comme l’amour et l’amitié, la joie est une expérience très riche, très importante, mais qui pour moi n’a pas de place dans la délibération éthique. Dans une relation amoureuse ou amicale, des vertus éthiques vont se trouver impliquées, comme le courage, la bienveillance, l’humilité, comme dans d’autres expériences. Les règles constitutives de la sagesse reposent sur un registre éthique relativement étroit et d’application générale. Mais je pense que l’amour et l’amitié n’ont pas la structure d’une valeur éthique, capable d’amener à des décisions éthiques. La joie est enrichissante, il faut la rechercher, tout comme la bonne musique classique mais sans en faire un principe éthique. Factuellement, quand on a une décision éthique à prendre, on sollicite un registre étroit de vertus. Mais dans le reste de la vie, on n’a pas tout le temps des décisions éthiques à prendre.

AP : Oui, l’éthique n’est pas le tout de la vie humaine.

MP : Rien n’est moins éthique que de tout ramener à l’éthique. L’éthique a été dévalorisée par ceux qui la rendent trop voyante, qui en font un objet de discours au lieu de la pratiquer. Ils n’en ont absolument pas compris la spécificité. L’histoire zen la plus typique est celle de l’aspirant qui va dans un monastère pour chercher le grand maître révéré, il le cherche dans la grande salle et il ne le trouve pas, car le maître est en train de faire la cuisine, de balayer la cour ou de rigoler avec ses potes ! Le vrai sage n’a jamais l’air d’être sage.

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Regards croisés

  1. Michel Puech, The Ethics of Ordinary Technology, Routledge, 2016.
  2. Christopher Lasch, Le Seul et Vrai Paradis : Une histoire de l’idéologie du progrès et de ses critiques, Flammarion, 2006.
  3. « Si je savais ce que sera la grande œuvre dramatique de demain, je la ferais », La pensée et le mouvant, « Le possible et le réel », PUF, Quadrige, page 110.
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Professeur de philosophie.
Articles :
- "Le sens du surhumain chez Nietzsche et Bergson", in Bergson, collectif, Le Cerf, 2012.
- "Narcisse ou les illusions du progrès. La critique sociale de Christopher Lasch", revue Krisis n°45 "Progrès ?", 2016.
Essais, avec Henri de Monvallier :
- Blanchot l'Obscur ou La déraison littéraire, Autrement, 2015.
- Les Imposteurs de la philo, Le Passeur, 2019.