Jean-Christophe Bardout (dir.) : Philosophie et théologie à l’époque moderne

J’avais eu l’occasion de dire à quel point le deuxième volume de Philosophie et théologie paru au Cerf1 et consacré à la période médiévale pouvait être précieux et comblait une lacune évidente quant à l’étude historique des rapports entre les deux disciplines, à l’aide d’articles solides, clairs et aisément utilisables. Le nouveau volume paru, consacré à l’époque moderne2 constitue une tout aussi excellente livraison, et balaye de Luther à Nietzsche le spectre moderne de l’affranchissement progressif de la philosophie à l’égard de la théologie. Il s’agit là, encore une fois, d’un outil de travail déjà indispensable, fort bien conçu, rédigé par les meilleurs spécialistes des auteurs concernés, et intelligemment coordonné.

A : Où est passée la Renaissance italienne ?

En dépit de la qualité grande de l’ouvrage, un regret peut d’emblée être formulé : la Renaissance, qui avait été exclue de la période médiévale, ne trouve guère refuge dans l’époque moderne ; Luther et Erasme ont certes droit chacun à un chapitre mais les Ficin, Pic de la Mirandole, et autres Bruno n’ont pas droit de cité dans cette anthologie qui consacre pourtant un important chapitre à Melchor Cano, philosophe à la renommée modeste de l’école de Salamanque. Il faudra un jour interroger l’écrasement – voire le refoulement – de la philosophie renaissante italienne à laquelle, pourtant, l’Europe moderne doit tant. Cela a de surcroît lieu dans le cadre général (pas dans cet ouvrage en particulier) d’une invraisemblable survalorisation des vertus philosophiques de Montaigne qui rend d’autant plus assourdissant le silence gêné désormais réservé à la philosophie italienne, le crédit accordé à Montaigne montrant que c’est sans doute moins la Renaissance en tant que telle qui se trouve désormais honnie que le syncrétisme néoplatonicien, réfractaire à toute catégorisation, et donc interdit de cité dans l’université française.

Le volume précédent qui, chronologiquement, se concluait sur Nicolas de Cues (mort en 1464), semblait annoncer une place possible pour la fin du XVème siècle au sein du prochain volume ; or, en commençant avec Luther, dont l’essor a lieu vers les années 1517, c’est plus d’un demi-siècle de philosophie qui se trouve ainsi relégué aux oubliettes, sans que cela ne soit justifié. Il va de soi, aujourd’hui, que ne soient pas prises en compte les différentes philosophies de cette époque, et que des pensées comme celles de Ficin (mort en 1499), Pic de la Mirandole (mort en 1494), Bruno (mort en 1600 !), Pomponazzi (mort en 1525) doivent se contenter d’une mince allusion, au sein d’une phrase balayant plus de cinquante ans d’intense activité intellectuelle. Ficin n’est donc même pas mentionné, tandis que Pomponazzi ou Campanella se trouvent évoqués une seule fois dans une phrase synthétique et vague, à l’aune des censures doctrinales : « L’époque moderne fut à coup sûr l’âge d’or des censures doctrinales contre les philosophes. On ne compte plus les censures, les condamnations ponctuelles ou les véritables procès qui prirent pour cible des philosophes, célèbres ou moins célèbres : Pomponazzi, Montaigne, Bruno, Telesio, Vanini, Campanella, Descartes. »3 Pas un mot sur l’auteur de la théologie platonicienne de l’immortalité des âmes, ouvrage dont le titre indique pourtant la nature de la préoccupation, préoccupation précisément théologique.

B : Théologie ou religion ?

