Martin Heidegger : Vers une définition de la philosophie (partie II)

La première partie de l’article est consultable à cette adresse.

PHENOMENOLOGIE ET PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE DES VALEURS
(Cours du semestre d’été 1919)

Cette critique phénoménologique de la philosophie des valeurs a pour principe de substituer à l’habituelle position extérieure, la considération de questions portant directement sur les problèmes précis qui se posent concrètement ici et maintenant.

INTRODUCTION (p. 155 & sq.)
& PREMIERE PARTIE

L’adhésion à la Phénoménologie diffère de toute autre adhésion : elle reconduit à une vue originaire, non à la chose (elle la cherche) mais à la configuration de la vie « en soi et pour soi » (Leben an und für sich). Elle est une vue primaire (Ursicht), comme une forêt primaire (Urwald) : Heidegger dira plus tard que Husserl lui « implanta des yeux ». A cette aune sont ici mesurées les doctrines précédant les Recherches Logiques, même si leurs auteurs les influencèrent : Lask, Rickert, Windelband. Le jeune phénoménologue s’attache davantage à montrer leur indigence qu’à en recenser les mérites – sauf pour Dilthey, dont la même nostalgie pour la quête de signification de l’événement (donc de la singularité) fut, d’après lui, comblée (erfüllt) par la Phénoménologie naissante (p. 207).

Disons que le propos tourne à la fois autour :
– de la critique de l’introduction de la valeur en philosophie ;
– et du rapport entre le pôle logique et le pôle historique dans les philosophies de son temps.

Aussi renvoie-t-il implicitement à la confrontation Kant-Hegel, plus qu’à l’opposition entre la philosophie critique et l’idéalisme allemand, car Fichte, père dudit idéalisme, le fut aussi du postkantisme. Il remet en question l’attraction, au XIXe siècle, de la théorie de la connaissance par l’astre pratique, le devoir – cela a déjà été exposé dans le cours précédent, mais ici l’explication est plus détaillée. Plus tard, dans ses études sur Kant, il en rattachera les motivations pratiques à l’intention théorique réinterprétée à la lumière de l’imagination transcendantale, et ainsi il répondra à Fichte sur son propre terrain. Mais pour l’instant, il montre que les notions de normativité (Normalität), de téléologie, faussent la théorie de la connaissance – on pourrait ajouter, autant que, jadis, la confusion entre la raison et la foi.

En revanche, l’entrée de l’histoire dans la sphère des problèmes philosophiques, initiée par Dilthey et suivie aussi, dans une certaine mesure, par les penseurs de la valeur (Windelband, Rickert, Lask), est cautionnée par Heidegger, qui y voit non seulement une correction de l’influence de Fichte par celle de Hegel, mais un nouvel élan philosophique dû à la division du connaître, en sciences de la nature (l’esprit y pose une normativité formelle, logique, « nomothétique » (p. 210) – et les sciences de l’esprit (sciences humaines où l’esprit ose une quête transcendantale, tournée non vers la représentation mais vers le vivant singulier et temporel, historique, conforme chaque fois à sa propre singularité: « idiographique »).

Toutefois Heidegger veut montrer que, même dans cet effort transcendantal, ces penseurs s’illusionnent sur ce qu’ils croient être le réel (das Wirkliche) mais qui n’est que le produit d’un donné déjà reformulé par les sciences de la nature, y compris quand il s’agit d’histoire. Seul Dilthey, par sa quête de la Singularité (de l’événement), est parent de ce qui est vraiment porteur, aux yeux de Heidegger, à savoir la description – plus exactement, la psychologie descriptive, reprise de Brentano par la Phénoménologie. Celle-ci évite les deux écueils du XIXe siècle : l’aliénation de la vérité à la pratique, qui impose d’énormes présupposés – et la dévitalisation du sens de la vie du fait d’une méthode reprenant soit les dogmes logiques aristotéliciens, soit le positivisme issu du modèle des sciences de la nature.

EXPOSES DU POINT DE VUE DE L’HISTOIRE DES PROBLEMES

Heidegger, fort de la double exigence d’un renouvellement de la Logique et du choix de phénoménologique de l’immédiat, élabore un commentaire assez sinueux, mais utile à suivre si l’on s’intéresse à l’origine de ses vues à lui. Il écrit (p. 161) :

Le critère phénoménologique ne peut être que l’évidence compréhensive (verstehende Evidenz) et le comprendre évident de vécus (das evidente Verstehen von Erlebnissen), de la vie en soi et pour soi au sein de l’eidos (des Lebens an und für sich im Eidos). La critique phénoménologique ne consiste pas en une position réfutatrice (Wider-legen) et en l’apport de preuves contraires (Gegen-beweise) ; elle revient bien plutôt à comprendre la proposition soumise à la critique là où elle puise son sens. La critique consiste à relever positivement des motivations authentiques. …. L’authentique au sens phénoménologique s’atteste lui-même (weist sich selbst als solches aus) et ne requiert pas d’autre critère (théorique)

PREMIER CHAPITRE

La genèse de la philosophie des valeurs à titre de philosophie contemporaine de la culture

§ 1. Le concept de culture dans la philosophie de la fin du XIXe siècle (p. 167 & sq.)

Heidegger tient l’émergence, au tournant du siècle, du concept de culture (Kultur) – qui signifie civilisation – et de son corrélat, la vision du monde, pour le bouquet final de la domination de la pensée sur la vie : le monde se décline en systèmes culturels, dont émaneraient les philosophies. Histoire et culture finissent par déterminer le champ de la philosophie, au point de refuser la conscience de soi aux peuples premiers ou préhistoriques !

Cette historisation mêlée de hiérarchie des âges de l’humanité (et des peuples) est pour Heidegger un événement historique qui se replie sur lui-même, et renforce le règne de la technique. Il travaille la matière historique de l’intérieur : loin d’opposer à tel ou tel état de l’humanité, relatif à sa culture, une humanité éternelle, il refuse à la position historique le droit de fixer la définition de l’homme. La vie humaine, singulière à chaque fois, est historique sur un mode de déploiement indépendant de celui de la conquête, la prestation, la réalisation culturelles : la vie appartient à une individualité (la singularité pensée par Dilthey), non à un spécimen (cf. p. 171). L’Aufklärung, et particulièrement Kant, ont hélas rationalisé comme les mathématiciens le firent avant eux pour la physique, les manifestations historiques de la solidarité humaine. Heidegger en appelle à une deuxième Aufklärung, qu’il baptise Erhellung, éclaircissement, dans la lignée de Herder, pour opérer un revirement (Umschwung) du concept d’histoire, de culture, de peuple. La valeur n’est plus un critère transcendant fixé au-dessus de l’histoire des peuples ; le critère est l’identité de chaque siècle, de chaque phénomène historique (Eigenwert jeder nation, jedes Zeitalters, jeder historischen Erscheinung). Cette identité est au beau milieu de la chacuneté, elle lui est immanente (Mittelpunkt) – c’est son centre de gravité mental (Schwerpunkt). Nous lisons, p. 172 :

La réalité historique n’est plus considérée exclusivement dans la perspective d’une orientation schématique-régulatrice et rationaliste-linéaire vers le progrès, perspective qui restreint chaque étape au fait de dépasser la barbarie et d’accéder à la rationalité… S’élève alors l’attention aux centres d’effets et aux connexions d’effets tout à la fois individuels et qualitativement originaux : la catégorie de singularité (Eigenheit) devient signifiante et se voit désormais reliée à toutes les formes de vie.

La particularité est une modulation intérieure à une unité artificielle de genre, la singularité est ontologique : le peuple allemand n’est ni un genre de nation, ni un certain niveau de culture, il est lui-même, il déploie ses formes historiques originales et autonomes, comme dit Schlegel (ihre historisch originalen und selbstständigen Formen), et la recherche sur les mythes et les légendes permet de reconstituer l’institution de leur Dasein (cf. p. 172). Ces remarques éclairent l’intérêt du penseur pour la poésie en phase avec un certain usage de l’anthropologie : pointer ce qui vaut pareillement pour les membres d’une communauté, en un lieu et un temps déterminés. Deux types d’égalité se font donc jour :
– l’égalité de valeur entre les différentes conduites culturelles (le Sénégalais se comporte avec notre culture de la même façon que nous, si nous étions introduits dans sa culture) ;
– l’égalité de valeur entre le début d’une civilisation (se manifestant dans les chants et les mythes) et sa maturité, ce qui suppose un effacement de l’idée de barbarie primitive.

