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Nietzsche : Oeuvres, tome II. Humain, trop humain, Aurore, le Gai Savoir

En 2000 avait paru le premier volume des Œuvres de Nietzsche en Pléiade[1], volume regroupant les premiers écrits philosophiques depuis La Naissance de la Tragédie jusqu’aux Considérations inactuelles, courant donc de 1871 à 1876 et proposant des traductions inédites de ces œuvres séminales. Trois cents pages de notes accompagnaient le texte nouvellement traduit et offraient ainsi un instrument de travail particulièrement bienvenu pour cette première période de la philosophie nietzschéenne.

Dix-neuf ans plus tard, le second volume des Œuvres a enfin paru[2] pour proposer l’édition de trois ouvrages souvent perçus comme « intermédiaires » parmi les textes nietzschéens, à savoir Humain, trop humain, Aurore et Le Gai Savoir. Mais, à la différence des œuvres du premier volume, celles du second ont fait l’objet entre temps d’éditions tout à fait remarquables notamment chez GF, que ce soit pour Aurore traduit et présenté par Eric Blondel (GF, 2012), pour Le Gai Savoir, traduit et présenté par Patrick Wotling (GF, 1997, 2007²), ou pour Humain, trop humain, traduit et annoté par le même Wotling (GF, 2019). A cet égard, il faut se demander ce qu’apporte concrètement cette nouvelle édition des œuvres en Pléiade par rapport à des éditions déjà très abouties, remarquablement traduites et annotées. Or, force est de reconnaître que le second volume déçoit par rapport au premier. D’une part les traductions sont des reprises qui ont été certes révisées mais qui ont déjà paru dans les premières éditions Gallimard, d’autre part les fragments posthumes ne sont pas intégrés comme tels à l’édition en dépit du fait que les notes en signalent certains ; enfin les notes sont parfois déroutantes en ceci que si elles proposent souvent d’intéressantes mises en relation avec d’autres textes – aussi bien de Nietzsche que de ses sources –, elles ne possèdent pas la vertu explicative du sens de la philosophie nietzschéenne que possèdent celles établies par Wotling ou Blondel dans les éditions en GF.

A cet égard, les dix neuf années qui séparent les deux volumes en Pléiade n’ont pas servi à proposer de traductions inédites, ni à élaborer un système de notes qui proposerait une véritable explication du propos nietzschéen et l’on n’ose imaginer combien de temps prendra la préparation du troisième et dernier volume qui devra contenir Ainsi parlait Zarathoustra, Par-delà bien et mal, La généalogie de la morale, Le crépuscule des Idoles, Ecce homo, l’Antéchrist ou encore Nietzsche contre Wagner sans compter qu’un index et une bibliographie sont annoncés.

 

A : Le vertige de la « philosophie de la maturité » et la ruse finaliste

 

Dans le premier volume des Œuvres de Nietzsche, la préface rédigée par Marc de Launay avait pour ambition de montrer en quoi les premiers écrits philosophiques de Nietzsche contenaient déjà le cœur de ce qui allait être sa réflexion sur la vie et le problème du tragique. A cet égard, l’opposition nietzschéenne entre le tragique de la vie tel que décrit par les Grecs et l’esthétique moderne référant le châtiment à une faute objective révélait, selon Marc de Launay, l’intuition fondamentale de Nietzsche, à savoir que le malheur ne saurait être un châtiment causalement explicable mais au contraire ce par quoi l’individu peut devenir un « personnage sacré » selon l’expression des Leçons sur l’Œdipe roi. Et Launay d’ajouter : « C’est là le cœur du travail de Nietzsche durant cette période (1870-1872), c’est le point crucial de sa réflexion, et c’est, à ses yeux, une « vérité » qu’il ne reniera plus. »[3] Ainsi se trouvait légitimée la dimension fondatrice des premiers écrits contenant déjà une des « vérités » sur lesquelles allait se construire l’œuvre ultérieure.

