Georges Chapouthier et Frédéric Kaplan : L’homme, l’animal et la machine

C’est une idée intéressante quoique bâclée qui anime un des derniers ouvrages publié par CNRS-éditions, L’homme, l’animal et la machine. Perpétuelles redéfinitions1, qui se propose de comparer comportements humain, animal et technique. Si le projet initial se présente comme infiniment stimulant – quoi de plus décisif aujourd’hui, en effet, que de penser la spécificité humaine au regard des découvertes qui, chaque jour, tendent à réduire cette dernière –, sa réalisation s’avance hélas sous les traits d’une collection de thématiques en trop grand nombre, dont aucune ne fait l’objet d’un approfondissement réel, si bien qu’un sentiment de frustration s’empare très vite du lecteur.

A : Structure dichotomique de l’ouvrage

L’ouvrage se découpe en trois parties d’inégale longueur et, plus encore, d’inégale importance. La première, quantitativement et qualitativement la plus décisive s’attache à penser les « aptitudes » des humains, des bêtes et des machines, la deuxième envisage les relations avec l’être humain et la dernière cherche à cerner ce qui reste de la spécificité humaine. Il s’agit donc de poser des bases biologiques et techniques, bases immanentes à chacune des entités étudiées, avant que de jeter des pistes de réflexion du point de vue relationnel – puis-je aimer un animal comme j’aime un homme ? puis-je aimer mon ordinateur ? –, et de soulever la question désormais classique de ce qui fait qu’un homme est un homme et non une huître ni un robot. Le projet est donc ambitieux, et nécessite, pour être mené à bien, la mobilisation de savoirs variés et protéiformes, tant sur le plan biologique et technique, que sur les plans sociologiques et philosophiques. C’est la raison pour laquelle il fallait au moins deux auteurs pour croiser des connaissances issues de sphères différentes, Georges Chapouthier étant neurobiologiste et philosophe, tandis que Frédéric Kaplan est présenté comme spécialiste des « interfaces homme-machines ».

Cette association des compétences ne débouche pourtant pas sur un mélange des compétences : assez curieusement, la typographie distingue les parties rédigées par Chapouthier de celles écrites par Kaplan, la structure de l’ouvrage consistant à systématiquement séparer les domaines biologiques des domaines techniques. Cette dichotomie surprenante débouche sur des effets de miroir dont la proximité n’est finalement jamais interrogée puisqu’aucun des deux auteurs n’ose finalement s’aventurer sur le terrain de l’autre. En d’autres termes, cet ouvrage qui se propose d’établir une comparaison ne parvient pas à dépasser le stade de la seule mise en parallèle d’approches thématiquement différenciées, sans que cette mise en parallèle ne soit précisément interrogée.

B : Conséquences conceptuelles du flou formel : l’indétermination de la « ressemblance »

La structure de l’ouvrage nous semble donc être la cause d’un grand nombre de ses insuffisances. Il souhaite d’abord aborder la quasi-totalité des thèmes essentiels, ce qui l’amène en à peu près 220 pages à traiter de 21 thèmes différents, soit environ 10 pages par thème. Or, est-il possible de fournir sur la « conscience », le « temps », la « morale », la « culture », en à peine dix pages, les éléments de réflexion d’ordres biologique, philosophique et technique pour cerner à chaque fois le problème ? Assurément pas, et c’est sans doute là que l’ouvrage pèche de manière décisive, tant il se condamne par la profusion des thèmes retenus à ne traiter que de manière allusive des problèmes par ailleurs essentiels. A de nombreuses reprises, les auteurs citent des études de psychologie cognitive ou d’éthologie mais n’ont pas la place d’en analyser les résultats. Ainsi cette affirmation selon laquelle les mammifères et les oiseaux possèderaient une certaine capacité numérique, et seraient capables de compter jusqu’à 7 ou 8 : le fait est intéressant, mais son décryptage le serait bien davantage encore. Dire qu’un animal possède une conceptualité numérique, ce n’est rien dire si l’on ne précise pas la portée de ce concept, le sens de son utilisation, et l’application de sa fonctionnalité, etc.

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De surcroît, l’excès de thématiques retenues engendre de curieuses situations, dans lesquelles les auteurs semblent n’avoir au fond rien à dire de décisif. A cet égard, le chapitre consacré à l’ « attachement » fait office de paradigme tant il accumule truismes et évidences de premier ordre. Citons-en les premières lignes : « Peut-on aimer un animal ? Oui, bien sûr, on peut aimer un animal. L’affection réciproque qui peut exister entre les êtres humains et les animaux dits « de compagnie », particulièrement les chats et les chiens, est même parmi les attachements les plus forts. »2 S’ensuit une espèce de typologie des animaux aimables, avec des remarques dont un ouvrage prétendument intellectuel pourrait fort bien se dispenser : « On peut aussi aimer les animaux que l’on monte, comme les chevaux. C’est tellement vrai que des amis des chevaux militent pour ceux-ci [sic] obtiennent la qualification d’ « animaux de compagnie ». »3 Qu’apportent intellectuellement de telles évidences ?