§ 2. Le point de départ du problème axiologique. Le dépassement du naturalisme chez Lotze (p. 175 & sq.)

Heidegger mentionne que Lotze n’est le seul contradicteur du naturalisme qu’au nom de la valeur, comme la doctrine fichtéenne, téléologique et morale. Il ne peut donc défendre l’historique dans sa singularité et sa pluralité individuelles par elles-mêmes, qu’en référence à une subjectivité qui passe par les concepts de conscience et de sujet.

DEUXIEME CHAPITRE
Windelband ou la fondation de la philosophie transcendantale des valeurs

§ 3. Renouveau de la philosophie kantienne. Caractère axiologique de la vérité (p. 179 & sq.)

Expliquer est « éclairer dans toute leur disparité qualitative les motifs de l’influence exercés par [un penseur] et les directions de recherches antagonistes qu’ils ont inspirées » (p.191). Heidegger éclaire ainsi le mouvement de balancier induit par un glissement de la philosophie kantienne : soit vers le naturalisme (par privilège de l’empirique) – soit vers l’idéalisme (du fait de la subsistance d’une transcendance dans le transcendantal).

C’est justement à un penseur qui supprima, de l’intérieur du kantisme, le risque de ce double glissement, un penseur attiré par la Phénoménologie en restant pourtant lui-même, que le jeune Heidegger rend hommage : le maître de Lotze et Windelband, Hermann Cohen. Celui-ci, sous l’impulsion de Fichte, prend comme clef d’interprétation un principe qui, tout en étant aussi plein d’existence que l’empirique, en est indépendant : la raison pratique. Celle-ci naturellement juridique, non seulement par une législation de fait de l’esprit humain, mais par une position originelle de droit : il faut adhérer à la voix de la loi en général au nom d’une volonté de vérité, pour être conscient de l’ordonnancement de la raison cognitive.

Le jeune professeur fait donc comme s’il n’y avait pas déjà un « principe des principes », énoncé par la Phénoménologie (le donné doit être intuitionné simplement comme donné) : il teste l’unicité du vivre humain avant ladite intuition, par un autre donné, celui de la loi, « aprioricité normative » (p. 183). Ce développement sur l’école marbourgeoise dissipe l’impression de cours plus tardifs et de la confrontation de Davos – dix ans plus tard – que Heidegger aurait superbement ignoré l’héritage du néokantisme au prétexte d’une réinterprétation à la source de la Critique de la Raison Pure. Car il n’y comblera le gouffre entre sensibilité et entendement par l’imagination transcendantale, que parce qu’il avait commencé à le faire, comme Cohen, puis Windelband, par le concept de légalité, qui court dans tout l’œuvre kantien. Or qui dit loi remplace la nécessité par la liberté, dès la démarche cognitive : la raison pratique, qui réalise l’unité des facultés est – Heidegger cite Lotze – « une autre racine supérieure » (p. 183). Sans doute Heidegger remplacera-t-il, en son époque d’analyse existentiale, la loi par la foi (phénoménologique) en la perception, cette primitive « prise de vrai » (Wahrnehmung) ; sans doute écartera-t-il l’effet unificateur de la Valeur (Wert) par la prime lumière du Sens (Bedeutung). Mais il gardera le mobile de Cohen : se garder de glisser dans le psychologisme et d’aliéner l’effort philosophique à une science toute-puissante préparant les armes de la technique. L’unité ne peut découler du fait établi par les sciences, qu’elles portent sur la nature ou l’esprit. L’éloge du néokantisme concerne donc son orientation logique au sens le plus fondamental : justifier l’effort de penser au nom de la pensée même, non par des enjeux matériels. Parlant de Windelband, il écrit, p. 187 :

… L’empiètement croissant de la psychologie empirique sur la philosophie a forcé cette dernière à se réinventer à l’écart de toute référence historique, à partir de la chose même, comme cette science critique des valeurs universellement valides dont nous venons de parler…. Y a-t-il, au sein de ce domaine, des connaissances fondamentales à même de servir l’édification d’une structure systématique ad hoc, au sein de laquelle l’idée de valeur serait l’ultime principe de cohésion ?

Voilà pourquoi Heidegger quittera la voie théorique du second Husserl pour négocier son premier virage, avant l’ontologie pure, vers la route existentiale dont la lumière ne sera plus la conscience cognitive (Bewußtsein), mais la conscience morale (Gewissen). Lumière pratique qui ramènera l’effort d’unification logique à la source pré-phénoménologique, kantienne : la Loi, qui demeure une lumière même après la critique de la philosophie des valeurs, qui en vient. Lorsque plus tard Heidegger s’en prendra à cette notion, ce sera dans son acception nietzschéenne et néo-nietzschéenne : il ne lui échappe pas qu’il n’y a pas grand-chose de commun entre la valeur conceptualisée par l’école de Marburg dans la perspective kantienne rationnelle du devoir, et la valeur promue par le pragmatisme violemment anti-intellectuel de la volonté de puissance. « L’exacerbation des problèmes économiques et sociaux », qui « achève de river la vie au sol de l’expérience et des manipulations pratiques » (p. 174) laisse pourtant deviner ce glissement de la notion de valeur. Dans le cours de 1919, il n’y a pas encore trace de ces combats menés plus tard par Heidegger. Mais on voit à l’œuvre ce que nos auteurs appellent dans leur présentation une « charité interprétative » (p. 13) dont la pensée (Gedanke) recèle un merci (Danke). Il salue ici le principe des « valeurs », non sur une base hiérarchique, à la manière de Nietzsche, mais sur une base humaniste : fonder avec certitude des valeurs « universellement valides » (allgemeine gültige Werte).

§ 4. Jugement et appréciation (p. 187 & sq.)

Mais le fondement de cette science, critique, des valeurs universelles (kritische Wissenschaft, p. 188) n’est pas un concept scolaire, c’est un rapport, une forme différentielle, une « distinction » (Unterschied), qui marque son origine critique (kantienne). Car la pensée kantienne se meut sur le rythme de la différenciation (a priori / a posteriori ; sensibilité / entendement ; théorique / pratique ; hypothétique / catégorique ; agréable / beau, etc.). Nous quittons le seul néokantisme et abordons l’autre terre où se développent les nouvelles tentatives philosophiques de ce tournant du siècle : Franz Brentano. Sa différence fondatrice (reprise pourtant par Windelband, Rickert et Lask) oppose jugement (Urteil) et appréciation (Beurteilung). Le néokantisme détermine, en reprenant cette distinction-là, la philosophie (objet de notre livre !) en refondant la logique non de manière formelle (jugement logique et pointage des catégories demeurent inchangés) mais transcendantale (reconduire les processus mentaux à tel ou tel type de certitude mentale, l’esprit pensant (das Geistige) étant de viser, on l’a vu, l’être (das Sein) pour lequel « quelque chose » (etwas) vaut (cf. p. 196 & sq.) La différence fondatrice entre les énoncés logiques (Sätze) ne concerne donc pas leur forme, qui est toujours la même (« cette chose est blanche », comme « cette chose est bonne » ont la même configuration : A est B) mais le but du jugement. Heidegger, cf. p. 191-192, résume, en la citant, la thèse de Windelband développée dans son Was ist Philosophie (I, p. 29) :

« Toutes les propositions (alle Sätze) au moyen desquelles nous exprimons nos conceptions (Einsichten), malgré leur apparente identité (Gleichheit) du point de vue grammatical, se distinguent (unterscheiden sich) en deux classes qu’il faut précisément séparer l’une de l’autre (sondern) : les jugements (Urteile) et les appréciations (Beurteilungen). » …Dans [le cas] des jugements, il s’agit de « l’appartenance l’un à l’autre de deux contenus représentatifs (Zusammengehörigkeit zweier Vorstellungsinhalte) » ; dans celui des appréciations, d’une « relation de la conscience appréciative à l’objet représenté (Verhältnis des beurteilenden Bewußtseins zu dem vorgestellten Gegenstande) ».