Dans la préface du second volume de ses œuvres, Marc de Launay poursuit son entreprise de réhabilitation philosophique des écrits comme Humain, trop humain ou comme Aurore en refusant d’en faire des écrits intermédiaires qui ne feraient que préparer la suite. A l’image de La naissance de la Tragédie contenant déjà une « vérité » centrale de la pensée de Nietzsche, les trois œuvres du second volume sont désignées comme étant le « socle de sa philosophie »[4] et, contre une réduction à un statut de brouillon de celles-ci, Launay affirme que « les grands axes autour desquels se meuvent ses réflexions ont été élaborés à travers les œuvres publiées entre 1878 et 1882. »[5] De là une impression étrange lorsque sont comparées les deux préfaces car la volonté de trouver dans les œuvres des années 1870 des « vérités » constitutives de la philosophie nietzschéenne se trouve soudainement contrebalancée par celle de réhabiliter les œuvres « intermédiaires » qui semblent profondément remanier les écrits antérieurs et relativiser ce qui en était dit dans la préface du premier volume. Autrement dit, pour que les œuvres « intermédiaires » ne soient justement pas que des œuvres intermédiaires mais au contraire le « socle philosophique » de la pensée nietzschéenne, il faut que les premiers écrits soient dépassés et substantiellement modifiés.

Un exemple permet de saisir cela, à savoir la rupture dans l’approche nietzschéenne de l’histoire, que rend parfaitement Launay dans sa préface :

« Dès le premier aphorisme d’Humain, trop humain, Nietzsche pose la première pierre, pour ainsi dire méthodologique, des réflexions qu’il va désormais entreprendre, et cette prise de position restera la même jusqu’à son dernier ouvrage : à l’ « histoire critique », qui avait retenu sa préférence dans la seconde Considération inactuelle, il substitue la « philosophie historique » qui, en outre, « ne peut plus se concevoir du tout séparée des sciences de la nature » – Nietzsche prône alors ce qu’il appelle une « chimie des idées et des sentiments ». La conséquence de cette orientation nouvelle est une critique des valeurs ; les évaluations, les jugements de valeur sont indissociables du fait même de vivre, et même « l’étalon qui nous sert à mesurer, notre être, n’est pas une grandeur invariable ». »[6]

certes, mais si l’on peut tout à fait valider l’analyse de cette substitution, on doit alors quelque peu s’étonner de la notice rédigée par Marc Crépon au sujet de la Seconde Considération inactuelle qui, au contraire de la préface de Launay, insiste sur la pérennité de l’histoire critique :

« Si la deuxième Considération inactuelle occupe une place importante dans l’œuvre de Nietzsche, c’est en effet, que le travail critique accompli se répercute bien au-delà des services rendus à la cause wagnérienne. Il ouvre la voie à une tout autre approche de l’histoire qui imprimera de sa marque profonde la démarche adoptée tant dans Par-delà bien et mal que dans La généalogie de la morale. De cet héritage de la critique dans l’œuvre de la maturité, rien ne porte autant le signe que le sens nouveau que prendra alors la notion de « sens historien ». »[7]

Ici se révèle peut-être une sorte de ruse finaliste en ceci que les œuvres ultimes sont toujours considérées comme un aboutissement tel que les premiers écrits ne semblent avoir de légitimité qu’à la condition de toujours contenir en partie ce que contiennent les œuvres de la fin. Cela conduit les éditeurs à surexposer la continuité des écrits pour légitimer les œuvres du début, mais aussi à entrer en contradiction dès lors que les œuvres intermédiaires doivent jouer au moment de leur édition le rôle que jouaient les œuvres du début par rapport aux écrits de la fin ; ainsi, la Seconde considération inactuelle se trouve très nettement relativisée dans la préface du Second volume des Œuvres alors même que la notice de ce texte en exaltait le caractère fondateur et donc la pérennité relativement à la période dite « de maturité ». Quoi qu’il en soit, la pluralité des éditeurs conjuguée à la ruse finaliste conduit à un certain flottement particulièrement dommageable lorsque l’on compare les deux volumes, et que l’on met en relation préfaces et notices.

 

B : Le statut d’Aurore

Cette ambiguïté quant au statut des œuvres éditées et quant à leur place au sein de l’évolution de la pensée nietzschéenne explose lorsqu’il est question de la nature d’Aurore. Parce qu’il semble à tout prix falloir qu’Aurore soit légitimé par son annonce des œuvres à venir et par la continuité avec ces dernières, Dorian Astor projette tous les thèmes ultérieurs sur l’ouvrage de 1881, et déploie tout son talent pour l’intégrer à une sorte de constance ou de préfiguration de ce qui adviendra après 1884.