Cette absence des réflexions authentiquement théologiques au sein de la philosophie renaissante est d’autant plus surprenante que va s’opérer vers la fin du volume une assez nette confusion entre théologie et religion, faisant ainsi entrer Marx parmi les auteurs gratifiés d’un chapitre, alors même que ce dernier s’intéresse bien moins aux rapports de la philosophie et de la théologie qu’il n’aborde le problème social de la religion. Franck Fischbach n’emploie d’ailleurs pas le terme de théologie pour qualifier le dessein de Marx, mais bien celui de « religion », et l’on se demande si une distinction plus nette entre religion et théologie n’aurait pas été salutaire du point de vue de la composition du volume. Comme l’écrit fort bien Franck Fischbach, « La critique de la religion et de la conscience religieuse est certes pour Marx une critique indispensable, c’est la première de toutes les critiques, et c’est aussi, de toutes les critiques, la plus simple et la plus élémentaire (raison pour laquelle, précisément, elle est première). Mais, en tant que critique première et préalable, elle est aussi incomplète et ne peut se suffire à elle-même. Elle ne peut valoir que comme le prélude à une entreprise critique qui doit être autrement plus radicale et qui, surtout, ne peut se contenter d’être la critique d’une forme de conscience comme l’est la critique religieuse. »4 Il ne s’agit nullement de théologie, ni de rapports entre la théologie et la philosophie mais bien plutôt d’une « sociologie de la religion »5 Et en toute rigueur, il serait possible de se poser la question suivante : est-ce bien le lieu d’un tel article ? N’aurait-il pas alors été plus légitime d’intituler ce volume « Philosophie et religion » ? Il y a là quelque chose de parfaitement étonnant dans la mesure où les philosophes de la Renaissance italienne qui interrogent, eux, les rapports entre théologie et philosophie se trouvent exclus, tandis que ceux qui évacuent la théologie au profit d’une sociologie de la religion reçoivent une place de choix au sein du volume. Il est clair que quelque chose ne va pas.

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Le glissement de la question théologique vers la question religieuse se produit sans aucun doute avec l’œuvre de Kant. En dépit de l’introduction d’une problématique spécifiquement théologique au sein de la Critique de la raison pure dans laquelle Kant subdivise la théologie rationnelle (A 631-633, B 659-661), le problème est bien moins théologique que religieux : puisque d’une part, la raison humaine ne doit pas spéculer au-delà de l’expérience possible et que, d’autre part, la raison peut donner une loi morale qui, jadis, était révélée la théologie, le problème n’est donc plus de savoir ce qu’il faut faire de la théologie – la question est réglée par l’impossibilité de spéculer – mais de savoir ce que devient la religion comme institution. Et c’est fort significativement que Kant intitule son ouvrage de 1793 la religion dans les limites de la simple raison et non la « théologie » dans les limites de la simple raison. Le problème est bien de comprendre ce que devient la religion, alors que la philosophie apprend doublement à se passer de la théologie, théoriquement par le refus de la spéculation, et pratiquement par la découverte de la loi morale rationnelle. Il y a donc à ce moment précis une crise de la pertinence même du maintien d’une théologie, et à cet égard on peut regretter que ne soient pas davantage précisées les conditions permettant de continuer à évoquer les rapports entre philosophie et théologie lorsque cette dernière se trouve quasiment congédiée. Marty parle d’ailleurs fort bien de « l’exclusion de toute fondation théologique de l’obligation morale»6 ce qui ouvre le champ du questionnement à la religion, mais il eût été bon d’évaluer la possibilité d’un tel passage.

C : Un volume indispensable

Au-delà de ces quelques problèmes de possibilité même de l’entreprise après Kant, en dépit sans doute des tentatives de Schelling et de Hegel de retrouver une problématique plus théologique non absorbée par la question religieuse, il convient de saluer le parcours intellectuel auquel convie ce volume. Une très belle introduction de Jean-Christophe Bardout structure l’ensemble et donne une vue générale du projet éditorial. L’idée générale est celle d’une exposition de la séparation progressive entre philosophie et théologie sans que, toutefois, une telle séparation n’entraine d’indifférence de l’une envers l’autre. Certes, la foi n’est plus affaire de philosophie, et la philosophie ne tire plus ses principes d’une certaine théologie, mais des rapports demeurent, rapports qui ne sont plus ceux de la médiévale subordination de la philosophie à la théologie. « C’est donc au moment où la théologie accède à la dignité plénière d’un savoir autonome qu’elle reconnaît, au moins implicitement, une dette de plus en plus pesante envers la philosophie. »7

Toutefois, précise Bardout, la distinction du philosophique et du théologique n’est pas l’œuvre de l’époque moderne ; il s’agit d’un héritage médiéval, antérieur donc au double moment luthérien et cartésien délimitant l’envoi du volume, préfiguré par une certaine scolastique. « La distinction du philosophique et du théologique, écrit Bardout, constitue un legs du Moyen Age (XIIIè et XIVè siècles) aux Temps modernes. »8 La distinction se construit sur la découverte des textes aristotéliciens, permettant d’élaborer une philosophie scolastique, qui progressivement se distingue, sans toutefois clairement s’en affranchir, de réflexions plus nettement théologiques.