La différence entre être et étant, qui brise l’apparente égalité de toute occurrence du « est » – s’avère donc avoir été préparée par cette différence logique entre jugement prédicatif (qui va d’un étant à l’autre) et jugement décisionnaire (qui implique le sujet dans le rapport contradictoire aux étants). On reconnaît bien entendu ici la notion d’intentionnalité, que Husserl avait justement reprise d’un Brentano lui-même inspiré par une scolastique qui en fit grand cas. Nulle part ailleurs n’éclate aussi bien la parenté entre l’origine de la phénoménologie husserlienne et la philosophie des valeurs. La différence entre « valeur » et « sens » s’y révèle d’ailleurs plus sémantique qu’autre chose.

Mais cette notion d’une « conscience posant des fins » (zwecksetzendes Bewußtsein) n’abandonnait-elle pas le meilleur du kantisme, les règles éthiques du jeu de l’homme avec le monde dans la trine configuration entre mortels, mondes et Terre ? Un évidement du contenu éthique ne résulte-t-il pas de l’idée que « toute appréciation présuppose à titre de mesure d’elle-même une fin déterminée » et qu’elle n’a « de sens et de signification que pour celui qui reconnaît cette fin », comme dit Windelband (cité p. 192) ? Car cela va dans le sens d’un subjectivisme excluant toute universalité, et faisant du sujet singulier la norme de toute généralité. Cette subjectivité « « encapsulée », Heidegger la dénoncera assez vite, quand il fera ses cours du seul point de vue phénoménologique (en 1928-1929). L’explication « génétique » (genèse des représentations dans la conscience) ne rabat-elle pas la Critique de la Raison Pure sur des notions de psychologie expérimentale, dans la lignée de Trendelenburg ? Car la « différence » entre le jugement qui n’engage que les fonctions cognitives de l’âme et le jugement qui engage l’affect, après tout, est bien psychologique ! Dans la mesure où le transcendantal ne se rapporte pas aux choses, mais aux représentations des choses, distinguer l’a priori de l’a posteriori ne permet pas de sortir de la sphère de la subjectivité, donc de parer au glissement dans la psychologie, même si Kant ne le fait pas.

Mais Heidegger fait remarquer que Cohen a bien vu que le concept kantien d’expérience n’a paradoxalement rien d’empirique et que la primauté du jugement synthétique a priori revient aux énoncés mathématiques : la physique n’est une science – c’est-à-dire une activité pure de l’esprit – qu’à la condition d’être mathématique (cf. p. 181). Heidegger ne cherche pas à critiquer le domaine de Cohen, la théorie de la connaissance (Erkenntnistheorie), mais est en quête de ce qui, sans ajouter quoi que ce soit à la connaissance, est également aperçu a priori, et ce point de vue lui est fourni par Windelband. Toutefois, le fait que celui-ci s’inspire de la Psychologie du point de vue empirique, de Brentano, réduit la philosophie de la science au seul champ des intentions absolues, des « appréciations » qui possèdent une validité absolue (p. 194), dans les trois sphères de la logique, l’éthique et l’esthétique. La tournure juridique prise ici impose à la quête de vérité une atmosphère d’interdit (ne pas avoir le droit de faire autrement que penser dans les normes, (nichtsandersdürfen, p. 195). Heidegger en souligne la contradiction : comment la conscience empirique (constituée psychologiquement et culturellement, donc a posteriori) peut-elle découvrir en elle-même une nécessité idéale du devoir (ideale Notwendigkeit des Sollens), comment peut-elle « tomber sur » une conscience normative (auf ein normales Bewußtsein) ? A ce propos, signalons qu’ici, normal veut dire normatif, non normal, dont le sens premier s’est perdu en français (sauf dans le titre d’École Normale !).

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Cette prétendue révélation de l’absolu du sein de l’a posteriori inspire à Heidegger un bon nombre de points d’exclamations. Quand il cherchera à son tour l’absolu qui fonde l’unité du Dasein, il puisera dans l’analyse existentiale des concepts propres au développement même de l’exister, non dans des normes, dont la facticité ne dessine nul avoir-à-être. Là, Heidegger défendra le vrai sens kantien du Sollen, qui ne saurait surgir d’un prédonné, fût-il issu de la plus belle des civilisations. Pas plus dans Être et Temps que dans la Critique de la Raison Pratique le comportement pratique ne saurait être soumis à une norme.

§ 5. La contribution à la doctrine des catégories. La logique comme doctrine de la relation. Catégories réflexives et constitutives (p. 201 & sq.)

La psychologie est donc devenue, avec Windelband, transcendantale : il faut pointer le rapport de la conscience avec ses contenus, par exemple dans le jugement négatif ou le jugement de possibilité qui pose en fait non un rapport d’objet mais un rapport du sujet au jugement lui-même (« A n’est pas B » signifie : « je n’ai pas le droit de juger que A est B »). Penser, c’est juger : le concept n’est savoir que dans un jugement achevé. Le concept n’a donc de valeur que dans une syntaxe, une proposition.

La conséquence de cette primauté du propositionnel, qui joint la conscience à la liaison qu’elle fait entre les représentations au sein d’un concept, est que l’être est réduit à une activité de la conscience, quand elle se rend indépendante de tout contenu. Cela néglige le fait que l’être possède une dimension de conscience spécifique par son caractère de vécu spécifique (übersieht das « Sein » in seinem spezifischen Bewusstseins- und Erlebnischarakter, p. 203). Heidegger sous-entend qu’une nouvelle recherche des catégories devrait, comme l’a fait Husserl qu’il a lu et relu, faire une place spéciale à l’intuition catégoriale de l’être. Alors que dans sa thèse de doctorat, La théorie du jugement dans le psychologisme, cinq ans plus tôt, il n’invoquait la résurrection de la méthode transcendantale contre le naturalisme que pour mettre en avant un « être » (Sein) qui n’est que la « réalité » du contenu du jugement logique (l’être idéel de la proposition), à présent la question de l’être est vraiment la question de l’être. Plus tard, Heidegger évitera de choisir entre réalisme de catégories ayant une validité objective (reflétant un rapport entre les phénomènes) et l’idéalisme de catégories seulement représentative (liant les contenus de conscience entre eux) – car il se placera sur l’unique terrain existential de la compréhension de l’existence singulière par elle-même. L’être idéel constituant le contenu du jugement aura laissé la place à un être de « possibles », l’être singulier de ce mortel qu’il appelle, à la suite de Schelling et de Kierkegaard : das Dasein, l’être-là.

Le texte que nous avons sous les yeux nous montre un Heidegger encore proche du milieu néo-kantien, se situe encore dans la sphère scientifique de la philosophie. En ce sens, se profile à ce moment-là le projet d’une élaboration conjointe d’une logique du possible a priori qui respecte à la fois l’expérience vécue et l’intentionnalité et d’une critique de la raison historique. Le premier volet de ce projet ne verra jamais le jour – on ne peut reconstituer une logique heideggérienne que par bribes – mais le second trouvera son fondement dans l’analyse du rapport entre l’être et le temps.

§ 6. L’intégration du problème de l’histoire dans la philosophie des valeurs (p. 205 & sq.)

C’est donc Dilthey qui conseille une détermination de la philosophie. Celle-ci, théorie de la connaissance (Erkenntnistheorie), doit, quant à sa méthode, prendre modèle sur le principe logico-gnoséologique des sciences historiques : la singularité de l’objet (p. 206). L’idée de valeur est concrétisée ici loin de son hypostase crypto-platonicienne : car la valorisation (Geltung) d’une structure d’objet est d’en souligner la production unique au monde (das Einmalige), qui devient signification (Bedeutung). Voilà la source du lexique de la chacuneté, dans Être et Temps (je, jedes, jeweilig, etc.). Nous lisons p. 207-208 :

En 1883, Dilthey a déjà clairement perçu l’importance du singulier et unique dans la réalité historique, reconnaissant que la « signification » (Bedeutung des Singulären und Einmaligen) qui est la sienne est « entièrement différente » dans les sciences de l’esprit et dans les sciences de la nature. Dans ces dernières, le singulier n’est qu’un « moyen », un point de transition à franchir en vue d’une généralisation analytique ; dans l’histoire, il est une « fin » (Zweck) et un but (Ziel). L’historien recherche l’universel des choses humaines (das Allgmeine der menschlichen Dinge) dans le particulier (in dem Besonderen).