La notice du texte est à cet égard fort éloquente :

« Si, au sein de ce complexe, Aurore est un véritable point de rupture en vue d’une reconfiguration, c’est que s’y articulent pour la première fois les deux matrices fondamentales de toute la philosophie de la maturité : l’entreprise proprement généalogique de Nietzsche et l’élaboration de nouvelles possibilités d’avenir pour la philosophie et la civilisation. Aurore est déjà, six ans avant Par-delà bien et mal, un « prélude à une philosophie de l’avenir » et, sept ans avant le texte qui porte ce titre, une « généalogie de la morale ». Le tournant généalogique d’Aurore est sensible dans l’analyse finement pluraliste des origines de nombreux phénomènes historiques, sociaux et culturels (au premier chef la religion et le droit), analyse appuyée sur le caractère contraignant et conventionnel de la moralité des mœurs et sur l’incorporation progressive de pratiques en habitudes et instincts inconscients. »[8]

Le présupposé de pareil propos nous semble tenir en ceci qu’Aurore ne saurait sortir du Purgatoire qu’à la condition d’annoncer la « philosophie de la maturité » et de déjà contenir les intuitions des œuvres ultérieures. Autrement dit, Aurore ne pourrait être un grand livre qu’à la condition de ne pas être un écrit singulier, « intermédiaire » selon le lexique traditionnel, à telle enseigne que Dorian Astor rappelle la lettre à Overbeck du 7 avril 1884 dans laquelle Nietzsche fait d’Aurore et du Gai Savoir ce qui peut servir d’introduction, de préparation et de commentaire à Ainsi parlait Zarathoustra. Et Astor de conclure : « Généalogie de la morale et philosophie de l’avenir convergent nécessairement pour définir la tâche nouvelle de Nietzsche, qui soulignera qu’Aurore incarna bel et bien ce point de convergence. »[9]

Ce faisant, Dorian Astor, tout en qualifiant la préface de Blondel d’Aurore d’ « excellente introduction »[10], en prend presque l’exact contrepied : en effet, l’édition de Blondel vise à cerner la singularité d’un texte libéré de toute l’armada conceptuelle des écrits ultérieurs, à ne pas lire rétrospectivement l’ouvrage de 1881 pour ne pas en dénaturer la déconcertante singularité. Et si Blondel reconnaît dans son commentaire un embryon de généalogie comme « art de lire lentement », il refuse de plaquer les types identifiés dans la Généalogie de la morale sur les découvertes d’Aurore :

« Ici, pas de volonté de puissance, pas de mauvaise conscience ni de ressentiment, pas de Retour éternel de l’identique, pas de nihilisme, pas de mort de Dieu, pas de décadence, de prêtre ascétique, d’antithèse actif/réactif (clé universelle dans le livre de Deleuze et tarte à la crème de ceux qui n’ont lu ni Nietzsche ni Deleuze), pas d’achèvement de la métaphysique ni d’oubli ontique de l’ontologie au profit de la pensée technique « subjective » de la volonté (…), pas encore de Généalogie de la morale (1887), ni d’Antéchrist, ni non plus de Crépuscule des idoles (1888). Non, tout simplement un penseur des préjugés moraux qui fraie son chemin avec circonspection et ouvre des voies, un travailleur de fond « qui perce, qui creuse, qui sape », une « taupe », un analyste de la morale qui déchiffre l’origine, la provenance et l’histoire de la civilisation, et principalement dans son aspect – selon lui essentiel – moral, enfin un écrivain, un philologue et un penseur qui apprend à lire à ses lecteurs. »[11]

Cette divergence d’appréciation quant à la singularité d’Aurore rejaillit nécessairement sur le rôle des notes et leur contenu. Prenons comme illustration la question de la Préface d’Aurore ; elle est selon Blondel « ajoutée »[12] en 1887 alors qu’elle n’est que « rédigée » selon le terme d’Astor en 1886 : cette simple différence de lexique montre la divergence des approches : en considérant qu’elle s’ajoute, Blondel montre qu’elle apporte les éléments nouveaux de la pensée postérieure à 1885, de sorte que la préface contienne davantage que le texte de 1881. Astor, en revanche, ne mentionne nullement la notion d’ajout et se contente d’un rappel factuel sur la date de rédaction, précisément parce que la logique même de sa lecture vise à considérer que le texte de 1881 contenait déjà l’essentiel de ce qui allait suivre. De même, dès le § 1 de la préface se laissent découvrir deux lectures foncièrement divergentes : si les deux commentateurs insistent évidemment sur le travail souterrain de destruction des fondements de la morale, Blondel en situe la prolongation dans les « problèmes de la culture », en cela fidèle à l’inspiration qui anime son magistral Nietzsche, le corps et la culture. A rebours de cette lecture – ou parallèlement à celle-ci –, Astor préfère y voir ce qui permettra de « dégager une « théorie générale de la volonté de puissance ». »[13] telle qu’annoncée par Par-delà bien et mal et, antérieurement, par les fragments posthumes de 1876-1877.