On trouve néanmoins avec Luther la formulation d’une nécessaire séparation entre, sinon la philosophie, à tout le moins l’aristotélisme, et la théologie, sous forme d’énoncés particulièrement violents, qui ont le mérite de montrer le degré de rejet auquel étaient parvenus un certain nombre de penseurs à l’encontre du Stagirite. La Disputatio contra theologiam scholasticam de 1517 possède ainsi le mérite de la clarté dans son rapport à l’aristotélisme :
« 41. Presque toute l’éthique d’Aristote est la pire ennemie de la grâce. Contre les scolastiques.
42. C’est une erreur d’affirmer que l’opinion d’Aristote sur le bonheur ne répugne pas à la doctrine catholique. Contre les moralistes.
43. C’est une erreur de dire : on ne devient pas théologien sans Aristote contre l’affirmation commune.
44. Bien au contraire, on ne devient théologien que sans Aristote.
45. Un théologien non logicien est un monstrueux hérétique : voilà un énoncé monstrueux et hérétique. Contre l’affirmation commune. »9 Le chapitre sur Luther constitue ainsi un moment particulièrement savoureux, tant par la radicalité des affirmations que par le fameux « pas en arrière » censé retrouver la parole authentique de Dieu. Comme le dit fort bien Philippe Büttgen, « chaque énoncé sur la philosophie est en même temps une action sur l’Eglise, dans l’attente de son retour à la Parole. »10 La singularité de Luther au sein de ce volume réside pour une grande part dans cet engagement personnel conférant à ses propos une dimension presque performative, tant chacun des mots employés résonne d’une volonté claire et nette de réforme effective de la théologie, de l’Eglise, et de la philosophie ; « la Réforme, bien plus qu’un simple « contexte » historique, est le nerf à vif de la philosophie luthérienne. »11 Cette volonté effective de réformer l’Eglise, voilà qui confère au texte une puissance singulière, en rupture avec les élaborations parfois un peu trop théoriques que l’on retrouve chez des philosophes ultérieurs.

Un autre aspect bien relevé par Bardout, outre la séparation de la philosophie et de la théologie que Luther porte à son acmé, est celui de la modification du sens de la théologie : celle-ci connaît elle-même une certaine inflexion, quittant progressivement l’analyse de la révélation pour se faire production rationnelle d’énoncés sur Dieu. Dans une certaine mesure, la théologie se laisse ainsi définir selon les canons philosophiques. « Dans une perspective strictement philosophique, la théologie se définit comme un discours rationnel sur Dieu ou le divin, au sens où l’on parlera plus tard d’anthropologie ou de cosmologie. La théologie devient alors une discipline strictement rationnelle, telle qu’en un sens l’avait portée la pensée antique. Quels que soient sa tournure et son mode (qu’elle soit théologie métaphysique ou physique, transcendantale ou naturelle), Dieu s’y trouve atteint dans et par un concept ou une idée. Ce qui est connu et affirmé de Dieu l’est par les seules forces de la raison, qui puise dans cette idée ou dans la considération de la nature, l’ensemble des propriétés qu’elle en affirme comme autant d’attributs. »12 Ce moment, qui est celui du passage de l’âge classique aux Lumières, est sans aucun doute préfiguré par Descartes qui, sans déterminer la nature de Dieu, s’empare néanmoins de son existence, et sans explicitement faire de théologie propose néanmoins un discours rationnel sur Dieu indépendant de la révélation. Il faut donc consulter en priorité le très bon article de Jean-Luc Marion et Jean-Chistophe Bardout consacré à Descartes, qui a l’immense mérite de parfaitement rappeler la représentation habituelle qui est faite du cartésianisme – une pensée qui séparerait radicalement philosophie et théologie – afin d’en mieux souligner les nuances et les ambiguïtés : premièrement, « Descartes n’a pas dédaigné d’obtenir l’aval des théologiens (…). »13 Et « s’il n’appartient pas au philosophe de statuer en théologie, celui-ci se doit néanmoins d’œuvrer à la mise en évidence de ce que la tradition théologique nomme les « préambules de la foi », et notamment à la démonstration de l’existence d’un Dieu non trompeur (…). »14 En outre, l’article rappelle fort à propos que dans la lettre du 15 avril 1630 à Mersenne, Descartes entend mieux parler de Dieu, « plus dignement » en tout cas que ne l’ont fait les philosophes : sous-entendu, il pourrait en parler de telle sorte que fussent accommodées la théologie et sa philosophie. D’où cette excellente conclusion : « On mesure donc la complexité, voire l’ambiguïté de la position cartésienne. Si Descartes entend respecter (tout en la bornant) la compétence du théologien, il reste tout d’abord que la métaphysique, voire la physique, peuvent servir à l’explicitation du donné révélé : il apparaît en second lieu que sa métaphysique, en se comprenant prioritairement comme théo-logie (de préférence à sa détermination scolastique comme science de l’étant en tant qu’étant), s’approprie deux questions que les théologiens revendiquaient jusqu’alors comme leurs. Ce faisant, le geste cartésien contribue de manière décisive à la constitution de la théologie naturelle comme discipline strictement rationnelle. »15