Faire du singulier la caractéristique de l’objet philosophique renouait avec l’essentia singularis médiévale qui avait occupé sa thèse d’habilitation, cette haeccéité qui est la clef de la quête heideggérienne d’identité, tant pour le Dasein (Selbstheit, Selbigkeit, Eigenheit) que pour le Sein, l’Être en tant qu’Evénement Appropriant (Ereignis) et dont le nom énigmatique, depuis Parménide, est « Le Même » (das Selbe). Pour qui cherche vainement l’origine de l’unité de tous ces concepts dans la Phénoménologie (où ils se présentent, mais de manière disparate), la lecture de ce cours de 1919, qui joint Brentano à l’école historique (Dilthey) et au néokantisme (Windelband) est bien utile. La philosophie renaît d’une réflexion sur elle-même (Selbstbesinnung) qui est autodétermination (Selbstbestimmung) comme science, certes (décrivant l’expérience) mais, échappant à la sphère des lois, elle science de l’Evénement (Ereigniswissenschaften).

Heidegger, par ce concept de singularité, se libère de l’atmosphère juridique qui préside à tout le néokantisme. Dans sa vie personnelle, il adopte la théologie paulinienne et luthérienne de la Foi, qui abolit la théologie nomothétique du catholicisme romain. Dans sa vie professionnelle, il se tourne vers la philosophie de la perception de l’événement particulier, tant chez les individus que les peuples. Quand il écrit : « La pensée scientifique est nomothétique dans les sciences de la nature et idiographique dans les sciences de l’esprit » (p. 210), ce qu’il met en avant, c’est la caractéristique insubstituable, le propre (das Eigene, τὸ ἴδιον). Cette idiographie, présentation (plutôt que « représentation », p. 214) de la Gestalt individuelle (die Darstellung der individuellen Gestalt) est la philosophie même. Quel est le phénomène susceptible d’une forme propre qui ne puisse être posée par aucune loi, du fait que son « graphe » est toujours personnel ? C’est celui qui origine toujours singulièrement les choses humaines : la vie humaine, qu’il nommera bientôt le Dasein. Poser la loi, telle était l’ancienne philosophie ; dessiner les conditions de l’identité en la décrivant, voilà la description philosophique à élaborer. Si le jeune Heidegger indique que les Recherches Logiques comblaient les attentes de Dilthey (p. 207), il veut quant à lui rendre compte des motivations mentales historiques (geistes-geschichtliche Motivierungen) d’un être singulier, individu ou peuple, qui ne soit pas là devant son objet, mais tout simplement là.

TROISIEME CHAPITRE
La continuation de la philosophie des valeurs chez Rickert

§ 7. Formation historique des concepts et connaissance scientifique. La réalité comme continuum hétérogène (p. 213 & sq.)

Cette attente d’une description – qu’il entamera dès 1924 en allant au cœur de l’événement, dans la temporalité – oblige Heidegger à se positionner par rapport à Rickert, héritier de Windelband et continuateur de la distinction entre nature et esprit, entre loi et singularité. Malgré le choix de la singularité, il confirme l’appartenance de la philosophie à la science, définie sans grande originalité, comme retravail (Bearbeitung) de l’expérience par le concept élaboré à cette intention (Begriffsbildung), p. 214). La philosophie se règle sur une formation spéciale de concepts en histoire et rejette l’inféodation à des lois universelles.

Mais de Rickert, Heidegger apprend à définir le concept autrement que comme genre : il résulte d’un effort de l’esprit discriminant l’essentiel de l’inessentiel (das Wesentliche von Unwesentlichem trennen, p. 217). Les concepts sont des formes qui perçoivent ce qui, d’une singularité, en fait, précisément, sa singularité. L’histoire, qui utilise une telle conceptualité pour désigner les événements en les sortant de l’hétérogénéité et du continu temporel qui caractérise la production des choses humaines, est un modèle pour déterminer la philosophie. Rickert, plus que Husserl, aidait ainsi Heidegger à relier son engagement spirituel à son objectif intellectuel : il pouvait lire dans l’opposition entre nature (produit de lois universelles) et histoire (produit de faits individuels) comme une sécularisation de l’opposition entre la loi (orientée vers l’éternité) et la foi (orientée vers un événement). Marqué par Kierkegaard, il en tirera l’opposition entre les concepts relevant du « catégorial » et ceux relevant de l’« existential ». Pour l’instant, nous lisons, p. 217 :

Existe-t-il un principe de formation des concepts formellement différent de ce principe généralisant, un principe qui discriminerait l’essentiel de l’inessentiel d’une tout autre manière ? Il existe bien des sciences qui ne sont pas orientées vers l’instauration de lois générales de la nature et la formation de concepts généraux : ce sont les sciences historiques (die historischen Wissenschaften) Elle veulent représenter la réalité dans son individualité et dans son unicité (die Wirklichkeit in ihrer Individualität und Einmaligkeit darstellen) – une entreprise qui ne veut pas entendre parler du concept général (Allgemeinbegriff) de la science de la nature pour cette simple et bonne raison que cette même science de la nature met hors circuit cet individuel qu’elle tient pour inessentiel (das Individuelle als Unwesentliches ausschaltet). La science de l’histoire ne veut pas généraliser (will nicht generalisieren) – c’est là le point décisif pour la logique (der für die Logik entscheidende Punkt). La formation de concepts qui lui est propre est individualisante (individualisierend).

§ 8. La question de la possibilité de la science de l’histoire (p. 217 & sq.)

Pour Rickert, c’est le concept de valeur culturelle qui est le critère de distinction entre l’essentiel et l’inessentiel, dans la formation des concepts historiques, à condition qu’on ne fasse que constater que tels phénomènes culturels ont, de fait, incarné une valeur pour telle culture – sans créer une conceptualité normative dans un but pratique. En ce sens, la différence entre jugement et appréciation est dissoute ici. Pour éviter le relativisme, il faut donc élaborer une axiologie universelle des valeurs de référence. Nous voilà de nouveau devant l’institution d’une légalité ! Le rapport entre concept et réalité, au centre de la philosophie, n’abandonnera son aliénation à la loi pratique que pour une autre aliénation : à une juridiction théorique, qui renvoie les métamorphoses des objets culturellement valables à une constante de l’esprit, un « système des valeurs » (p. 220). Le moteur de toute formation de concepts demeure encore et toujours le tranchant du oui et du non, le jugement (das Urteil). Qu’il est difficile de juger l’acte de juger, de subtiliser la quête d’identité à l’inquisition ! Pour l’instant, Heidegger se contente de construire les éléments de son propre projet, choisir la philosophie plutôt que la machine scientifique.

DEUXIEMEPARTIE
CONSIDERATIONS CRITIQUES

§ 9. L’influence de la phénoménologie sur Rickert (p. 225 & sq.)

C’est pour le pointage de moments fondamentaux particuliers d’une constitution conçue comme totale (einzelne Grundmomente [der] ganzen Konstituierung [des Einzelnen], p. 225) que Heidegger loue Rickert, tout en y devinant l’influence de Husserl. Car l’adhésion de Heidegger à la Phénoménologie est inconditionnelle ; impossible de l’utiliser partiellement ni une autre méthode : « on ne peut se défaire des analyses décisives de la phénoménologie tout en croyant pouvoir en rattacher quelques-unes à son propre point de vue, sans que ce dernier ne devienne dans sa forme méthodique fondamentale une hybridation incompréhensible. » (p. 226). Tout ou rien. Qui n’est pas avec moi est contre moi !

Au personnage un peu touche à tout de Rickert s’oppose celui de Lask, fauché par la guerre, « une des personnalités philosophiques les plus marquantes de notre temps .. ; dont les écrits débordent d’idées des plus suggestives. » (p. 228) On sait que Lask développa une philosophie personnelle qui prônait une logique indépendante de l’éthique, et se séparant donc de la philosophie des valeurs rickertienne. La promesse d’un développement de la Logique en dehors de l’atmosphère juridique du néokantisme, faisait revenir Lask à une étude des catégories axée sur la forme et le jugement au sens strictement logique (la valeur étant remplacée par la validité interne, immanente, au processus d’énonciation). Les catégories logiques n’étant point celles de l’être, ne peuvent être rabattues sur un concept de valeur transcendant le travail logique et logé en un monde suprasensible éthique. La « valeur » n’est ici que la validité immanente à la sphère des jugements propres à la Logique. L’examen des formes propres de ladite validité logique se libère de tout concept de devoir.