Il nous faut ici marquer une pause : il est évident que Dorian Astor extrapole le sens de la préface, et n’en circonscrit pas les intentions exactes ; à force de vouloir créer un réseau de correspondances entre les textes, la dimension du travail de sape d’Aurore se trouve dialectisée avec une entreprise qui n’est pas celle du livre, et qui plaque sur ce dernier des ambitions qui lui sont étrangères, quand bien même seraient-elles contemporaines de la rédaction de la préface. Nous ne sommes à ce titre pas convaincus par l’optique que propose Dorian Astor qui injecte de force des concepts ultérieurs et qui dialectise à outrance une ambition plus circonscrite que celle qu’il indique.

 

C : La question des notes 1 : quelques étonnements

 

Puisque nous avons abordé l’intention des notes à partir de l’appréhension générale du sens d’Aurore, il nous faut marquer ici notre stupéfaction devant certaines d’entre elles. Ainsi, afin d’expliciter le § 3 de la Préface où Nietzsche raille le prétendu examen kantien de la fondation de la morale, l’éditeur du texte propose une note afin de préciser l’approche nuancée que Nietzsche aurait développée à l’endroit de la philosophie kantienne. Ce faisant, D. Astor affirme que cette dernière aurait été louée par l’auteur d’Aurore pour avoir établi une distinction entre phénomènes et choses en soi et, plus encore, pour avoir affirmé le caractère inconnaissable de la chose en soi :

« Nietzsche reconnaît à Kant, même s’il lui en conteste la méthode, l’immense mérite d’avoir, dans la Critique de la raison pure, prescrit des limites à la connaissance et affirmé l’incognoscibilité de l’en-soi. Ce qu’il ne lui pardonne pas, c’est surtout la réintroduction, dans les Fondements de la métaphysique des mœurs et la Critique de la raison pratique, d’un principe moral inconditionné (l’impératif catégorique) impensable sans les concepts de liberté, de Dieu et d’immortalité de l’âme déduits justement de l’en-soi, et par quoi Kant identifie la vérité à la morale. »[14]

Pour justifier pareille lecture, Astor convoque le § 10 de L’antéchrist. Mais nous devons dire ici notre immense stupéfaction : Nietzsche ne fait nullement crédit à Kant d’avoir affirmé le caractère inconnaissable de l’en-soi dans l’extrait convoqué ; plus encore, le problème que pointe Astor n’est nullement celui que vise Nietzsche dans le passage en question. Celui-ci vise tout au contraire à montrer le manque terrifiant de probité de Kant en matière de théorie de la connaissance, manque de probité qui est trahi par le fait que la raison est à la fois juge et partie dans la Critique et que cela a valeur de symptôme de la malhonnêteté foncière de l’entreprise. A cet égard, Nietzsche ne vise nullement à dire qu’il fut bon de circonscrire les limites de connaissance mais il s’interroge bien au contraire sur les raisons profondes du succès d’un mensonge, c’est-à-dire du succès des écrits kantiens ; pour ce faire, Nietzsche se réfère à l’esprit théologien qui anime l’Allemagne et qui, comme tel, n’adoube que le mensonge et n’applaudit qu’à tout ce qui établit des dualismes entre le « réel » et l’ « apparence », à tout ce qui reconduit la fiction de la scission entre l’être et l’inessentiel. De ce fait, le problème pour Nietzsche n’est certainement pas d’établir l’incognoscibilité de l’en-soi, il est tout au contraire de montrer l’inanité d’une telle ambition et la dimension mensongère qui l’anime.