Conclusion

En dépit de certains choix contestables, notamment l’absence d’une véritable synthèse sur la philosophie renaissante italienne, et une insistance sans doute excessive sur Marx qui, du point de vue théologique, ne dit rien, ce volume est excellent, et véritablement indispensable. L’organisation des textes est souvent d’une très grande pertinence, la présentation qui les accompagne est parfaite, et la clarté de l’ensemble est telle que l’ouvrage peut tout aussi bien se lire d’une traite que se prêter à la consultation occasionnelle pour retrouver quelques passages décisifs d’une œuvre traitant des rapports entre philosophie et théologie.

Ainsi l’excellente notice de Barbara Stiegler consacrée à Nietzsche dans laquelle toute l’ambiguïté de ce dernier à l’égard de la théologie se trouve restituée, notamment à partir du rapport à Schopenhauer : Nietzsche reproche à celui-ci de n’avoir pas su s’affranchir de la théologie, puisque les catégories morales continuaient à régir le divin et Dieu. L’élaboration de Dionysos est ainsi présentée comme le moyen non théologique, c’est-à-dire non moral de parvenir au divin. Mais Stiegler montre fort bien l’impression de renversement des années 1887-1888 pendant lesquelles Nietzsche semble dénoncer le renoncement du théologien à la raison, alors qu’il était jadis accusé de lui soumettre l’entièreté du divin. Y a-t-il donc un retour en grâce de la raison à la fin de la vie philosophique de Nietzsche ? « Rien n’est moins sûr. D’abord parce que Dionysos reste jusqu’au bout cette « autre voie » vers le divin, comme en témoigne la multiplication, la même année, des invocations du dieu. Ensuite, parce que c’est encore au nom de la piété et du divin que Nietzsche critique, en 1888, la réduction de Dieu à l’état d’un « valet » ayant l’obligation de se soumettre à nos calculs et à nos volontés (Antéchrist § 52) »16 Contre cette volonté de tout soumettre au logos, le philologue présentera son amour des textes, seule voie possible vers le divin.

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  1. cf. https://actu-philosophia.com/spip.php?article191
  2. Jean-Christophe Bardout (dir.), Philosophie et théologie à l’époque moderne. Anthologie, tome III, Cerf, 2010
  3. Ibid. p. 129
  4. Ibid. p. 433
  5. Ibid.
  6. Ibid. p. 348
  7. Ibid. p. 24
  8. Ibid. pp. 26-27
  9. cité p. 76
  10. Ibid. p. 69
  11. Ibid.
  12. Ibid. p. 53
  13. Ibid. p. 203
  14. Ibid. p. 204
  15. Ibid. pp. 205-206
  16. Ibid p. 457
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Ancien élève de l’ENS Lyon, agrégé et docteur en Philosophie, Thibaut Gress est professeur de Philosophie en Première Supérieure au lycée Blomet. Spécialiste de Descartes, il a publié Apprendre à philosopher avec Descartes (Ellipses), Descartes et la précarité du monde (CNRS-Editions), Descartes, admiration et sensibilité (PUF), Leçons sur les Méditations Métaphysiques (Ellipses) ainsi que le Dictionnaire Descartes (Ellipses). Il a également dirigé un collectif, Cheminer avec Descartes (Classiques Garnier). Il est par ailleurs l’auteur d’une étude de philosophie de l’art consacrée à la peinture renaissante italienne, L’œil et l’intelligible (Kimé), et a publié avec Paul Mirault une histoire des intelligences extraterrestres en philosophie, La philosophie au risque de l’intelligence extraterrestre (Vrin). Enfin, il a publié six volumes de balades philosophiques sur les traces des philosophes à Paris, Balades philosophiques (Ipagine).