§ 10. Principes directeurs de la critique (p. 229 & sq.)

Des notes sur le livre de Rickert, L’objet de la Connaissance (travaillé entre 1891 et 1915 et dont la dernière édition fut dédiée à Lask, « go-between » entre Husserl et lui) ressortent les exigences heideggériennes qui peuvent se formuler ainsi (cf. p. 230) :
– une réflexion méthodique radicale ;
– l’authenticité des progrès dans les recherches sur l’essence du raisonnement ;
– une théorie de la connaissance sans pré-requis éthique ou autre.
La condition qui se fait jour pour atteindre cet objet est de sortir de l’opposition objet / sujet, qui ne se meut dans la seule représentation et retrouver, non pas au petit bonheur, mais grâce à la méthode, le réel transcendant à … la transcendantalité ! Rien de neuf n’est dégagé tant qu’on se contente d’opposer la « chose » (Ding) à la représentation (Vorstellung), qui sont en fait deux objets (zwei Objekte) dans le sujet (p. 231). Rien de nouveau – car l’opposition kantienne entre le phénomène (l’être que nous reproduisons au moyen de représentations) et la chose (la chose même, dont notre connaissance ne sait rien) est reconduite dans son orientation éthique : lorsque nous jugeons, dit Rickert, un devoir indique aussitôt une direction. Confier l’authentique à l’éthique est pourtant ce dont Heidegger veut se garder et dont il constate le maintien chez Rickert, même sous l’influence de Husserl.

§ 11. La conception rickertienne du problème gnoséologique fondamentale. La voie subjective (p. 232 & sq.)

En effet, loin de retourner franchement « aux choses mêmes », notamment par la « présentation » descriptive, Rickert en reste au vieux problème de la réalité du monde extérieur (p. 230) comme de l’original dont la représentation serait la copie et qui ferait l’objet d’une liaison des représentations. Mais l’influence de Lask sur Rickert l’amène à trouver 1) un jugement qui aurait comme critère un acte de connaître dont la portée dépasserait le contenu de conscience ; 2) une occurrence d’être (ein Sein) indépendant à la fois de toute représentation et du sujet jugeant (urteilend, p. 233).

Ce que découvrira Heidegger, c’est que le sujet jugeant (qui se définit par son contenu de conscience (Bewußtseinsinhalt), ne se réduit pas plus au sujet connaissant que celui-ci ne se soumet à l’éthos d’une législation pure. Pour atteindre une nouvelle conception du jugement (c’est-à-dire de l’activité mentale qui consiste au oui et au non), est recherché un sujet se libérant à la fois de la sphère théorique et de la sphère pratique. La phrase de Rickert prend pour Heidegger son plein sens (cf. p. 232) :

Ce n’est pas au moyen des représentations mais seulement de l’acte d’affirmer ou de nier (Bejahen und Verneinen) que le sujet connaissant (das erkennende Subjekt) peut entrer en possession (in seinem Besitz bringen) de ce dont il s’enquiert dans l’acte de connaître.

Il s’agit bien d’appropriation (sich er-eignen). Le sujet « connaissant », ce sera un sujet théorisant, mais en comprenant (verstehendes) ! Ce dont Rickert parle, c’est de « ce que nous faisons tous » (p. 236-237) quand nous portons un jugement, à savoir de l’événement mental qui a lieu en nous à ce moment-là. L’élément transcendant qui s’adjoint aux représentations, quand nous affirmons ou nions, et qui pourtant est en nous et de nous, c’est le sentiment d’évidence accompagné d’un plaisir spécifique (Lustgefühl). La joie de connaître est d’emblée la satisfaction morale de penser ce qui vaut éternellement (was zeitlos gilt). De même que l’apôtre Paul disait d’obéir au maître non par nécessité, mais par élan de cœur, de même le sujet connaissant n’est pleinement théorique que s’il est d’emblée pratique (le sentiment dont parle Rickert étant celui que Kant appelle la satisfaction du devoir accompli, non le sentiment « pathologique », bien entendu). Quand Heidegger résume la position de Rickert en ces termes (p. 238) : « La valeur des jugements incombe aux jugements non parce que ceux-ci sont vrais, mais ceux-ci sont vrais pour autant qu’en eux une valeur est reconnue et acceptée », il prend acte du rabattement de tout l’effort logique sur la disposition affective, qu’il appellera plus tard Stimmung ou Befindlichkeit. La joie est procurée par la reconnaissance de l’être quand il est à la fois indépendant au sujet et qu’il concerne ses choix.

Toutefois, si la description du processus psychologique (affectif) de l’évidence – la joie de savoir qu’on ne pouvait pas juger autrement – est incontestable, sa valeur de vérité n’en est pas prouvée (bewiesen) pour autant. L’être est constitué dans le sens relativement à l’intentionnalité, mais celle-ci ne prouve pas que le sujet constitue en jugeant un objet de la connaissance (Gegenstand der Erkenntnis, p. 240). Cette remarque (p. 229) séparant les désaccords intellectuels des relations personnelles n’est donc pas anecdotique :

Le sens général des considérations critiques que je m’apprête à développer était déjà celui qui guidait les exposés critiques que j’ai présentés dans le séminaire de Rickert dès 1913 où nous discutions de la « doctrine du jugement » au sens de Lask ; des exposés qui ont rencontré une vive résistance, ce qui – il est à peine utile de le mentionner – n’a en rien altéré ma relation personnelle avec Rickert. .. Il me semble important de faire remarquer qu’il en va uniquement de la chose même et que la lutte la plus radicale ne détériore en rien la relation de personne à personne : parce que l’homme de science est astreint à pratiquer l’ἐποχή absolue de cette relation, elle reste hors circuit.

Or si Heidegger le dit, c’est que cela ne va pas, contrairement à ce qu’il dit, sans dire. Car si, dans une discussion, chacun juge qu’il ne pourrait juger autrement, le combat est certes rude, et même intolérant, mais reste au niveau théorique. Si la psychologie intervient, et que c’est par un sentiment (ein Gefühl) que l’évidence s’impose à l’esprit, alors les relations personnelles avec autrui, qui impliquent nécessairement l’affect, sont détériorées, et on a un combat ad hominem déplorable, et pour les hommes et pour la vérité. La spécification du vécu, pour laquelle Heidegger lutte, va donc de pair avec celle du pensé : la théorie de la connaissance doit englober la différence entre ce qui relève du vécu (et dont l’évidence est présente dans le sentiment) de ce qui relève de la connaissance, qui doit sortir des structures logiques de pensée, indépendantes de toute Stimmung

Être et Temps n’établira pas que l’analyse du vécu est elle-même un vécu, comme s’il y avait continuité entre le vivre et le comprendre. Heidegger a au contraire toujours prôné une méthode, aussi rigoureuse quand son objet est l’existence humaine qu’ailleurs. Cette déontologie exclut les valeurs, dont nul ne peut savoir immédiatement – au moment du jugement – si elles sont des existentiaux universels ou des normes culturelles relatives à l’histoire de tel peuple, de telle civilisation. Autrement dit, ce n’est pas à l’analyste que la voix de la conscience doit dire « tu n’as pas le droit de penser autrement », car 1°) rien ne prouve que cette voix ne soit pas celle du On et de la norme ; 2°) quand bien même l’évidence serait présente, la certitude absolue deviendrait système, ce qui rend les meilleurs penseurs dogmatiques, comme le concède lui-même Rickert (cf. p. 229 : « Le systématicien doit parfois faire preuve d’intolérance » (der Systematiker muß nun einmal intolerant sein). Mais comment l’intolérance peut-elle devenir un devoir ? Ce sont les actes et les intentions pratiques qui sont ou non intolérables ! Le verbe employé ici est muß non soll, ce dernier seul indiquant un devoir moral, qui suppose un choix, tandis que muß l’exclut (il exprime la déterminité extérieure). Si la science, l’analyse, la méthode – bref, l’attitude théorique en général – a un devoir, c’est précisément de ne pas « manger » de l’arbre du devoir moral, et de se contenter de l’arbre de vie, l’arbre de l’être, l’arbre des faits, y compris des faits de connaissance (Erkenntnistätigkeit). L’acte de penser (Akt) n’est pas un acte (Tat) !