Il y a donc pour le moins une maladresse dans la manière d’expliquer le texte car la note donne l’impression que Nietzsche élabore une théorie de la connaissance qui viserait à exclure l’en-soi du connaissable ; or rien n’est plus éloigné de la démarche de Nietzsche qui conteste non pas la cognoscibilité mais le concept lui-même d’en-soi, procédant d’une vision théologique qui corrompt la vérité. En d’autres termes, le concept même d’en-soi fait partie des illusions les plus tenaces des théologiens et des métaphysiciens, tandis que la chosification est comme telle la projection illusoire de la croyance au moi dans l’être. Enfin, la distinction entre phénomène et chose en soi est elle-même contestée par Nietzsche et à aucun moment ce dernier ne juge qu’il serait bon de limiter les pouvoirs de la raison à un certain domaine, l’idée même de fondation de la connaissance et de circonscription de celle-ci étant étrangère à la pensée nietzschéenne. Songeons par exemple à ce passage du Crépuscule des idoles :

« L’homme a projeté à partir de lui-même ses trois « faits intérieurs », ce à quoi il croyait le plus fermement, la volonté, l’esprit, le moi – il commença par tirer le concept d’être du concept de moi, il a posé les « choses » comme « étant », à son image, conformément à son concept du moi comme cause. (…). Pour ne rien dire la « chose en soi », de l’horrendum pudendum, des métaphysiciens ! L’erreur de l’esprit comme cause confondue avec la réalité ! Et prise pour mesure de la réalité ! Et dénommée Dieu ! –[15]»

Un autre élément qui peut profondément surprendre est l’interprétation des propos de Nietzsche sur la place du hasard et de la nécessité dans l’histoire. Ainsi, le § 1 du livre premier qui montre le caractère rétrospectivement rationalisant de ce qui provenait de la « déraison » se voit-il commenté en note à travers une polémique avec Hegel qu’Astor réfère à la Seconde Considération inactuelle. Mais, une fois encore, la surprise prévaut : que Nietzsche rappelle l’atéléologie de l’histoire et le rôle du hasard est une chose, que cela s’explique par le refus intellectuel de la téléologie hégélienne en est une autre. Non seulement, il n’est pas du tout certain que le paragraphe d’Aurore puisse être référé aux propos de la Seconde Considération – et de fait, dans sa note Blondel n’y renvoie pas – mais en plus l’interprétation qui est faite du rôle de Hegel dans le texte de 1874 est tout à fait réductrice. Que reproche exactement Nietzsche à Hegel et, plus encore, aux conséquences de la philosophie hégélienne ?

Le premier point à rappeler est que Hegel n’est convoqué que pour illustrer la pensée antiquaire qui sape la confiance dans le temps présent et qui fait des contemporains des épigones tard venus. La racine de la convocation de Hegel doit donc être conçue à partir du problème de la confiance dans le temps présent, du problème d’une attitude dont la pensée hégélienne n’est jamais que le renversement par l’instauration de l’élément inverse, à savoir l’outrecuidance de se croire être un aboutissement. Et, bien plus encore, ce que Nietzsche conteste, ce n’est pas tant la question théorique de la nécessité à l’œuvre en histoire que celle des conséquences pratiques de la croyance en cette dernière :

« il [Hegel] a en revanche implanté dans les générations imprégnées de sa pensée cette admiration de la « puissance de l’histoire » qui, pratiquement, se transforme à chaque instant en une pure admiration du succès et conduit à l’idolâtrie du réel – culte en vue duquel tout un chacun s’exerce désormais à utiliser cette formule très mythologique et en outre fort allemande : « tenir compte des faits ». Mais celui qui a d’abord appris à courber l’échine et à baisser la tête devant la « puissance de l’histoire » finira aussi par opiner mécaniquement, comme les Chinois, à n’importe quelle puissance – que ce soit celle d’un gouvernement, de l’opinion publique ou du plus grand nombre – et dansera comme une marionnette au bout d’un fil, en exécutant fidèlement les mouvements qu’on lui commandera. »[16]

