François Châtelet : Logos et praxis

Contre le marxisme soviétique

L’ambition de ce livre1, qui est tiré de la thèse complémentaire de l’auteur (soutenue en 1959), est de déterminer le sens du marxisme. Est-ce une métaphysique, embrassant aussi bien la nature que l’homme ? Est-ce une science, appelée à englober toutes les autres ? Est-ce une philosophie qui prétend dépasser les insuffisances des systèmes précédents ? Aucune des trois, répond François Châtelet. 2

La première partie du livre rend compte des arguments de ceux qu’on pourrait appeler les marxistes « orthodoxes », c’est-à-dire les penseurs de Moscou ou du PCF, autrement dit encore les marxistes staliniens. Derrière les critiques portées par Châtelet contre l’ouvrage de Engels, La dialectique de la nature ou de Matérialisme et empiriocriticisme de Lénine, se cache une attaque en règle contre les théories de Staline ou de Roger Garaudy, et plus généralement contre le marxisme entendu comme une science dialectique qui pourrait se prononcer aussi bien en physique nucléaire qu’en astronomie. Marxisme qui est celui qui a justifié la dictature du parti unique dans les régimes soviétiques (doctrine Jdanov, entre autres).

Face à ces théories dogmatiques, Châtelet évoque les critiques adressées par le camp de la phénoménologie et de l’existentialisme : l’esprit n’est pas capable d’embrasser la nature comme un tout, indépendamment de son incarnation dans un sujet qui impose ses conditions à l’expérience, et qui est une forme a priori, donc indépendante des changements historiques et sociaux. Plus encore, les disciples de Heidegger nous disent que, plus fondamental que le problème de l’organisation politico-économique, est le problème de l’Être, que le marxisme ne pourrait poser. C’est à ces objections que Châtelet va s’efforcer de répondre dans la suite de sa thèse, en replaçant le marxisme dans l’histoire de la philosophie, pour montrer ce qu’il doit à cette dernière, et en quoi il la dépasse. Il s’agira de montrer que le marxisme, tout en faisant déchoir l’homme de sa position de pur sujet, n’est pas pour autant une vaste synthèse dialectique, qui aurait assigné la direction de l’histoire à la matière ou à l’économie (plutôt qu’à l’Esprit hégélien). Le marxisme n’est pas un économisme, mais l’économie politique est pourtant bien l’instrument de domination de l’Etat bourgeois ; c’est elle qui produit les conditions de vie de l’homme moderne. C’est à défaire cette théorie, à en montrer la partialité, l’idéalisme, donc la teneur repressive, que s’attache le marxisme.
Ce n’est qu’à des penseurs ayant profondément dévoyé Marx que les philosophies existentialistes pouvaient adresser des critiques dirimantes.

La philosophie, apparue en Grèce avec ceux qui se disent à la suite de Pythagore « amis de la sagesse », prétend offrir à l’homme les moyens de mener une vie sage, et lui apporter ainsi la plus complète satisfaction qu’il puisse connaître (la vie contemplative du sage pour Aristote, l’ataraxie pour les Stoïciens etc.). C’est cette notion de satisfaction qui s’avère centrale dans l’analyse de Châtelet : elle sert de fil conducteur à ce livre, et permet de comprendre les philosophies comme autant de moyens pour que l’homme puisse être entièrement satisfait de sa vie sur terre. Par exemple par la connaissance du bien suprême ou par la possibilité de l’acte moral.

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Mais cette promesse de bonheur, François Châtelet montre finalement, avec la rupture Hegel / Marx, que la philosophie n’est pas capable de la tenir. Il ne suffit pas d’une parfaite théorie de l’Etat pour réconcilier l’homme avec lui-même. Le philosophe, qui voulait la satisfaction la plus haute (par la spéculation, la maîtrise de soi, la vie intérieure), s’avère sans doute capable de l’obtenir pour lui – mais pour lui seul. Pendant ce temps, bien que le sage contemple le monde avec sérénité, les hommes souffrent, sont exposés aux aléas de la vie et de l’histoire et à l’exploitation objective que leur fait subir le système de production. C’est cet état de fait que le marxisme, selon Châtelet, prend en compte, et qu’on a pu nommer « mort de la philosophie » : la philosophie s’est accomplie comme science théorique avec Hegel, et doit laisser place à une forme d’action collective, appuyée sur les sciences positives, qui permettent aux hommes de transformer radicalement un système qui soumet la plupart des êtres humains à la domination de quelques-uns.