Toutefois, au-delà de ces critiques tenant au choix même de la profusion thématique, réside un problème peut-être plus grave encore. L’ouvrage tout entier repose sur l’idée d’une ressemblance entre l’homme et l’animal et, plus fondamentalement encore, entre l’homme et la machine. Cela soulève la question du statut des propos consacrés à la machine. Sur ce point, l’intention des auteurs est claire : « Dans chaque chapitre de ce livre, nous répétons le même message : « Nous ne sommes pas des machines, mais les machines peuvent aider à nous penser ». »4 Toutefois, si les machines peuvent nous aider à penser, cela tient à la ressemblance que Kaplan essaie d’établir entre elles et nous. Le hic ? Le sens même d’une ressemblance n’est jamais interrogé et varie allègrement de l’analogie à la comparaison en passant par toutes les variétés du comme si. Cela est, par exemple, manifeste dans le chapitre consacré à la culture. Les objets techniques, explique Kaplan, sont le produit de dynamiques évolutives culturelles, mais sont aussi capables d’évoluer de manière individuelle. Certains objets techniques peuvent s’adapter ou apprendre et ainsi développer une trajectoire de vie propre, un processus de mémorisation qui par certains aspects « ressemble au développement d’un individu. »5 Que signifie ici ce « ressemble à » ? Comment en comprendre la portée ? Est-ce à dire qu’il y a là deux processus comparables ou faut-il aller jusqu’à dire que l’on peut modéliser la culture humaine à partir du modèle technique ?

C : La ruineuse imprécision des parties consacrées à la machine

De manière générale, les parties consacrées à la technique sont à la fois les plus stimulantes quant à l’intention et les plus décevantes quant aux résultats. Non seulement cette idée récurrente de « ressemblance » n’est guère élucidée alors qu’elle est au cœur de ce qui fait l’intérêt de l’ouvrage, mais de surcroît les moyens destinés à éclairer le lecteur quant à la complexité de certains procès se révèlent fort contestables.

Prenons le chapitre consacré à la douleur et regardons les moyens qui y sont déployés. Kaplan cherche à associer la douleur biologique aux mécanismes d’alerte jouant un rôle décisif pour maintenir sains les systèmes techniques (un ascenseur se bloque en cas de surcharge, etc.). Or, au lieu de creuser le sens de ces systèmes d’alerte, l’auteur utilise une référence vaguement démagogique créant la confusion du possible et du réel, en convoquant Terminator. « L’association de cette nociception machinale à des comportements spécifiques prédéfinis ne pose pas un problème en soi, qu’il s’agisse de voyants qui s’allument ou de la programmation d’un visage robotique grimaçant. Le robot joué par Arnold Schwarzenegger dans le film Terminator peut dire « ouch » ou manifester sa désapprobation quand son bras se fait arracher. Il peut même tenter ultérieurement d’éviter ce genre de situation. »6 Quel est le statut ici de la convocation de ce film ? Qu’apporte réellement en intelligibilité l’exemple d’un film de science-fiction ? Non seulement la convocation de ce film n’apporte rien mais, de surcroît, elle empiète sur ce qui aurait nécessité de plus amples analyses, à savoir cette idée défendue page 66 selon laquelle si « la conscience réflexive est envisageable chez une machine, il est exclu qu’elle puisse ressentir quoi que ce soit. »7 Il manque ici des explications précises et rigoureuses destinées à rendre compte d’une telle possibilité qui ne va pas de soi : que signifie la réflexivité de la conscience si celle-ci s’avère incapable de rendre compte des sensations élémentaires ?

En outre, si la notion de ressemblance entre l’homme et la machine n’est guère élucidée, le « comme si » règne également en maître lorsqu’il est question de penser le fonctionnement même de la machine. Alors qu’il cherche à thématiser l’ « attachement » de la machine, Kaplan emploie une comparaison à nos yeux maladroite : « Il faudrait qu’elle puisse reconnaître son utilisateur d’une manière fiable et pour cela il faudrait qu’elle interagisse avec lui longtemps et régulièrement. En fait, il s’agirait d’ « apprivoiser » la machine, comme le Petit Prince de Saint Exupéry doit « apprivoiser » le Renard. Tous les renards et toutes les machines sont identiques quand ils ne sont pas apprivoisés. »8 Le problème ici tient au fait que l’auteur présuppose que l’apprivoisement de la machine soit identique à celui de l’animal pour que son propos ait un sens ; or, le fait même qu’il mette entre guillemets ce terme montre que lui-même prend des distances avec la rigueur de ce dernier, afin de substituer à la précision du procédé un mot facile permettant de saisir l’idée. Là encore fait défaut une intelligibilité réelle de ce qui est décrit : l’apprivoisement est uniquement métaphorique et ne permet finalement pas du tout de penser le processus, la seule accoutumance ne suffisant en aucun cas à décrire un procès d’apprivoisement.

