Martin Heidegger : Interprétation de la deuxième Considération intempestive de Nietzsche

La publication chez Gallimard du séminaire de Fribourg-en-Brisgau (1938-1939) consacré à l’« Interprétation de la Deuxième considération intempestive de Nietzsche1 apporte une nouvelle base textuelle à la longue série des Cours de M. Heidegger sur Nietzsche qui s’étend de 1936 (« la volonté de puissance comme art », GA 43, Nietzsche I) à 1940-1941 (« Le nihilisme européen », GA 48, Nietzsche II).

Paru en 2003 dans l’édition de référence V. Klostermann (Tome 46 de la Gesamtausgabe) il comprend les notes de M. Heidegger, une préface du traducteur A. Boutot et, en annexe, le protocole des séminaires rédigé par les étudiants, les notes du fils du philosophe (Hermann Heidegger) ainsi qu’une postface de l’éditeur allemand Hans-Joachim Friedrich. Ces ajouts ont toute leur importance dans la mesure où le texte de Heidegger est plus ou moins rédigé, donc fragmentaire. Tout se passe comme si l’on avait simplement affaire à un plan détaillé dont les sections sont inégalement développées. L’ouvrage suscite donc une difficulté pour le lecteur qui a bien souvent du mal à suivre l’enchaînement des propositions. D’où l’utilité du protocole rédigé par les étudiants pour ressaisir la logique d’ensemble du séminaire.

Enfin, l’ouvrage, exclusivement consacré à la Seconde intempestive, a ceci de précieux pour les études heideggériennes qu’il se différencie radicalement de la première interprétation de ce même texte dans Sein und Zeit, §76.
Avant d’en venir au contenu du séminaire, il convient donc de mesurer l’écart entre les deux interprétations.

Réinterprétation de l’ouvrage de 1874

Sein und Zeit interprétait l’ouvrage de 1874 dans le sens d’une contribution à l’analytique existentiale, attestant que « Nietzsche a vu l’essentiel »2 de l’historialité du Dasein : « Le commencement de sa « considération » laisse pressentir qu’il en entendait plus qu’il n’en a dit »3. Les trois genres d’histoire (monumental, antiquaire et critique) étaient alors compris comme trois préfigurations de la temporalité de l’être (avenir, passé et présent).

Or, dans ce séminaire postérieur d’une dizaine d’années, les choses ont évolué et se trouvent pour ainsi dire inversées. Heidegger s’efforce, au contraire, de faire de Nietzsche le penseur qui achève la pensée occidentale comme métaphysique de l’oubli de l’être : « ce qui caractérise Nietzsche, c’est bien plutôt qu’il soit le dernier penseur de la philosophie occidentale jusqu’à ce jour »4. À travers un dialogue défini comme « questionnant »5, le leitmotiv de la réinterprétation consiste dès lors à montrer que Nietzsche est « équivoque ». D’une part, parce qu’il ne fait pas de différence suffisamment marquée entre l’histoire comme science et l’histoire comme temps et, d’autre part, de manière encore plus profonde, parce que la triplicité de l’histoire s’enracine désormais dans un concept de « vie » équivoque. Laissant dans l’indétermination la différence ontologique entre « la vie en tant qu’étant en entier » et « la vie en tant qu’être »6, Nietzsche n’interroge pas, selon Heidegger, la différence entre vie et vie humaine, entre étant et être, et c’est ce principe herméneutique qui commande l’ensemble de la réinterprétation. On peut schématiquement la reconstituer selon deux lignes d’argumentation.

Comparaison entre l’homme et l’animal

Heidegger concentre d’abord sa lecture sur la comparaison entre l’homme (historique) et l’animal (anhistorique) qu’on trouve dès la première section de la Deuxième considération. En prenant pour point de départ l’animal pour penser l’homme, Nietzsche pose « à l’arrière plan »7 la question de la définition de l’homme en partant de l’animal. C’est pourquoi il est un penseur « métaphysique » en ce qu’il achève la longue tradition qui définit « l’homme occidental »8 comme « animal rationale » : c’est à partir de l’animalité (le vivant) que Nietzsche délimite l’essence de l’homme. Par opposition à Nietzsche, Heidegger interroge autrement « la démarcation »9 entre l’homme et l’animal, cherchant à dépasser « l’anthropomorphisme » métaphysique (l’animal pensé à partir des catégories de l’humain et, réciproquement, l’homme pensé à partir du genre de la vie ou du vivant).

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Selon Heidegger, Nietzsche reste donc tributaire des catégories de la métaphysique dont l’impensé repose ici sur la différence entre l’animal (anhistorique) et l’homme (historique). Ce à quoi Heidegger oppose que « l’animal n’est pas anhistorique mais bien plutôt sans histoire ». L’enjeu sous-jacent étant le « prétendu biologisme de Nietzsche »10 que Heidegger récuse en montrant que la pensée nietzschéenne est fondamentalement métaphysique et non simplement biologiste.