Après la philosophie, le marxisme

C’est donc une réforme des rapports entre logos et praxis qu’opère le marxisme, le logos se trouvant désormais inséparable d’une révolution dans la praxis, et se trouvant lui-même révolutionné par ce processus. Il n’y a pas de solution philosophique aux maux engendrés par l’exploitation. Le philosophe peut, à la limite, se « sauver » lui-même mais il est impuissant à libérer les autres hommes de la soumission. Or, si le système capitaliste doit être combattu, ce n’est pas aux noms d’idées abstraites de Justice, de Bien ou de Vrai mais parce que ce système engendre, structurellement, l’insatisfaction de la majorité des hommes, parce qu’il les brime et les broie au lieu de leur permettre de se réaliser entièrement – ce que pourtant, il promet. Le marxisme ne pose donc pas un idéal de la raison, qui serait la société sans classe. C’est d’abord un instrument de compréhension des structures de l’exploitation et des discours qui justifient celle-ci, donc un instrument de combat ici et maintenant. La société sans classe, si elle constitue le « versant utopique » du marxisme, est simplement le point d’aboutissement des potentialités libérées par l’ère du capitalisme : société où le travail est vraiment libre.

Le marxisme, conclut François Châtelet, serait ainsi à la philosophie ce que la philosophie est à la mythologie. Non pas une nouvelle doctrine, ni une métaphysique de plus mais l’articulation d’un discours et d’une pratique qui permette d’aider les hommes à se libérer de l’oppression. On peut alors bien dire, s’objecte Châtelet, que les maux métaphysiques de l’homme (la mort, l’angoisse…) n’en seront pas pour autant résolus. Certes, mais l’homme n’aura alors plus à souffrir structurellement, à cause d’un système d’oppression historique et contingent. Pour que l’existentialisme puisse être une philosophe satisfaisante pour l’homme, il faudrait déjà que le « calvaire de l’histoire » soit dépassé.

On le voit, l’enjeu de cette thèse est de montrer que le marxisme n’est ni une science supérieure aux autres, ni une métaphysique (fût-elle matérialiste) ni un dogme servant d’instrument de domination de l’Etat par un parti. Par rapport au marxisme, la philosophie aurait été comme un mythe, le mythe de la satisfaction universelle par la seule force de la pensée. Ce n’est que par une compréhension théorique adéquate de la signification du marxisme que les potentialités de celui-ci peuvent être vraiment libérées.

Un appendice propose une lecture critique de plusieurs ouvrages consacrés au marxisme, notamment Le Dieu caché de Lucien Goldmann, auquel Châtelet reproche de vouloir utiliser la pensée de Marx comme une méthode applicable en différents domaines, en l’occurrence l’esthétique. Or, le marxisme n’est pas une théorie spéciale et n’a pas vocation à se substituer à une science ni à la science en général.

D’un bout à l’autre du livre, dans l’exposé des débats qui agitent le marxisme, comme historien de la philosophie, comme interprète de la pensée de Marx, François Châtelet s’avère magistral. D’une clarté et d’une précision sans faille, il sait exposer avec des mots simples les problèmes les plus difficiles et les enjeux les plus importants. Grâce à la préface de René Scherer, on peut retrouver, derrière le ton poli et professoral du texte, l’agacement et même la colère qui animent ces pages, colère de François Châtelet contre les différentes versions dévoyées du marxisme. 3

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  1. François Châtelet, Logos et praxis. Recherches sur la signification théorique du marxisme, Hermann, 2009
  2. François Châtelet dit lui-même qu’avec ce livre, il voulait « prouver que le marxisme n’est pas une vision du monde, une ontologie ou une philosophie spéculative, mais une autre manière de concevoir l’ordre de la pensée, fondée sur une évaluation nouvelle des rapports de la théorie et de la pratique ». cf. Chronique des idées perdues, Stock, 1977, page 18.
  3. On pourra lire en parallèle, du même auteur, le recueil Questions, objections (Denoël-Gonthier, 1979), où se trouvent plusieurs excellents articles sur Marx et le marxisme. On y retrouve le meilleur de François Châtelet : concis, clair, impertinent et passionnant. Voir aussi l’article sur les usages de l’histoire de la philosophie, dans le recueil collectif, Politiques de la philosophie (Dominique Grisoni dir.), Grasset, 1976.
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Professeur de philosophie.
Articles :
- "Le sens du surhumain chez Nietzsche et Bergson", in Bergson, collectif, Le Cerf, 2012.
- "Narcisse ou les illusions du progrès. La critique sociale de Christopher Lasch", revue Krisis n°45 "Progrès ?", 2016.
Essais, avec Henri de Monvallier :
- Blanchot l'Obscur ou La déraison littéraire, Autrement, 2015.
- Les Imposteurs de la philo, Le Passeur, 2019.