§ 12. La voie logico-transcendantale (objective) comme méthode de fondation des présupposions sises dans la voie subjective (p. 127 & sq.)

Rickert se trompe donc en croyant que, dans la quête de la réalité à laquelle s’ajuste le connaître, la valeur représente autre chose qu’un objet de la voie subjective (p. 241). Ce n’est pas parce que la voie pratique est autre qu’empirique qu’elle atteint l’universel : elle atteint le vécu, tout aussi singulier que l’empirique, pour parler en termes kantiens : tout aussi phénoménal. La morale est au contraire le lieu où triomphe la subjectivité – Rickert l’avoue en disant que sa manifestation procure un sentiment (chose que Kant avait déjà faite en mettant le respect, sentiment moral, en exergue). Dire que le théorique possède une empreinte axiologique (p. 242), c’est interdire tout rapport direct à l’être, rapport requis dans toute recherche (Forschung). Au contraire, Bolzano et Husserl définissent la logique comme science des présomptions concernant l’être (vermeintliche Seinswissenschaft). Aucune voie axiologique, donc pratique, ne peut fournir une voie objective, même si elle fournit au chercheur les motivations de sa propre activité : « connaître est valoriser (werten), non pas voir (schauen) », ce qui dénie toute validité à l’observation et la description ! Se référer à des valeurs peut renforcer a posteriori la recherche, non la fonder.

Heidegger est réaliste face à Rickert qui néglige le seul devoir de la théorie : se relier à des faits (anknüpfen) : il se contente de reconnaître des valeurs (Erkenntnis von Werten), croyant que l’être, c’est précisément la valeur. Mais la valeur est seulement face à la possibilité d’acquiescer ou de nier, elle ne peut fonder, puisque son « être » dépend de la pensée qu’elle devrait fonder – la valeur est un fait de pensée. Dire que la valeur est un « être psychique » (ein psychisches Sein) c’est récuser les « faits connus de tous », nécessairement transcendants à la pensée. Si la pensée a un sens (Sinn), c’est en tant qu’elle se rapporte à quelque chose. Heidegger résoudra l’opposition entre réalisme et idéalisme en attribuant la connaissance de l’être à un être qui se comprend comme être. Pour l’instant il déclare, p. 244 :

Il me faut – (ich muß : non je dois !] procéder d’une réalité à laquelle se rattache (haftet) la vérité et qui de ce fait mérite d’être également qualifiée de vraie. (p. 244).

La preuve en est la compréhension d’une phrase, qui vise immédiatement le signifié (le contenu du jugement, Urteilsgehalt), non le signifiant. Heidegger oppose donc à son maître de naguère la méthode phénoménologique : l’être, transcendant par excellence, ne peut être rabattu ni sur l’être pensé ni sur l’être pensant défini comme substance pensante (p. 246-247) :

Il me suffit de … me libérer de la théorie (von der Theorie sich freimachen), ne pas m’en tenir non plus à une fiction et l’élever au rang de méthode au moyen d’une construction, accepter l’acte [de penser] pour ce qu’il est, à savoir ce qui s’ajuste à quelque chose (den Akt nehmen, so wie est ist, nämlich so, daß er sich auf etwas richtet), et « prendre » ce « quelque chose » « en vue » (und das « Etwas » ins Auge fassen).
Ainsi, soit je prends en vue les actes [de penser] comme ils se donnent, c’est-à-dire comme des actes qui s’ajustent à quelque chose, avant d’établir ce à quoi ils s’ajustent – établissant du même fait le caractère du s’ajuster… – soit je conçois les actes [de penser, Akt] en tant qu’être psychique, ou un complexe de mots en tant que fait, et alors il devient strictement impossible d’obtenir quelque chose comme une teneur des actes [de penser] … La supériorité principielle de la voie subjective repose sur une pure fiction convertie en une voie de la théorie de la connaissance afin de masquer ce qui s’y déroule réellement.

Prendre l’être pour un acte psychique est le réduire à de l’être pensé, le nier en tant que transcendant à l’acte de penser (pour Rickert ce quelque chose d’indépendant de l’acte psychique, son sens transcendant, est quelque chose d’irréel, cf. p. 248). Or la valeur, qui est un tel être pensé, ne peut fournir la transcendance nécessaire à une pensée cherchant le vrai. Bien que la vérité ne soit pas ici nettement présentée comme le fait de l’être lui-même (se dévoiler ou non), cette position est sous-entendue dans la déclaration citée ci-dessus : un être vrai doit être présupposé au jugement de vérité, et l’être doit être présupposé à la pensée. Le fait que la pensée ait fini par absorber l’être vient de son assimilation à du « psychique », tandis que l’être serait toujours en fin de compte reconduit à du « matériel ». Heidegger lève implicitement cette dualité entre acte de penser-psychique et être-matière. Le contenu (Gehalt) n’est pas plus matériel que la vérité n’est psychique. Bientôt, il rejettera définitivement la dualité âme / corps en partant directement de l’haeccéité, « Leib und Seele », qui n’est ni biologique ni psychique, ni substance unifiée, mais être dans le monde.

Mais cela est une autre histoire, et pour l’instant le combat se livre au niveau logique. Il s’agit de déterminer l’objet de la philosophie, donc de savoir s’il faut ou non, comme Rickert, « philosopher » en surplombant son sens transcendant (von oben her über den transzendenten Sinn „philosophieren“, cf. p. 249), à savoir ne pas distinguer sa spécificité, son indépendance, et croire qu’il sort d’une composition d’éléments signifiants apportés par l’acte psychique. Mais ce serait comme si le sens d’une phrase découlait de l’arrangement du sens des mots, non d’un ajustement avec ce qui n’est pas langage, mais chose. Il faut atterrir sur le vécu, pour distinguer ce qui est et peut être vécu – de ce qui est pensé et peut être jugé.

Mieux, Heidegger revient aux concepts abordés dès ses recherches médiévales : non seulement la transcendance du sens, mais l’unité du sens, la coappartenance entre vérité et unité. Le sens d’une phrase ne résulte pas de mots juxtaposés (zusammengesetzt) mais se présente en bloc, non écartelé en significations isolées (zerrissen in einzelne Bedeutungen, p. 248). Or ce ne sont pas seulement les signifiants qui sont isolés, mais les étants signifiés par eux. Le sens est global, mais n’en désigne pas moins la pluralité, milieu de ce qui existe (Heidegger comme Rickert a déjà insisté sur la multiplicité des vécus). Par conséquent, il faut renoncer à l’absorption de l’être non seulement par la pensée, mais par l’étant.

Heidegger est ainsi d’accord avec Rickert sur le fait que le sens de l’être se trouve avant tout étant (das Seiende), à savoir l’existant identifiable en tant que contenu singulier de la pensée (der Sinn liegt vor allem Seienden, p. 249). Mais il en donne une autre raison. La précession du sens sur l’étant n’est pas due à ce que la pensée (plus précisément, la valeur !) fonderait le rapport à l’étant mais au fait que ce qui est avant la pensée comme avant l’étant, c’est encore de l’être, l’être dans son unité. L’unité qui se donne en bloc dans toute signification et qui nous fait dire « j’ai compris ! » n’est autre que la manifestation de l’être dans le contenu de la pensée : dans l’étant. Heidegger fait d’ailleurs remarquer, p. 250, que Rickert évite d’employer le verbe être pour désigner ce qui, subsistant intemporellement (es besteht zeitlos), fait signe dans le sens : il censure le nom de l’être…

§ 13. Considération sur la négation (p. 251 & sq.)

Pas plus que la pensée, l’étant, de quelque manière que ce soit, ne peut donc être par lui-même critère (Kriterium) du vrai et du faux. Comment savons-nous alors que ce nous avons devant nous est quelque chose qui vaut (p. 250) ? La réponse de Rickert est : par le type de négation que nous lui opposons. Si nous opposons une négation simple (ce n’est rien), il est le simple opposé de « c’est quelque chose ». La négation de la valeur de la chose, suppose un double sens de la négation : le concept de négation en général (ça n’existe pas) et le concept de négation propre au jugement (ça n’a pas de valeur). La réfutation de ce critère logique (p. 251-252) repose sur l’opposition absolue entre :

– la négation formelle, générale (le néant, qui ne peut être critère de discrimination logique entre vrai et faux, lesquels portent sur un étant dont il s’agit de connaître les caractéristiques, non l’existence) – plus tard, Heidegger parlera de négation ontologique ;
– et la négation régionale, soit selon le type d’être (être empirique ou être idéel ?), soit selon le type d’essence (chaud ou froid ?). Heidegger parlera plus tard de négation ontique.