Vérité et justice

N’ayant pas non plus thématisé la différence entre l’histoire comme savoir et l’histoire comme temps, Nietzsche, à partir de la section IV jusqu’à la section VI, nous livre, selon Heidegger, le « fond de sa pensée » (annexe, p. 346) en opérant « la connexion essentielle »11 entre sa doctrine de la justice et sa doctrine de la vérité. Dans l’effort pour rompre avec la notion d’objectivité historique, Nietzsche cherche encore, et c’est son impensé, « l’essence de la vérité »12. De sorte que, loin de sortir de la tradition métaphysique de la vérité comme adéquation ou rectitude de la représentation, il est en réalité le penseur de son achèvement. En comprenant la vérité comme justice, Nietzsche place en effet l’essence de la vérité dans l’homme pris comme « centre de référence » (annexe, p.354) et accomplit, par ce geste, le subjectivisme initié par la philosophie de Descartes. La critique nietzschéenne de la conscience cartésienne s’avère n’être en définitive qu’une simple inversion du cogito ergo sum en « vivo ergo cogito »13 qui renforce d’autant plus la domination du sujet qu’elle n’est pas interrogée. D’où « le subjectivisme achevé de la subjectivité inconditionnée »14 que Heidegger décèle dans le concept nietzschéen de vérité entendue comme justice. Un tel diagnostic se trouvait déjà dans le Nietzsche I et sera approfondi dans le Nietzsche II dans l’interprétation de « la métaphysique de la volonté de puissance » comme « métaphysique de la subjectivité inconditionnée et achevée »15.
Au final, Heidegger cherche donc dans ce séminaire à mettre en avant « la métaphysique de Nietzsche » selon trois caractéristiques essentielles : l’interprétation de « l’étant en entier, comme vie, l’homme comme animal et la vérité comme « justice » (p. 223).

Relation équivoque entre Heidegger et Nietzsche

Loin devant Aristote ou Kant, Nietzsche est le philosophe à qui Heidegger a consacré le plus grand nombre de cours et de séminaires. Depuis sa thèse d’habilitation sur Duns Scot en 1916 jusqu’à, au moins, Qu’appelle-t-on penser ? (1955), Heidegger s’explique avec Nietzsche, lui dit tantôt oui, tantôt non et ce, en fonction des évolutions internes à sa propre pensée.
Après le « oui à l’essentiel »16 dans Sein un Zeit, Heidegger opère dans ce séminaire un tournant dans son interprétation de la Seconde intempestive, tournant qui n’est pas sans lien – et il faut y insister – avec le « tournant » (Kehre) qu’il effectue dans sa propre pensée. Nous serions au moment de ce séminaire, si l’on suit l’hypothèse de M. Haar, à une « période médiane »17 et ce, à un double niveau. Dans son interprétation de Nietzsche d’abord, puisque les cours de 1950-1951 – à rebours de la critique radicale de ce séminaire de 1938-1939 – reviendront sur ce que la pensée nietzschéenne a d’indépassable : « Dans la pensée de Nietzsche tous les motifs de la pensée occidentale, mais tous transmués (nous soulignons), se rassemblent par destin. »18.

Concernant ensuite la pensée interne de Heidegger, on aperçoit en lisant ce séminaire que c’est la « métaphysique comme histoire de l’être » qui est passée au premier plan vis-à-vis du Dasein. La notion « estre » indique en effet le déplacement que Heidegger opère vis-à-vis de Sein und Zeit et qu’il cherche à interroger l’être autrement. De sorte que si Nietzsche est, dans ce séminaire, devenu « le penseur de l’achèvement de la métaphysique », c’est qu’il a pour fonction de circonscrire le « destin de la pensée occidentale » (annexe, p. 294) et préparer un « autre chemin »19. Par où l’on voit que la réinterprétation de Nietzsche, se trouvant en connexion étroite avec la Kehre, s’éloigne de toute forme d’impartialité supposée dans la restitution de la pensée de Nietzsche.

À cette objection, Heidegger répondrait sans doute que la pensée métaphysique de Nietzsche ne répond pas tant à ses propres convictions philosophiques qu’à la nécessité de « la temporalité et la vérité de l’estre »20. Car penser contre Nietzsche consiste, selon lui, à « prendre une décision pour ou contre la pensée occidentale » (annexe, p. 294). Cependant, une telle décision – indépendamment de ce qu’elle a d’exorbitant – n’est-elle pas d’abord et même entièrement relative à la pensée de Heidegger ? Comme le dit si bien un grand interprète de Nietzsche, ancien élève de Heidegger : « lui aussi projette dans son interprétation de Nietzsche sa propre pensée et s’y interprète soi-même »21. Comment ne pas souscrire à une telle évidence ? D’ailleurs, n’est-ce pas davantage le débat que Heidegger livre avec sa propre pensée qui fait tout l’intérêt de ce séminaire plutôt que la compréhension de la pensée de Nietzsche ? Nous laisserons au lecteur le soin d’en décider.

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  1. Martin Heidegger, Interprétation de la deuxième considération intempestive, Traduction Alain Boutot, Gallimard, bibliothèque de philosophie, 2009
  2. SZ, § 76
  3. SZ, Ibid.
  4. Heidegger, Interprétation…, p. 20
  5. Ibid. pp.21-22
  6. Ibid, p. 24
  7. Ibid. p. 41
  8. Ibid. p. 39
  9. Ibid. p. 36 sq.
  10. cf. Heidegger, Nietzsche I, p. 402 sq.
  11. Heidegger, Interprétation… p. 158
  12. Ibid.,p. 177 sq.
  13. Ibid. p. 186
  14. Ibid. p.162
  15. cf. Heidegger, Nietzsche II, p. 265
  16. M. Haar, « l’adversaire le plus intime » in La fracture de l’histoire, Grenoble, Millon, 1994, p. 193
  17. Ibid, p. 199
  18. Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, p. 49
  19. cf. Heidegger, Nietzsche I, p. 492 sq
  20. Heidegger, Interprétation… p. 110
  21. K. Löwith, Nietzsche philosophie de l’éternel retour du même, Paris, Hachette, 1998, p. 273
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