D : Sauver l’intérêt du livre : la description des processus expérimentaux

En dépit des imprécisions – nombreuses – qui émaillent le texte, le lecteur pourra y trouver un certain nombre de renseignements utiles. Les expériences décrites, notamment celles d’Irene Pepperberg autour de l’intelligence animale, grâce auxquelles elle put apprendre à des perroquets des tâches très complexes – classer des objets selon la forme ou la couleur, comprendre jusqu’à cinquante mots, comprendre les notions de semblable ou de différent, estimer la notion de taille relative des objets – sont rappelées et utilisées avec profit. Il en va de même pour les travaux de Libet. « A propos de la conscience, il faut aussi mentionner des résultats particulièrement intéressants des sciences biologiques, qui suggèrent qu’au regard du monde vivant, la conscience n’a peut-être pas l’importance que nous, humains, lui attribuons, et que l’essentiel des comportements adaptés peut être décidé par le cerveau en l’absence de conscience. »9 Les travaux de Libet, menés en 1983, enregistrent les manifestations électriques cérébrales chez des hommes à qui on demande de prendre une décision pour effectuer un geste simple. Appuyer sur un bouton, par exemple. Une horloge est devant eux et leur permet de visualiser le moment auquel ils prennent la décision. Les enregistrements électriques permettent de montrer que la décision a déjà été prise inconsciemment par le cerveau, avant que les sujets humains n’aient conscience de la prendre. « Les conséquences que l’on peut en tirer sont que notre cerveau « mis au point » par la longue évolution de nos ancêtres animaux, est, avant tout, une mécanique très bien huilée qui a permis à nos ancêtres de prendre (inconsciemment) toutes les décisions utiles à leur survie, et qui nous rend aujourd’hui les mêmes services. Notre cerveau prendrait donc, à notre insu, toute décision utile pour nous, et ne nous en informerait (consciemment) que quelques centaines de millisecondes plus tard, nous donnant l’impression (ou encore l’illusion) que c’est consciemment que nous prenons une décision qui a, en fait, déjà été prise pour nous inconsciemment. Le libre choix, le libre arbitre, dont nous sommes si fiers, ne seraient alors que des illusions. »10

De la même manière, bien que le thème commence à être connu, les rappels autour de la possibilité d’une morale et d’une culture animales, expérimentalement argumentés, n’en sont pas moins précieux pour qui veut affronter sans ignorance excessive le difficile débat de la naturalisation. A cet égard, le livre fournit armes empiriques et idées conceptuelles pour s’insérer avec pertinence dans les débats complexes et virulents autour du rapport entre l’homme et l’animal, vivifiés par la récente publication des travaux de Michael Krützen pour qui les grands singes transmettent des comportements sociaux d’adultes à enfants, créant une différenciation culturelle parmi les singes selon les régions.

Conclusion

A n’en pas douter, le livre ne tient pas ses promesses et déçoit, notamment dans la partie consacrée à la machine. La question du statut du livre est posée, tant on ne parvient pas à comprendre s’il s’agit d’une introduction très basique aux problématiques contemporaines de la naturalisation, d’un ouvrage à thèse, d’une initiation au problème de la spécificité humaine, ou s’il s’agit un peu des trois, ce qui ferait endosser à cet ouvrage une ambition absolument démesurée compte tenu de sa taille. En somme, il est difficile de comprendre à qui s’adresse cet ouvrage, personne ne semblant correspondre au profil idéal.
En dépit de toutes ces remarques critiques, il demeure possible d’y glaner quelques informations, que l’on pourrait toutefois trouver partout ailleurs, la plupart des expériences restituées datant des années 1980, et étant exploitées avec davantage de précision dans bon nombre d’ouvrages dont on regrettera d’ailleurs l’absence d’une bibliographie finale qui en eût indiqué l’existence.

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  1. Georges Chapouthier, Frédéric Kaplan, L’homme, l’animal et la machine. Perpétuelles redéfinitions, CNRS-éditions, Paris, 2011
  2. Ibid., p. 99
  3. Ibid., p. 100
  4. Ibid., p. 119
  5. Ibid., p. 87
  6. Ibid., p. 65
  7. Ibid., p. 66
  8. Ibid., p. 105
  9. Ibid., p. 71
  10. Ibid., p. 72
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Ancien élève de l’ENS Lyon, agrégé et docteur en Philosophie, Thibaut Gress est professeur de Philosophie en Première Supérieure au lycée Blomet. Spécialiste de Descartes, il a publié Apprendre à philosopher avec Descartes (Ellipses), Descartes et la précarité du monde (CNRS-Editions), Descartes, admiration et sensibilité (PUF), Leçons sur les Méditations Métaphysiques (Ellipses) ainsi que le Dictionnaire Descartes (Ellipses). Il a également dirigé un collectif, Cheminer avec Descartes (Classiques Garnier). Il est par ailleurs l’auteur d’une étude de philosophie de l’art consacrée à la peinture renaissante italienne, L’œil et l’intelligible (Kimé), et a publié avec Paul Mirault une histoire des intelligences extraterrestres en philosophie, La philosophie au risque de l’intelligence extraterrestre (Vrin). Enfin, il a publié six volumes de balades philosophiques sur les traces des philosophes à Paris, Balades philosophiques (Ipagine).