Or, Rickert, en se référant à l’opposition équivoque (un niveau de négation concerne l’être, un autre concerne l’essence de l’existant) se contente d’un usage axiologique, donc régional de la négation : ça vaut ou ça ne vaut pas. Nulle part n’est atteinte l’unité du sens, que la valeur, vibrant dans l’alternative au sein de l’étant, ne peut atteindre. La valeur ne fait donc pas sens. L’analogie des propositions logiques avec des oppositions axiologiques ne signifie pas que les premières soient toutes de la nature des secondes. C’est que la positivité du prédicat n’est pas encore par elle-même vraie, même si elle a une structure judicative. Par exemple la proposition « Ce triangle n’est pas lourd » peut être interprétée de deux façons différentes : soit comme négation d’un prédicat – auquel cas émerge la caractéristique structurelle du sens judicatif en tant que tel –, soit comme affirmation d’un jugement vrai, qui attribue au triangle la particularité d’être exempt de masse.

Il faut donc bien distinguer deux sens du mot « négation » :
– la négation de la prédication (« B n’appartient pas à A »)
– et la négation du jugement (la proposition : « B appartient à A » est fausse).
Ainsi, l’ambiguïté de la négation ne concerne pas seulement l’alternative (s’il y a possibilité d’affirmer OU de nier, c’est qu’il y a une alternative dans la chose même), mais le jugement lui-même (tout jugement possède la possibilité d’être ou affirmé ou nié).

ANNEXE I
SUR L’ESSENCE DE L’UNIVERSITE ET DES ETUDES ACADEMIQUES

(Semestre d’été 1919) (p. 255 & sq.)
Nous retrouvons dans cette annexe le souci d’unité logique, cette fois « atterri » dans le « vivre quelque chose » (erleben) : « la situation (Situation) est une certaine unité dans le vivre naturel… Toute situation est abritée par une tendance unitaire. » (p. 255) A l’inverse de l’unité de sens, qui brille d’un seul coup, l’unité de la situation se déploie, elle est faite d’événements (Ereignisse). Voilà donc affirmé le caractère temporel de l’expérience, par opposition à la structure discontinue de l’activité logique, qui est rythmée selon des moments.

Mais, à l’intérieur de l’empirique, il faut distinguer celui qui fait l’objet d’expériences scientifiques relevant de la théorie, et celui qui est nous est personnellement dévolu. Tandis que les actes de pensée se calent sur les processus (Vorgänge) (telle une décharge électrique), les vécus m’adviennent personnellement (passieren mir). L’Ange de la vie transit le Moi. Nous sautons à nouveau dans le monde heideggérien : l’unité de sens qui parle à un Moi présent à son monde est l’unité qui émerge d’un complexe d’objets, comme le sens de la phrase d’une constellation de mots. Description phénoménologique, dans la tonalité du premier Husserl engagé dans la transcendance du monde : l’« épochè » n’est pas encore une objectualité théorique (theoretische Gegenständlichkeit) qui n’éteint pas encore la lumière du Moi et du Monde et ne dissout pas encore le discours en énoncés. Nous lisons, p. 256 :

Prenons l’exemple de l’activité qui consiste à escalader une montagne afin de contempler le lever du soleil depuis son sommet. On est arrivé en haut, et chacun attend en silence (erlebt schweigend). On s’abandonne tout entier à l’événement (ganz dem Ereignis hingegeben), on voit le disque solaire, les nuages, la masse rocheuse de telle forme, mais pas la masse rocheuse déterminée (die bestimmte Masse) que je viens tout juste de gravir. Ici le Je reste présent quoi qu’il en soit.
Précisions sur l’extinction de la cohésion de la situation : le caractère de situation disparaît. L’unité de la situation explose. Les vécus qui ne possèdent pas d’unité de sens (keine Einheit des Sinnes), d’unité objective (Sacheinheit), perdent l’unité que la situation leur a conférée.
Par là et dans le même temps, le Je-en-situation (das Situations-Ich), le Je « historique » (historische), est évincé (verdrängt). C’est là qu’intervient la « déshistorisation du Je » (Entgeschichtlichung des Ich). … Chaque vécu peut se détériorer (verkümmern) un « simple être-dirigé-vers » ; il porte en lui la possibilité de l’extinction, de l’appauvrissement. La portée de cette modification est illimitée, elle a prise sur tous les purs vécus.

Notons que le mot de « Masse » désigne le concept physique de masse, non le massif montagneux, le premier étant théorique, le second situationnel. Le Moi subsiste (bleibt bestehen) comme centre de son propre engagement (ni comme imago, ni comme spectateur désintéressé). Ce thème de l’effacement (Erlöschen) du monde et du refoulement du Moi (verdrängt) demeurera le souci constant de Heidegger, qu’il s’agisse d’analyser l’impact du réseau technologique, ou d’élaborer l’étiologie de la schizophrénie (dans ses travaux avec Medard Boss). A force de rehausser le Moi dans la pulsion d’expliquer, on finit par l’atrophier en détemporalisant l’étant, dont Bergson dénonçait déjà le morcellement. Mais ce n’est pas parce que l’expérience de la vie est indissociable d’un monde ambiant continu se déployant historiquement, qu’il n’est pas descriptible : le flux du langage s’y adapte, et vise les structures. Une unité de compréhension, non de somme, apparaît dans ce projet de « sciences compréhensives » (verstehende Wissenchaft, p. 258) qui concilie la théorisation avec le dire du déploiement de la connexion du vécu.

Quant au processus d’appauvrissement du vécu, il se fait par la transformation du rapport à la Nature en confrontation scientifique avec une nature décrite scientifiquement et mathématisée (dans la mécanique et l’électrodynamique abstraite). L’artiste et l’homme de foi sont des modèles de résistance à cette aliénation. La vie impliquant un déploiement dynamique, le critère est quantitatif : montée de la vie, (Lebenssteigerung), amoindrissement de la vie (Lebensminderung). Le critère sera l’authenticité (genuin) de l’ipséité (Ich-Selbst) en rapport avec ce que Husserl appelle des « objets temporels » (Zeitobjekte) : l’acte de les penser entre en phase avec l’acte de les vivre, la compréhension étant elle-même un voyage incessant entre mémoire et prémonition.

La philosophie conserve le caractère de situation, dans la description des vécus, bien que ceux-ci soient passés, parce qu’elle les exprime (Äußerung) (p. 260) : elle connecte la situation décrite à la situation constituée par l’acte de la décrire. Contrairement aux sciences explicatives (erklärende Wissenschaften), comme la physiologie ou la psychologie, la philosophie ne fait pas des situations à décrire des états de choses (Sachverhalte) à lier par un concept de processus. Elle opère une modification du vécu en compris – de l’être en être pensé – qui échappe à l’abstraction morcelante et se réfère au corps. Nous lisons, p. 261-262 :

Nous considérons maintenant la modification (Modifikation) non plus en tant que modification en (zu) quelque chose mais de von) quelque chose (autrement dit nous regardons en arrière). La cohésion de l’expérience de la vie est une connexion de situations qui s’interpénètrent (sich durchdringen). La propriété fondamentale (Grundbeschaffenheit) de l’expérience de la vie est donnée dans la relation à la corporéité (Leiblichkeit). Il s’agit là d’un aspect dont la signification est constitutive. La « sensibilité » (Sinnlichkeit) (chez Platon et dans l’idéalisme allemand) est expérience de la vie.
[…] La modification est elle-même modification de la vie immédiate (vom unmittelbaren Leben). Une couche fondamentale (Grundschicht) dans le flux de la vie (Lebensstrom) : corporéité avec la fonction de déclencher des connexions de modifications déterminées : « sensibilité ». Tout vivre est « lesté » de cette couche fondamentale, cependant que l’action de s’en libérer et de la réformer peut prendre différentes formes. François d’Assise : toute expérience naturelle de la vie est refondue dans un nouveau sens et ne peut être comprise, chez l’homme religieux, qu’à partir de là.