On voit ici très précisément le cœur du reproche de Nietzsche à l’endroit de Hegel : s’il est vrai que la téléologie confère à la réalité historique une puissance inédite, il n’est pas vrai que le cœur du reproche y soit réductible ; le nerf du problème est pratique, il porte sur la soumission qui en découle, sur le nouveau maître que crée Hegel et l’agenouillement qui en résulte. A cet égard, apparaît une fois de plus ce qui peut paraître plus que contestable dans la lecture que fait Astor, à savoir dans la réduction de la pensée de Nietzsche à un problème de théorie de la connaissance : en effet, en référant le § 1 d’Aurore au texte de 1874 sur la base d’une lecture elle-même étrange, D. Astor montre qu’à ses yeux le problème de l’histoire hégélienne est, pour Nietzsche, un problème intellectuel voire cognitif : au lieu de voir le hasard, elle surdétermine la nécessité et la téléologie ; certes, mais l’opposition fondamentale est ailleurs ; elle est dans les conséquences non théoriques de cette erreur, et de celles-ci Astor ne dit mot car la philosophie de Nietzsche se trouve embrigadée au fond dans une perspective très intellectuelle où prime la question de la connaissance et où se trouve partiellement effacée la portée pratique du contenu des croyances.

 

D : La question des notes 2 : les fragments posthumes               

 

Ainsi que nous le précisions en introduction, le choix a été fait de n’éditer que les œuvres sans les fragments posthumes dans ce second volume. Choix discutable s’il en est car cela revient à maintenir un caractère presqu’inaccessible de ces derniers compte-tenu du prix de chacun des volumes des fragments posthumes et du nombre considérable qu’ils représentent.

Néanmoins, il faut reconnaître aux éditeurs le mérite d’avoir opéré une sélection de ces fragments posthumes abondamment reproduite dans les notes ; choix parfaitement revendiqué et exposé dans la présentation du volume, il permet d’établir un réseau opérationnel et efficace entre les textes publiés et le ou les fragment(s) le(s) plus proche(s) de ceux-ci. Marc de Launay explique ainsi la démarche collective retenue par les éditeurs :

« Comme la présente édition ne publie pas l’ensemble des fragments posthumes, les appareils critiques s’efforcent d’en donner de très larges extraits afin de compléter les œuvres en mettant thématiquement et génétiquement en rapport la réflexion rédigée en vue de la publication et ses différentes strates et variantes. »[17]

Il faut reconnaître que là réside le mérite principal de cette édition : si les fragments posthumes ne figurent pas en totalité – et c’est regrettable –, il n’en demeure pas moins que les notes aident à voyager dans cette seconde couche des écrits nietzschéens et ne se contentent pas de simples renvois ; elles reproduisent les textes, citant longuement chacun d’entre eux, permettant donc de retracer l’évolution d’une pensée autant que son extension thématique.

Cela étant dit, bien que cette abondante reproduction de fragments posthumes dans les notes constitue la valeur ajoutée du présent volume, elle ne doit pas pour autant être surdéterminée ; l’ouvrage contient 1500 pages, dont 300 de notes, parmi lesquelles à peine 60 se trouvent consacrées aux fragments posthumes. De ce fait, la compensation est à la fois utile mais limitée si l’on songe que rien que pour Humain, trop humain, ce sont pas moins de 450 pages de fragments posthumes qui ont été éditées[18], et plus de 400 pour Aurore[19].

Cette sélection très restreinte de fragments posthumes ne peut d’ailleurs être effectuée que sur la base de choix interprétatifs très nets, renvoyant à une certaine lecture de Nietzsche dont nous avons dans la partie C indiqué les grands axes.

 

E : Effets pervers de nombreuses notes

 

Il nous faut mentionner un dernier point qui nous semble relever d’un effet pervers du choix inhérent aux fragments posthumes : en effet, en décidant de remplir les notes par d’abondantes citations de ces derniers, la place dévolue à l’explication des textes se trouve mécaniquement réduite. Ainsi, bien que la convocation des fragments posthumes puisse présenter une valeur parfois explicitante, elle peut en d’autres moments aggraver la difficulté de la compréhension en donnant au lecteur non plus un mais deux textes à interpréter, celui du corps de texte et celui reproduit en note car les fragments posthumes peuvent tout à fait ajouter des difficultés en plus de celles déjà présentes dans les œuvres publiées.