Autre manière d’assumer et de mettre en premier l’existence immédiate (Dasein) dont parle Hegel. On ne trouvera plus guère cette définition de la « Lebenserfahrung » comme vécu du corps, quand se fera jour l’analyse existentiale, qui évite de recourir à la séparation, d’origine théorique, entre l’âme et le corps. Ce n’est que dans les séminaires tenus à Zollikon, avec des psychiatres, que Heidegger réaffirmera que le Dasein est « ein leibliches », quelque chose de corporel. Le fait de se revendiquer de Platon contre Platon lui-même, en mettant en avant ce que celui-ci veut précisément dépasser, est mentionné comme en passant. Plus tard, Heidegger s’expliquera sur l’opposition entre le triomphe du corps contre l’âme, chez Nietzsche, et la domination de l’âme sur le corps, chez Platon, en les renvoyant dos à dos. Devons-nous nous contenter d’une indication qui renvoie aux recherches que fait Husserl sans ses Méditations Cartésiennes, qui font la part belle au « leibhaft », « leiblich », au corporel ? Non. Heidegger indique précisément que la vie corporelle n’est pas seulement le propre de la vie naturelle, mais de la vie modifiée par une métamorphose unitaire de tous les éléments de la vie par un élan (Aufschwung) qui, bien que parent de l’attitude théorique, crée de nouvelles relations émotionnelles (emotionaler Bezug) qui incluent le corps et le Moi historique et social.

Le théoricien scientifique, pris, par sa vocation inconditionnelle à la véracité, dans une liberté totale qui se viole elle-même et glisse hors des trésors de la vie émotionnelle (p. 264). Mais la métamorphose de la corporéité la laisse indemne et même la renforce quand elle se métamorphose chez l’artiste et l’homme de foi : François d’Assise a transformé l’ascèse abstraite en ouverture humaine au monde animal. Libération (Befreiung) et métamorphose (Umformung) sont les moments d’une réforme du corps qui définit le saint. Quant à l’artiste, loin d’être opposé au savant, il est considéré par Heidegger comme opérant une théorisation tout aussi forte qui débouche sur des « états de choses » qu’il unifie dans son style. Il ne refoule pas le Moi historique mais le laisse élaborer une nouvelle typologie des choses pour le dessin d’un nouveau monde qui n’est pas, comme chez le savant, une connexion d’objets aliénée à la véracité. L’artiste échappe à l’illusion d’une éternelle jeunesse qui fait table rase du passé et à la violence d’une opposition entre mondes (p. 265).

Enfin, l’autre théorisation (entre la sainte et l’artistique) est celle du philosophe, qui évite de transformer son vouloir-prendre-connaissance (Kenntnisnehmenwollen), qui le porte à la question, en vouloir-savoir (Wissenwollen). Il échappe au caractère délétère de la ferveur totale envers la vérité en restant au mitan de la vie tout en pratiquant la théorisation : il tient tout ensemble. C’est là le premier sens du mot « système » : Zusammenhang.

Ébauches de chemins que nous retrouverons sur le chemin de Heidegger.

ANNEXE II
L’IDEE DE LA PHILOSOPHIE ET LE PROBLEME DES VISIONS DU MONDE
(Semestre de guerre 1919) (p. 267 & sq)

Outre la reprise de la critique contre la définition de l’objet comme unité d’une multiplicité constituée à travers l’unité des lois de la pensée – cette fois c’est Natorp qui est visé – et outre le rejet réitéré de la notion de point de vue, nous trouvons dans ce manuscrit d’un étudiant de Heidegger un court manifeste phénoménologique, qui se détourne autant de la reconstruction du réel par l’idéel que du recours à la subjectivité et au sentiment. Le principe des principes (tout ce qui se donne originairement dans l’intuition doit être accepté tel qu’il se donne) est répété.

Heidegger insiste sur la tâche laborieuse de le faire sien : la naïveté s’apprend. Se laisser prendre par « ce » qui vient, accepter qu’il y ait quelque chose, c’est quelque chose ! Mais dans la mesure où ce principe pose le « quelque chose en général » avant toute conscience, il faut savoir s’il n’est pas le concept le plus théorique (qui se cacherait sous un aspect réaliste), oui, si le concept du « simple quelque chose », loin de renvoyer à l’être, n’enfermait que davantage les vécus et les contenus de conscience qui devraient sympathiser avec la vie, dans la théorisation et l’effacement du monde.

Eh bien non, le quelque chose en général (Etwas-Überhaupt) « ne relève pas du processus de dévitalisation qu’engendre la théorisation, mais de la sphère phénoménologique fondamentale » (p. 270). La simplicité de l’intuition de l’être tranche avec le caractère progressif avec lequel le vécu glisse dans la logique formelle. On sent là la traînée lumineuse de l’intuition catégoriale de l’être, ultime couche motivationnelle : concevoir le quelque chose en général non comme objet, mais comme ce qui peut être vécu en général (das Erlebbaren überhaupt), donc comme appartenant à la vie non différenciée (l’Identité dont parlait Schelling, l’In-différencié), faisant émerger le fait qu’à la vie appartient une tendance (p. 271). Et cela, de manière aussi prémondaine que préthéorique. Nous lisons, p. 272 et 273 :

Le quelque chose vécu n’est pas concept, mais est identique au processus de motivation de la vie en soi et à sa tendance, raison pour laquelle il ne s’agit pas d’un concept (Begriff), mais plutôt d’une ressaisie (Rückgriff). […] L’intuition phénoménologique en tant qu’expérience vécue de l’expérience vécue, la compréhension de la vie, est une intuition herméneutique (rendant compréhensible, donnant-sens (sinn-gebende).

Pas de donnée sans don de sens. « La vie n’est pas irrationnelle » (p. 272). Heidegger découvre quelque chose qu’il ne cessera de méditer toute sa vie : le rapport entre être et pensée au sein de l’identité de l’être à lui-même, identité qui n’est pas une position immuable, mais le dynamisme même de l’être, lequel est « le même » à lui-même (il faudra à Heidegger une étude approfondie de Parménide pour approcher l’énigme de cette mêmeté circulaire de l’être). Le fait que la vie ne sort pas d’elle-même quand elle se comprend et que la compréhension la renforce, justifie la philosophie comme forme de théorisation et de présentation (Darstellung) qui évite le processus de glissement dans le royaume fermé de la représentation (Vorstellung). La philosophie n’est pas due à une méthode instaurée par l’esprit, elle est la marque de la sphère du « quelque chose en général ». La phénoménologie – qui est la philosophie même – n’est pas une activité de saisie, mais de ressaisie. Mémoire de ce qui est, fut et sera, elle est l’expérience vécue de l’expérience vécue (p. 272), la compréhension par excellence. La vie a du sens, elle n’est pas irrationnelle : l’identité entre expérience de pensée et expérience est fondée dans la « motivation ». Le sens de la vie (immanent à la vie) est ce par quoi la Phénoménologie remplace la téléologie du devoir et peut à nouveau cueillir les fruits de l’Arbre de Vie.

Ce qui est relatif à la signification, en particulier dans la langue, ne peut donc être théorique : le langage, loin d’être l’organon de l’abstraction, comme le prétend la tradition empiriste et le croient encore un Nietzsche et un Bergson, est sémaphore, porteur du Sens. Il fait signe vers tout le contraire de la théorie : vers la vie, vers les événements. Qu’il soit dévoyé jusqu’à renvoyer non à des événements, mais à des processus, est le propre du langage scientifique. Mais celui-ci n’est pas la parole (die Sprache), il est un mode de la Logique. Le discours philosophique le plus fidèle au caractère événementiel de l’être est celui qui s’immerge à la fois absolument et provisoirement dans la vie, tels les nomades qui sont absolument là où ils sont, mais toujours à des places nouvelles. Que l’identité dépende de la migration, et que l’installation qu’elle permet protège de l’exil hors du soi, voilà des paradoxes que Heidegger aura le temps de découvrir et de traiter, surtout quand il s’attellera à la compréhension et du sacré (avec Hölderlin) et de l’œuvre d’art, ouvrant enfin (vingt ans plus tard) les deux fenêtres qu’il avait découvertes dans sa jeunesse.

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