Pour illustrer cet effet pervers, nous pouvons convoquer le Gai Savoir et notamment le § 120. Décisif, il fournit un très grand nombre de précisions sur ce qu’il faut entendre par « santé » et du caractère perspectiviste de cette dernière qui se trouve présentée comme irréductible à une santé en soi. Dans son édition, Patrick Wotling propose une explication du texte en 25 lignes d’une très grande clarté et d’un grand secours. Montrant que la santé n’est pas le contraire de la maladie, qu’il ne s’agit pas de reconduire un énième dualisme entre deux états contraires, Wotling colle au plus près du texte et en donne le sens si l’on peut dire logique. A l’inverse, dans la note 48 que la Pléiade consacre à ce paragraphe, se jouent deux éléments pour le moins déroutants : premièrement, au lieu de commenter le texte, la note s’en prend à une interprétation « pulsionnelle » du paragraphe sans que ne soit précisé l’auteur visé ni véritablement argumentée la critique établie. De surcroît, les fragments posthumes cités en appui de la lecture ne mentionnent absolument pas le terme de « santé » ni de « maladie ». De ce fait, loin d’expliquer le texte, la note rentre dans une polémique anonyme sur la base d’un désaccord autour du rôle des instincts et de la pulsion alors même qu’il se fût agi d’expliquer ce que Nietzsche entend par santé. Le lecteur n’est ainsi nullement éclairé, et la présence des fragments posthumes se fait ici occultante.

Un autre élément très problématique des notes peut être illustré par un double renvoi : le § 206 d’Aurore produit une très célèbre critique du socialisme doublée d’un éloge peut-être ironique du colonialisme ou, plus exactement, de la conquête perçue comme « acte de nomadisme de grand style contre la machine, le capital et l’alternative qui les menace aujourd’hui : devoir choisir entre être esclave de l’Etat ou esclave d’un parti révolutionnaire. »[20] A cet égard, si Nietzsche considère que les ouvriers européens n’ont comme choix que deux formes d’esclavage comparable – soumission au machinisme industriel ou soumission au socialisme – et s’il considère que les seules formes de liberté envisageables soient alors le départ conquérant, il paraît extrêmement hasardeux de qualifier le propos nietzschéen d’ « européocentrisme colonialiste »[21]. Là se manifeste une sorte de plaquage idéologique du vocabulaire contemporain sur un texte qui, explicitement, condamne de toutes ses forces l’Europe et sa vision du monde : c’est pourquoi Nietzsche dit au sujet des ouvriers qui abandonneraient l’Europe qu’ils feraient preuve d’une « saine méfiance » à l’endroit de cette « vieille femme abrutie »[22] qu’est la vieille Europe. Parler d’européocentrisme est pour le moins surprenant au regard du texte et témoigne d’un réflexe lexical davantage que d’une lecture nuancée.

En outre, peut-on ici parler de « colonialisme » ? Là encore, les choses sont plus compliquées que ne le laisse entendre la note : l’Europe étant moribonde, la vieille femme abrutie ne générant plus qu’un « système dur et mal organisé », elle ne produit par les ouvriers que des « tendances criminelles », écrasant ces derniers sous le double joug du machinisme et du socialisme. Il ne s’agit donc pas de conquérir des territoires pour apporter la « culture », « éduquer » ou trouver des débouchés commerciaux, il s’agit au contraire de permettre, d’une part, de libérer l’Europe de ses besoins factices nés de l’ère industrielle en réduisant le poids de l’industrie, et d’autre part de convertir l’énergie des ouvriers en « un naturel sauvage et beau »[23]. Si donc les mots ont un sens, et si le colonialisme vise à justifier des prises de territoire dans un cadre politique ou économique, alors ce terme ne s’applique nullement au propos nietzschéen : celui-ci vise au contraire une déprise, une réduction de la voilure de l’industrie et des besoins factices qui en résultent, tandis qu’il ne s’intéresse aucunement au caractère politique ou étatique de la prise de territoire. Le texte s’insère tout au contraire dans une forme d’asphyxie que résume l’exclamation suivante adressée contre l’Europe : « Êtes-vous complices de la folie actuelle des nations qui ne pensent qu’à produire le plus possible et à s’enrichir le plus possible ? »[24] Y voir une européocentrisme doublé d’un colonialisme, c’est pour le moins manquer le sens explicite du texte et plaquer artificiellement une formule toute faite de l’idéologie contemporaine.

Mais le problème se redouble lorsqu’on lit dans la note les renvois qui y sont proposés, renvois qui proposent d’illustrer la manière dont Nietzsche réclame l’exploitation des hommes ; toute la subtilité du § 206 passe ainsi à la trappe et se trouve écrasée par une série de citations tirées des fragments posthumes qui, au lieu de se demander ce que signifie « respirer librement », tentent de montrer que la forme supérieure d’être suppose la machinalisation des êtres humains. La convocation de ces textes passe à côté du propos commenté.

 

Conclusion

 

Ce volume tant attendu des Œuvres de Nietzsche est pour le moins contrasté. Si l’on peut apprécier la qualité des traductions révisées, ou les chronologies établies par Pierre Rusch, les choix interprétatifs et éditoriaux qui ont été accomplis sont pour le moins discutables. Le fait de ne pas éditer en entier les fragments posthumes est dommageable ; et si une sélection utile en est faite, celle-ci se révèle parfois arbitraire, voire égarante. Les notes sont fort peu explicatives et contrastent à cet égard avec celles que proposent les éditions des mêmes textes publiées par GF. On pourra néanmoins apprécier le très louable effort de réhabilitation d’Aurore mais on s’interrogera aussi sur les motifs qui conduisent à une telle réhabilitation, motifs qui semblent étrangers à la singularité du texte. Au total, le volume se révèle en-deçà du premier, et son utilité paraît plus que limitée au regard des excellentes éditions concurrentes qui existent en poche et de la nécessité de disposer désormais des fragments posthumes en entier, pour ne rien dire de la correspondance.

[1] Cf. Nietzsche, Œuvres, volume I, Edition sous la direction de Marc de Launay, Paris, Gallimard, coll. Pléiade, 2000.

[2] Nietzsche, Œuvres, Volume II, Edition sous la direction de Marc de Launay, avec la collaboration de Dorian Astor, Paris, Gallimard, coll. Pléiade, 2019.

[3] Nietzsche, Œuvres, I, op. cit., Préface, p. XXV.

[4] Œuvres, II, Préface, p. IX.

[5] Ibid.

[6] Ibid., p. XVI

[7] Œuvres, I, op. cit., p. 1076.

[8] Œuvres, II, op. cit., p. 1288.

[9] Ibid., p. 1289.

[10] Ibid., note 2, p. 1288.

[11] Nietzsche, Aurore, Edition d’Eric Blondel, op. cit., p. 8.

[12] Ibid., p. 319.

[13] Œuvres, II, op. cit., p. 1295.

[14] Ibid., note 9, p. 1296.

[15] Nietzsche, Le crépuscule des idoles, Traduction Eric Blondel, Paris, GF, 2005, « Les quatre grandes erreurs », § 3, p. 154-155.

[16] Nietzsche, Seconde considération inactuelle, § 8, in Œuvres, I, op. cit., p. 553.

[17] Œuvres, II, op. cit., p. LIV.

[18] Cf. Nietzsche, Humain, trop humain. Un livre pour esprits libres, 2 volumes, Textes et variantes établis par G. Colli et M. Montinari, traduits par Robert Rovini, Paris, Gallimard, 1968.

[19] Nietzsche, Aurore. Pensées sur les préjugés moraux, Traduction Julien Hervier, Paris, Gallimard, 1970.

[20] Nietzsche, Aurore, § 206, p. 781.

[21] Cf. note 81, p. 1363.

[22] Ibid.

[23] Ibid.

[24] Ibid., p. 780.

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Ancien élève de l’ENS Lyon, agrégé et docteur en Philosophie, Thibaut Gress est professeur de Philosophie en Première Supérieure au lycée Blomet. Spécialiste de Descartes, il a publié Apprendre à philosopher avec Descartes (Ellipses), Descartes et la précarité du monde (CNRS-Editions), Descartes, admiration et sensibilité (PUF), Leçons sur les Méditations Métaphysiques (Ellipses) ainsi que le Dictionnaire Descartes (Ellipses). Il a également dirigé un collectif, Cheminer avec Descartes (Classiques Garnier). Il est par ailleurs l’auteur d’une étude de philosophie de l’art consacrée à la peinture renaissante italienne, L’œil et l’intelligible (Kimé), et a publié avec Paul Mirault une histoire des intelligences extraterrestres en philosophie, La philosophie au risque de l’intelligence extraterrestre (Vrin). Enfin, il a publié six volumes de balades philosophiques sur les traces des philosophes à Paris, Balades philosophiques (Ipagine).